"Un vrai test de leadership" : Biden pris au piège de l’extrême droite israélienne
Ce soir-là, à Jérusalem, ils dansent à l’idée d’un nettoyage ethnique, et Itamar Ben-Gvir, le sulfureux ministre de la Sécurité nationale israélienne, est le roi de la fête. Le 28 janvier dernier, plusieurs milliers de personnes et une dizaine de ministres se sont réunis pour fêter leur plan de "recolonisation" de la bande de Gaza, alors que la guerre fait rage dans l’enclave palestinienne. Comme Ben-Gvir, quatre autres ministres du gouvernement Netanyahou vivent dans des colonies en Cisjordanie, au mépris du droit international. Leur discours extrême, bien que rejeté par les autorités israéliennes, rend presque impossible les négociations avec le camp palestinien.
Des obstacles à la paix
A Washington, l’administration Biden a identifié cette frange la plus radicale du gouvernement israélien comme l’obstacle principal à un cessez-le-feu, sans parler d’éventuelles négociations de paix avec les Palestiniens. Joe Biden sait que Benyamin Netanyahou ne peut se passer de ces ministres d’extrême droite dans sa coalition, sous peine de perdre le pouvoir. Le président américain sait, aussi, que toute tentative d’intrusion dans la politique intérieure israélienne peut se retourner contre lui.
"L’administration Biden montre des signes d’agacement de plus en plus évidents à l’égard d’Israël, mais elle continue de travailler discrètement, en coulisses, sans activer les leviers massifs dont elle dispose", souligne Aaron David Miller, qui connaît par cœur les pièges de la politique américaine vis-à-vis d’Israël. Cet ancien conseiller Moyen-Orient a travaillé pour deux administrations, sous George Bush Senior et Bill Clinton, qui ont tenté d’interférer dans la politique israélienne. "A chaque fois, cela a été un échec total", rigole aujourd’hui l’ex-diplomate. Il garde un souvenir amer de l’élection de 1996 en Israël, quand Bill Clinton avait invité Shimon Peres à la Maison Blanche un mois avant le scrutin : "Cela nous est revenu en pleine figure, Netanyahou l’a utilisé en campagne et il a été élu Premier ministre pour la première fois… Nous, les Américains, sommes vraiment mauvais quand il s’agit d’intervenir sur la scène intérieure israélienne."
L’équation du moment s’avère particulièrement complexe pour Biden, qui doit aussi affronter le verdict des urnes en novembre. Et la guerre dans la bande de Gaza lui fait perdre des points, quoi qu’il fasse : la gauche du parti démocrate lui reproche son laxisme face aux bombardements israéliens contre les civils, quand Donald Trump promet de soutenir encore davantage Israël dans la destruction du Hamas s’il est élu. "Quand il était vice-président, Biden a observé Obama aller au clash avec Netanyahou, sans succès, et de plus il n’a aucune envie d’apparaître comme anti-Israël avant la présidentielle, estime Joe Macaron, expert du Moyen-Orient au Wilson Center. Il veut pousser délicatement Netanyahou à infléchir sa position, mais ça ne peut pas fonctionner puisque leurs intérêts ne sont tout simplement pas alignés."
Malgré l’impasse politique, Joe Biden ne reste pas sans ressources. Le 1er février, il a signé un décret présidentiel sanctionnant "toute personne compromettant la paix, la sécurité et la stabilité en Cisjordanie", en d’autres termes les colons israéliens coupables de violences contre les Palestiniens. A la première lecture du décret américain, les colons ont haussé les épaules et plaisanté, se croyant à l’abri de décisions prises de l’autre côté de l’Atlantique. Mais quatre d’entre eux ont déjà vu leurs comptes gelés, les banques israéliennes suivant les injonctions du gouvernement américain. "Il s’agit d’un signal important envoyé par le président Biden, suggère Steven A. Cook, spécialiste du Moyen-Orient au Council on Foreign Relations, à Washington. Après s’être tenus au plus proche d’Israël dans sa guerre à Gaza, les États-Unis indiquent qu’il est temps de penser au jour d’après et qu’ils ne veulent en aucun cas revenir au statu quo. L’administration Biden pousse pour faire un gros coup diplomatique et signale qu’elle reconnaît que les Palestiniens sont menacés par les colons, ces derniers étant encouragés et protégés par des ministres israéliens."
Pour un ministre israélien, les sanctions américaines sont "une campagne antisémite"
Trois jours après la signature du décret américain, Itamar Ben-Gvir criait ainsi sa colère dans le Wall Street Journal, s’en prenant directement au président américain. Du jamais-vu pour un ministre israélien en exercice. "Au lieu de nous soutenir à 100 %, Biden est trop occupé à fournir de l’aide humanitaire et du combustible [à Gaza], puis tout est récupéré par le Hamas, raconte le ministre de la Sécurité nationale au journal new-yorkais. Si Trump était au pouvoir, les États-Unis auraient un tout autre comportement." Le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, lui aussi un colon de Cisjordanie, embrayait en qualifiant les sanctions américaines de "campagne antisémite". Face à ces sorties, unanimement critiquées par la classe politique israélienne, Netanyahou a été contraint de rappeler qu’il n’avait "pas besoin d’aide pour gérer les relations d’Israël avec les États-Unis", sans pour autant prendre de sanctions contre ses alliés encombrants.
Ces derniers jours, la presse américaine fait part de la frustration grandissante de Biden envers Netanyahou, qu’il aurait qualifié de "p** de mauvais gars" en privé, d’après Politico. Puis, le 8 février, alors que le gouvernement israélien annonçait la préparation de son offensive sur Rafah, où sont massés 1,3 million de Palestiniens, le président américain perdait son sang-froid à la Maison Blanche, estimant en public qu’Israël avait "dépassé les bornes" dans la bande de Gaza. "De nombreux innocents meurent de faim, de nombreux innocents se retrouvent en difficulté et meurent, a clamé Joe Biden. Cela doit cesser !"
Pour l’instant, néanmoins, il n’est pas question pour l’administration américaine de retirer son soutien à l’offensive israélienne dans la bande de Gaza ou de limiter son aide militaire. "Sur le dossier israélien, Biden perd beaucoup de sa crédibilité en politique étrangère, estime Joe Macaron, du Wilson Center. C’est un vrai test de leadership pour lui, peu importe l’issue de cette guerre : il doit dire clairement quelle direction les États-Unis veulent prendre sur ce dossier, ce qu’il n’a pas été capable de faire ces dernières semaines." Comme Israël, Biden se retrouve pris au piège de Gaza.