"Ces gens sèment la terreur" : dans le Vieux-Lyon, la violence décomplexée de l'ultradroite
Son visage porte encore les stigmates de l’attaque. « Ça a été très rapide. Je ne souhaite à personne de vivre ça, déroule Ryad, l’œil bleu. Ces gens sèment la terreur. » S’il se tient là, debout pour raconter les violences du 1er février, son ami Alexis, lui, reste traumatisé. Il a dû subir vingt-cinq points de suture au visage.
Cette nuit-là, d’après le récit des trois victimes, une bande de quatre hommes d’ultradroite a provoqué une altercation dans un bar du quartier des Terreaux, à Lyon, en les visant par des insultes racistes. S’en est suivie, à la fermeture, une bagarre, marquée par douze coups de couteau. Deux hommes seront interpellés : Pierre-Louis Perrier, 21 ans et Sinisha Milinov, 22 ans. Le premier tenait le couteau, le second a porté un coup de genou. Il est une figure de l’ultradroite lyonnaise. Le 6 février, le tribunal a retenu le mobile raciste lorsqu’il les a condamnés à deux ans de prison ferme pour l’un et six mois pour le second.
Un bar réservé aux "patriotes" dans un quartier ouvert sur le mondeCette attaque et les condamnations qui en découlent pourraient être celles de trop pour les identitaires Lyonnais. Le visage moustachu de Sinisha Milinov conduit au Vieux-Lyon, devenu la base arrière encombrante de groupes violents d’extrême droite depuis un peu plus d’une décennie.
Sinisha Milinov incarne ces liens entre les extrêmes droites. Ex-porte-parole du groupuscule Les Remparts, il a été responsable de La Cocarde Lyon, un syndicat étudiant. En 2020, il se présentait sur la liste RN pour les municipales, à Villeurbanne.
À l’angle de la rue Juiverie dans le 5e arrondissement, des escaliers offrent un chemin vers Fourvière. Très vite, une porte bleue, blindée et taguée, attire l’œil. « La Traboule – Maison de l’identité », peut-on lire, sous le regard d’un lion héraldique armé d’une épée. La porte ne s’ouvre que le vendredi soir aux « patriotes » et donne un accès privilégié à un bar associatif et à une salle de boxe en sous-sol, l’Agogé. C’est le repaire des Remparts Lyon (*), dont Sinisha Milinov a été le porte-parole. Le mouvement a repris l’affaire après la dissolution, en 2021, de Génération identitaire.
Vieux-Lyon et vieux fantasmes religieuxUne retraitée sort d’un immeuble et se désole de ces voisins « peu fréquentables ». Elle s’en accommode, mais a « conseillé à [s] es amis LGBT d’éviter le coin ». Ils tapissent le décor d’un Vieux-Lyon, vitrine touristique et quartier historique de l’ancienne capitale des Gaules, qu’ils tentent de mater.Ancien QG de Génération identitaire, le bar La Traboule, dans le Vieux-Lyon, est aujourd’hui celui des Remparts. Photo Malik Kebour« Ils sont attachés à une fantasmagorie, sous la protection de la vierge, analyse Thomas Rudigoz, député (Renaissance) du 5e arrondissement. Il y a la cathédrale Saint-Jean, on est dans un fantasme autour de l’ancrage, des racines, de la tradition. » Une aberration pour Frédéric Auria, le président de Renaissance du Vieux-Lyon. « Historiquement, c’est un lieu de brassage, un quartier de rencontres ouvert sur le monde, cosmopolite. Ça ne rime à rien. »
L’étiquette de « quartier des fachos »Arrosé par la Saône d’un côté, adossé à la colline de Fourvière de l’autre, le Vieux-Lyon embrasse trois paroisses (Saint-Jean, Saint-Georges, Saint-Paul). Passage obligé aujourd’hui, poumon de la ville hier, lorsque des familles florentines en ont fait un haut lieu de la Renaissance, le quartier piéton aux rues pavées a failli disparaître. Des projets prévoyaient de dévorer les vieilles pierres que l’Unesco a rendues inestimables voilà 25 ans.
« Depuis, le tourisme de masse et certains commerces défigurent les rues », regrette Frédéric Auria. 2,5 millions de touristes viennent compter les étoiles de la rue du Bœuf, réputée pour ses tables gastronomiques. Privés de leur voiture, indisposés par les soirées bruyantes et la torpeur des étés sous les toits, les habitants fuient les logements chers, les commerces de proximité fondent et des classes ferment. 5.000 âmes peuplent encore le Vieux-Lyon. Un désamour pimenté par la fâcheuse étiquette de « quartier des fachos ».
« Je m’inscris en faux, cette ville est loin d’être réactionnaire. Les gens sont opposés à tout cela, il n’y a aucun signe distinctif d’un ralliement. »
Dans les bureaux de la MJC du Vieux-Lyon, face à la cathédrale Saint-Jean, le directeur Éric Pellaton en est persuadé, « il y a un décalage entre la résonance de ces groupes et l’adhésion de la population. » Les intimidations des membres, comme lors d’un concert de rap en 2022, l’ont conduit à renforcer la sécurité, sans transiger sur les valeurs d’un lieu « humaniste et tourné vers l’avenir », autour desquelles se rejoignent les acteurs du Vieux-Lyon, insiste-t-il.
Entre eux, la solidarité s’est renforcée en 2017. La Traboule était alors occupée par Génération identitaire depuis six ans. Autant d’années d’une percée extrémiste au gré des apparitions de plusieurs groupuscules tels que le GUD pour Groupe union défense et le Parti nationaliste français (PNF).
« Petit à petit, avec les habitants du quartier, on s’est senti étouffé et menacé. C’était devenu tellement intenable qu’on s’est exprimé. »
Cette figure du secteur, dont le commerce est posé à un jet de pierre de La Traboule, dénonce alors dans la presse ces « identitaires obscurantistes [qui] piratent l’histoire du Vieux-Lyon ». Dans la nuit du 22 septembre 2017, sa vitrine est saccagée. Douze impacts et tous les regards convergent vers l’extrême droite. « Ce jour-là, est née une entraide qui n’avait jamais existé ici, confirme Philippe Carry, devenu entre-temps adjoint à la mairie du 5e. Jusque-là, je me sentais un peu seul face à cette violence qui défigurait le paysage. »
Les critiques se dirigent vers l'ex-maire Gérard CollombL’attaque de cet horloger est suivie de près au ministère de l’Intérieur. Et pour cause, le locataire de la place Beauvau dirige Lyon depuis seize ans. S’il a radicalement transformé et modernisé la ville, Gérard Collomb, disparu le 25 novembre 2023, traîne un bilan peu flatteur sur l’ultradroite. « Il savait et il a laissé faire », tempête Philippe Carry. Plus mesuré, le député macroniste Thomas Rudigoz embraye : « Il n’avait aucune compromission, mais il voulait faire attention à l’image, il était très sourcilleux. Mais il ne faut pas être dans une forme de déni… »
En 2018, la Ville ordonne la fermeture administrative du Pavillon noir, fief du Bastion social, puis de La Traboule pendant dix-huit mois, de mars 2019 à septembre 2020.
Le 11 novembre, une violente attaque en pleine conférenceLe 6 février, alors que les deux militants d’extrême droite étaient incarcérés à la suite de l’agression raciste au couteau, la police judiciaire de Lyon menait une vague d’interpellations. Neuf suspects de l’ultradroite locale étaient placés en garde à vue dans le cadre d’une instruction judiciaire pour violences aggravées et dégradations en réunion ouverte à la suite de l’attaque contre la Maison des passages, le 11 novembre 2023.
Ce soir-là, une conférence organisée par le Collectif Palestine 69 se tenait dans les locaux de la rue Saint-Georges. Une cinquantaine de personnes ont tenté de détruire une porte à coups de barre à mine et de mortier. Il y a eu trois blessées, des dizaines de traumatisés. « On a cru que notre heure était venue », confie une participante.
A la suite de l'attaque de la conférence à la Maison des passages, sept personnes ont été mises en examen des chefs de participation à une association de malfaiteurs et participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences ou de dégradations.
Depuis la salle où s’est produite l’attaque, Nadine Chopin, la présidente de la Maison des passages, admet que ce lieu associatif qui promeut l’interculturalité depuis 2006 est une cible. « C’est émouvant pour moi de parler de tout ça, ça laisse des traces chez les individus. » Elle a déjà essuyé des attaques, il y a une dizaine d’années. Depuis, un rideau de fer a été monté, la sécurité renforcée. « Je veux bien qu’on soit un symbole de la lutte contre le repli identitaire, défend Nadine Chopin. On porte la question de l’altérité. On reste fidèle à notre projet initial. On n’a pas peur. »
« On a admis que c’était leur zone »Il en faut plus pour décourager cette femme, présidente d’un lieu porteur d’une histoire radicalement éloignée de celle que des identitaires et néonazis rêvent de réécrire. Ici, le Parti socialiste unifié du Rhône se retrouvait à la fin des années 1960 et, quelques années plus tard, en 1983, des militants préparaient entre ces murs la Marche pour l’égalité et contre le racisme.
Trente ans plus tard, des hommes cagoulés scandent des slogans racistes en pleine rue et sont parvenus à véhiculer l’idée que le Vieux-Lyon était leur territoire. « On a admis que c’était leur zone au point de modifier le tracé de la Gay Pride (en 2018, pour la première fois depuis 2010, la Marche des fiertés a été autorisée dans le Vieux-Lyon) », se désole Frédéric Auria. Devant la multiplication d’actions violentes, habitants, commerçants et associations se sentent seuls dans cette lutte. Le collectif Fermons les locaux fascistes s’est monté et un système d’alerte par message s’est bricolé entre citoyens pour rester vigilants.
Vers une fermeture de La Traboule et une dissolution des Remparts ?Depuis six ans, le groupe antifa La Jeune garde s’emploie à « faire reculer » l’ultradroite lyonnaise. Système de protection, collecte d’infos, alertes sur les réseaux sociaux, autodéfense… L’organisation traque les militants et sympathisants de ces groupuscules, estimés à 500 dans la cité. Porte-parole de la Jeune garde, Raphaël Arnault a révélé plusieurs opérations impliquant des identitaires.
« Les attaques au couteau, il y en a eu des tas, c’est leur spécialité. L’État est obligé de bouger. Le caractère raciste a été reconnu, c’est une victoire. Mais le cœur du problème reste ces locaux. On demande la fermeture. Ils se forment au combat, entre néonazis et leurs attaques partent de là. »
Un vœu répété, lundi soir, lors d’un rassemblement de soutien aux victimes de l’attaque au couteau, au pied de l’Hôtel de ville. « Faudra-t-il un mort pour que l’on ferme enfin ces lieux ? », interrogeait le collectif Fermons les locaux fascistes. Une question reprise par le maire écologiste de Lyon Grégory Doucet, mercredi matin sur France Inter. « On va attendre quoi pour véritablement mettre fin aux groupuscules d’ultradroite qui sévissent à Lyon ? » Il assure avoir écrit trois fois au [ministre de l’Intérieur] Gérald Darmanin et une fois au président de la République. Un courrier signé par les parlementaires du Rhône a été adressé à Beauvau.
La préfète Fabienne Buccio dit vouloir fermer « au plus vite » La TrabouleLa préfète Fabienne Buccio confirme vouloir fermer « au plus vite » ces lieux dès lors qu’elle disposera d’éléments assez « solides » pour « tenir après en justice ».Depuis 2011, derrière la porte bleue, plusieurs groupuscules se sont succédé dans ce qui sert « d’outil organisationnel, résume Raphaël Arnault. Ils se structurent autour de ces locaux, c’est central dans leur développement. » Les membres des Remparts Lyon pourront-ils résister à la disparition de leur bastion ? Dans le Vieux-Lyon, on veut croire que la fin est proche.(*) Contactés, ils n'ont pas donné suite.
A Lyon, Malik Kebour