Médicaments anti-obésité : la bataille à 100 milliards d’euros des laboratoires Novo et Lilly
Dans le coin gauche du ring, l’Américain Eli Lilly, 148 ans et une capitalisation boursière qui vient de dépasser les 700 milliards de dollars. Dans le coin droit, le Danois Novo Nordisk, 101 ans et une valeur en Bourse qui atteint 536 milliards de dollars - plus que le produit intérieur brut de son propre pays ! Il y a trois ans, ces deux laboratoires pharmaceutiques étaient encore poids légers, avec leurs 158 et 162 milliards respectifs. Depuis, ils sont devenus les champions incontestés de l’industrie pharmaceutique mondiale. Les géants Merck, AbbVie, Roche, AstraZeneca, Novartis et même l’ancien numéro 1 Johnson & Johnson, ne boxent plus dans la même catégorie.
Que s’est-il passé ? La révolution GLP-1, une hormone que nos intestins sécrètent naturellement et qui peut être imitée par des médicaments dits "agonistes du GLP-1", qui activent les récepteurs de cette hormone. Le premier traitement du genre, Ozempic, a été inventé par Novo dans le but de soigner le diabète de type 2 et a été autorisé aux Etats-Unis par la FDA, le gendarme des médicaments, en 2017. Mais très vite, le laboratoire danois remarque que ses clients diabétiques perdent du poids, et pas qu’un peu, avec des effets secondaires (nausées, vomissements, voire obstruction intestinale) limités. Le Graal. L’Ozempic s’avère être un coupe-faim efficace. Ou plutôt "un médicament qui provoque un sentiment de satiété", puisque depuis les scandales des médicaments amphétaminiques et assimilés comme le Médiator, le terme "coupe-faim" est équivalent à celui de "Voldemort", celui dont on ne prononce pas le nom, dans Harry Potter.
Futurs médicaments les plus vendus au monde ?
La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, la demande explose, notamment en raison de son usage détourné chez des personnes non diabétiques qui veulent perdre du poids, jusqu’à provoquer des ruptures de stock. Peu étonnant : plus d’un milliard de terriens sont en situation d’obésité, dont 650 millions d’adultes, 340 millions d’adolescents et 39 millions d’enfants. La France n’est pas épargnée, avec 17 % des adultes obèses, selon une enquête de l’Inserm. Une "épidémie mondiale", pointe l’Organisation mondiale de la Santé, qui rappelle que ces chiffres ont triplé depuis 1975 et augmentent encore. D’ici 2035, 25 % de la population mondiale pourrait être obèse.
Les analystes de la banque suisse UBS ont vite fait les calculs : les agonistes du GLP-1 pourraient devenir "les médicaments les plus vendus de l’histoire". Leurs confrères de J.P. Morgan confirment : "Ce secteur en plein essor pourrait générer jusqu’à 93 milliards d’euros de recettes annuelles d’ici 2030." Vertigineux. Mais pas autant que le coût annuel mondial de l’obésité, qui pourrait atteindre près de 3 700 milliards d’euros en 2035 - l’équivalent d’une nouvelle pandémie de covid-19 chaque année -, selon les estimations de la Fédération mondiale de l’obésité, qui prend en compte les dépenses de santé et de temps de travail perdu pour cause de maladie et de décès prématurés.
Afin de répondre à cette demande massive, Novo lance alors Wegovy, qui partage la même formule chimique et le même procédé qu’Ozempic - un stylo à injection hebdomadaire -, mais diffère par un dosage plus élevé et une indication visant uniquement l’obésité. Les essais suggèrent qu’il permet une perte de poids de 15 %. La FDA donne son autorisation en juin 2021, une première depuis 2014 pour un médicament anti-obésité. Le succès est immédiat. Dans son dernier rapport d’activité, Novo indique que ses ventes d’Ozempic et de Wegovy ont atteint respectivement 4,2 et 13 milliards d’euros en 2023.
Eli Lilly, qui accuse un sérieux retard, perd la première manche. Mais pas question pour ce spécialiste du diabète et concurrent historique de Novo Nordisk de se laisser devancer davantage. Son médicament antidiabétique Mounjaro, s’il n’est autorisé par la FDA qu’en 2022, apporte une amélioration par rapport à Wegovy. Il active les récepteurs GLP 1 mais aussi ceux de l’hormone GIP, dont les fonctions sont complémentaires. L’Américain vise juste : Mounjaro permet une perte de poids plus importante, de l’ordre de 20 %. Le laboratoire développe dans la foulée son propre dérivé pour l’obésité, Zepbound, qui décroche une autorisation de mise sur le marché aux Etats-Unis en novembre 2023, puis en décembre 2023 pour le marché européen (où il garde le nom de Mounjaro). Le succès est encore au rendez-vous. En 2023, Lilly vend pour 5,1 milliards de dollars de Mounjaro et pour 175 millions d’euros de Zepbound (en un mois seulement !).
La bataille scientifique : plus de médicaments, plus de start-up
Depuis, les deux champions se rendent coup pour coup sur le ring scientifique. Peu importe si aucun des deux ne peut satisfaire la demande mondiale, chacun veut se tailler la plus grande part du gâteau. Novo Nordisk a lancé le développement de cinq nouveaux médicaments anti-obésité. Parmi eux, Cagrisema, une injection hebdomadaire doit concurrencer Zepbound/Mounjaro en offrant une plus grande efficacité grâce à l’association des agonistes de GLP-1 et d’amyline, une autre hormone sécrétée par les cellules pancréatiques. Le Danois planche aussi sur des médicaments plus faciles à utiliser, comme des solutions orales (Oral semaglutide) qui pourraient séduire les personnes ayant la phobie des aiguilles, mais surtout éliminer les processus fastidieux de production d’aiguilles stériles.
Lilly, lui, a déjà lancé six traitements, dont l’Orforglipron, sa propre solution orale d’agoniste du GLP-1, mais aussi le Retatrutide, une injection "triple agoniste" visant les récepteurs GLP-1, GIPR et glucagon, qui se veut encore plus efficace que Cagrisema. Si les laboratoires n’affichent pas une transparence à toute épreuve concernant leurs dépenses, cette guerre est probablement très coûteuse. Selon plusieurs études, le prix de recherche et de développement d’un nouveau médicament varie de quelques centaines de millions à 4 milliards d’euros.
Et ce n’est probablement qu’un début. Les deux entreprises explorent aussi les possibles usages des agonistes du GLP-1 dans d’autres pathologies, chacune cherchant à élargir son marché. L’été dernier, Novo a publié une étude indiquant que Wegovy réduit les risques cardiovasculaires des obèses de 20 %, ce qui lui a fait gagner 50 milliards d’euros de capitalisation boursière en un jour. De récentes études suggèrent que cet agoniste pourrait aussi agir sur des maladies neurologiques. "Lilly et Novo travaillent sur Alzheimer, ce qui est peu étonnant puisque GLP-1 a un effet neuroprotecteur", indique Olivier Soula, directeur d’Adocia, une biotech spécialisée dans le diabète. "Nous explorons cette application, confirme Etienne Tichit, directeur général de Novo France. L’étude Evoke, qui suit 3 700 patients atteints d’Alzheimer, n’a pas encore livré ses résultats, mais nous espérons une activité anti-inflammatoire". Leur étude Flow, elle, porte sur l’inflammation rénale.
Le laboratoire danois s’apprête aussi à débourser 1 milliard d’euros pour acquérir Inversago, en pointe sur un médicament bloquant le récepteur cannabinoïde CB1 qui joue un rôle dans la régulation de l’appétit et pourrait avoir une efficacité dans la maladie rénale diabétique. Pas en reste, Lilly a déjà englouti pour 1,8 milliard d’euros la société Versanis, qui développe un anticorps visant à réduire les graisses tout en renforçant la masse musculaire. Un enjeu majeur, les agonistes du GLP-1 étant accusés de faire perdre trop de muscles aux patients.
La bataille de la production : toujours plus, toujours plus vite
Le match est aussi industriel. "Celui qui arrivera le premier à satisfaire la demande la plus large possible sera le mieux placé dans la bataille", constate un observateur. En février 2024, Novo a annoncé vouloir acheter Catalent pour 15,3 milliards d’euros. Cette société américaine possède plus de cinquante usines pharmaceutiques dans le monde, soit une force de frappe impressionnante. "Nous avions déjà investi 10 milliards d’euros en 2023 afin de développer nos sites de production, dont celui à Chartres (qui a reçu 2,3 milliards)", ajoute Etienne Tichit, qui prévoit une "montée en puissance de la production à partir de 2026-2028".
Lilly, lui, a déboursé "plus de 10 milliards d’euros" dans ses usines au cours ces trois dernières années, dont 2,3 milliards pour son site d’Alzey, en Allemagne. "Et nous avons injecté 160 millions d’euros dans notre usine de Fegersheim, en Alsace, afin de lancer une ligne de production à grande vitesse qui permettra d’accélérer notre fabrication de stylo injecteur pour Mounjaro", contre-attaque Marcel Lechanteur, président et directeur général de Lilly en France.
La bataille du lobbying : 457 000 repas payés à des médecins
Des médias américains ont également rapporté des dépenses dont les laboratoires se vantent moins. Selon le site spécialisé Statnews, Novo a ainsi offert plus de 457 000 repas à des milliers de médecins en 2023 afin de promouvoir ses médicaments, en particulier Ozempic. Près de 12 000 prescripteurs se sont vus offrir une douzaine de repas dans l’année, quand une centaine en a englouti plus de 50. Le tout pour 8,3 millions d’euros. "Faire manger les médecins pour qu’ils prescrivent des pilules amaigrissantes, c’est tout un concept… C’est malheureusement une pratique très commune de l’industrie pharmaceutique", rappelle Etienne Nouguez, sociologue au CNRS. Courant, mais exceptionnel à ce niveau-là, d’autant qu’il faut y ajouter les 2 millions d’euros de voyages offerts aux médecins pour se rendre à Londres, Paris, Orlando ou Hawaï. Même Lilly n’a acheté "que" 184 000 repas (3,2 millions d’euros).
Les deux laboratoires se battent aussi pour arriver en tête sur les marchés des différents pays européens. En France par exemple, chacun espère bien être le premier à obtenir un remboursement de l’Assurance maladie pour leurs injections amaigrissantes. Et dans de nombreux autres pays, ils tentent autant que possible de convaincre les mutuelles ou assureurs de rembourser leurs produits.
Pfizer, AstraZeneca, Amgen : la concurrence en embuscade
En contrôlant les sites de production et en acquérant un avantage temps considérable grâce à leurs recherches, Novo et Lilly ont pris une avance confortable. Mais ils ne pourront pas combler toute la demande. La concurrence est donc déjà en embuscade. "En pharmacologie, on appelle cela un océan bleu : un nouvel espace avec très peu de compétition où il est possible de naviguer sans limites", illustre Olivier Soula. Des dizaines d’entreprises se sont déjà jetées à l’eau, dont Pfizer et AstraZeneca. 86 autres médicaments agonistes de GLP-1 ou assimilés sont en cours de développement, selon une analyse de Statnews. Tous misent sur des bénéfices plus importants, des effets secondaires (dont la reprise de poids après le traitement) moins marqués, ou une moindre contrainte, comme Amgen qui développe une injection GLP-1 mensuelle plutôt qu’hebdomadaire. De quoi laisser espérer des traitements utiles pour des centaines de millions de patients.
De quoi espérer de futurs traitements encore plus efficaces et utiles à des centaines de millions, voire milliards de patients, mais aussi inviter à la vigilance, tant GLP-1 semble, parfois, vendu à toutes les sauces. "Ce n’est pas un médicament miracle !", se défend Etienne Tichit. Ce slogan serait, selon lui, le fait des médias. "Et face aux promesses des médicaments censés sauver le monde, il faut toujours faire preuve d’une extrême prudence", rappelle, en souriant, Etienne Nouguez.