Brutes, racailles et sauvageons: le quotidien des enseignants
Les élèves ne sont pas les mêmes, disent les pédagos. À élèves différents, pratiques diverses, ajoutent-ils. Oui — mais ils ne disent pas ce que tous les enseignants constatent : les « apprenants » sont désormais incontrôlables.
Ma consœur Mara Goyet, qui enseigne l’Histoire-Géographie, s’est fait connaître au fil des années 2000 par des ouvrages pertinents sur le collège — et écrits avec moins de hargne que les miens, ce qui la rendit plus fréquentable. Entre autres : Collèges de France, Fayard, 2003 ; Tombeau pour le collège, Flammarion, collection Café Voltaire, 2008 ; Collège brutal, Flammarion, collection Café Voltaire, 2012 ; Finir prof. Peut-on se réconcilier avec le collège ?, Robert Laffont, 2023.
Et voici que cette dame, qui sait tenir une classe, confiait à Facebook il y a quelques jours :
« C’est une réflexion un peu étrange que je me suis faite hier soir après une heure de cours un peu éprouvante. Je me suis dit que j’allais y repenser après une « bonne nuit de sommeil ».
« Depuis deux ou trois ans, j’ai le sentiment qu’un verrou a sauté. Une partie des élèves nous parle de plus en plus mal. Comme on ne parle ni à un professeur, ni à un adulte. Comme on peut sans doute parler à ses parents en pleine crise d’ado. Et encore.
« C’est un mélange de mépris, de contestation, de plainte et de dénonciation de grave injustice. Dans ces moments-là, l’enseignant est à la fois rien et un bourreau. Ce qui est le plus étrange c’est que cela peut venir d’élèves que l’on a aidés, que l’on aime bien, avec lesquels on peut tout à fait avoir un lien. J’ai vécu l’an dernier ce retournement de manière spectaculaire avec une élève que j’aimais et soutenais beaucoup.
« J’enseigne depuis 27 ans dont 11 ans en ZEP, je ne découvre donc pas la potentielle violence de certains élèves. Mais là, j’ai le sentiment que c’est un peu différent. Il ne s’agit pas d’altercations ni de confrontations. Cela peut se dérouler dans un contexte serein et cela ne prend pas forcément l’aspect d’une crise. »
Et de s’enquérir : « Vous avez des idées ? »
Déconfiture
Ses pistes personnelles ne sont pas à négliger : « L’idée qui m’est venue hier c’est qu’il y a un lien avec l’assassinat de Samuel Paty. Si la majorité de l’opinion voit désormais le courage, la solitude et l’investissement des enseignants, une autre a pris toute la mesure de leur vulnérabilité. Certains élèves n’aiment pas les victimes. Le terme est une insulte. Une faute. Une faiblesse. Une victime se doit donc d’être victimisée ou méprisée (elle est responsable de son état ; prof est un métier de lâche ; d’ailleurs, lors des minutes de silence pour Samuel Paty, les élèves sont en général polis mais beaucoup ne semblent pas spécialement concernés). Quand on ne se laisse pas faire, il y a un retournement immédiat qui consiste à se victimiser soi-même (« pourquoi moi », « qu’est-ce que j’ai fait », « pourquoi c’est toujours moi », « ça se fait pas »). »
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J’ai fait ma petite enquête auprès des collègues en exercice dans des zones difficiles — mais qui ne sont pas forcément labellisées ainsi.
L’une met en cause le confinement : en deux ans d’école supprimée ou bancale, les élèves ont perdu l’habitude d’écouter, voire tout simplement d’être assis. Ils s’étonnent encore de ne pas pouvoir se lever pour aller chercher un Coca dans le frigo.
Une autre pense à l’extrême féminisation du corps enseignant. Et de préciser — pour mettre les points sur les i : « Quand j’étais en collège en banlieue parisienne, il y a une bonne quinzaine d’années, les collègues femmes et moi avions déjà nettement plus de problèmes de discipline (ou même de statut) que les « collègues hommes ». Et oui, c’est certainement lié aussi (pas seulement mais aussi) à un certain type de public qui a une relation particulière aux femmes, et carrément compliquée aux « femmes de savoir ». »
Une autre, qui enseigne en CPGE, note : « Il y a certainement aussi une perte de limites, d’autorité, que mes collègues de prépas scientifiques constatent désormais y compris avec les élèves de ces prépas en cours de maths ou physique. En français ou philo, c’était habituel depuis que j’y suis (14 ans), et cela s’est aggravé. Mais je l’imputais au fait de ne les voir que peu, d’être une matière à faible coefficient — comme la musique ou le dessin en collège…
Mais donc les élèves qui n’écoutent pas, ne bossent pas et de surcroît contestent (et s’imaginent qu’ils sont brillants), il y en a désormais en prépas… »
Enfin, telle enseignante en IUT se trouve en butte à l’hostilité pas même camouflée des Musulmans locaux, qui ne tolèrent pas qu’une femme leur enseigne quoi que ce soit. Quand de surcroît elle a les cheveux courts, on l’identifie immédiatement comme « gouine », ces adorables bambins adultes n’étant jamais à court d’un cliché.
J’ajouterai la prépondérance éducative, à la maison, des théories (et pratiques) de l’enfant-roi, qu’il soit considéré comme HPI (forcément puisqu’il est intenable) ou tout simplement comme le petit mâle auquel ses sœurs et sa mère doivent obéir. La gifle se fait rare, la fessée est proscrite. Il en est à la maison comme à l’école : désormais, on écoute ce que le petit morveux croit avoir à dire : les femmes sont impures et la terre est plate.
Les raisons d’une déconfiture ne sont jamais uniques. Elles sont multi-factorielles. Mais il y a un axe de lecture qui n’a pas été pris en compte dans cette recherche des causes d’ensauvagement : c’est le facteur-temps. L’évolution vers la sauvagerie et la bestialité n’a pas été régulière. Elle s’est singulièrement accentuée depuis quelques mois.
Certes, la situation s’est lentement dégradée depuis une dizaine d’années. Le confinement a donné un coup d’accélérateur — mais au fur et à mesure que l’on reprend en main les élèves laissés en jachère pendant deux ans, cela devrait se tasser. Or, la situation s’est brutalement aggravée à la rentrée de septembre, plus encore à celle de janvier.
L’après-Nahel
Début septembre, certains élèves étaient encore dans l’exaltation de leur joli coup de pseudo-émeute et de vrais pillages de début juillet. Ils avaient fait entendre leur puissance collective, face à des forces de l’ordre qui n’osent plus réagir — et ont d’ailleurs l’ordre de rester passive.
Depuis début janvier, c’est bien pire. En cause, le parti-pris pro-Gaza de nombre d’élèves musulmans. Déjà qu’il fallait gérer ceux qui niaient la Shoah (une invention des Juifs, comme chacun sait), il faut désormais faire avec ceux qui affirment que les bébés jetés dans les fours sont un pur mensonge israélien. Encouragés par des leaders politiques qui ne savent plus où ils ont rangé leur gauche, ils arrachent les photos placardées d’otages israéliens, et se lancent dans des campagnes de manifestations systématiques — tous les samedis. Et je passe sur les déferlantes de graffitis et autres bombages.
Spontanées, ces manifestations hurlantes ? Je n’en crois rien. Celles qui se déroulent dans la rue, avec haut-parleurs, banderoles et musique, sont soigneusement préparées. Aucune improvisation. Un orchestre clandestin s’est saisi de cette opportunité pour lancer à l’assaut de notre civilisation en général et de l’Ecole en particulier des hordes à intellect minimal et pulsions chauffées à blanc. Le moindre incident, la moindre mauvaise note, la moindre contestation de leur pouvoir de brutes sont autant de prétextes à protestations violentes, qui infailliblement amènent les parents à faire chorus avec leurs chers bambins si malmenés par le Système. Les agressions contre les surveillants, l’administration et les enseignants ne se comptent plus — sinon, chaque semaine, sur les cinq doigts de chaque main. On n’enseignait plus, depuis longtemps, qu’en atmosphère tendue. On ne bosse plus désormais qu’en atmosphère survoltée. En fait, on ne travaille plus du tout.
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Il en est des élèves comme des supporters de foot (ce sont d’ailleurs souvent les mêmes) : ils s’alignent sur le comportement et les vociférations des plus bêtes — et le terme de « bête » n’est pas gratuit : ils ont renoncé au langage, ils sont passés à l’étape du cri inarticulé, et désormais l’étape suivante est le coup porté avec une spontanéité touchante… Après « À mort l’arbitre ! », on est passé à « À mort le prof » — et Samuel Paty ou Dominique Bernard portent témoignage du fait que ce ne sont pas des métaphores.
Alors, je pose une question très simple : jusqu’à quand les autorités tolèreront-elles que l’on assassine des enseignants — et continueront à s’étonner que l’on ait des problèmes de recrutement ?
Dernier point. Les cours d’« empathie », dans ces circonstances, risquent fort d’avoir un effet négatif. Les proies, désignées à la collectivité, ne connaîtront aucun apaisement — et les enseignants, qui ne sont pas partie prenante de l’empathie universelle, paieront les pots cassés des hormones réfrénées : le harcèlement vis-à-vis des profs, qui sont le fait des élèves et des parents, qui via Pronote envoient des messages insultants aux enseignants et à leur hiérarchie, parfois en pleine nuit, est en expansion lourde. On sait comment cela peut finir.
Quant aux groupes de niveau que devrait générer la fin du collège unique, ils risquent, s’ils ne sont pas gérés d’une main légère et avec beaucoup d’intelligence, avec des passerelles d’un groupe à l’autre tout au long de l’année, d’enfoncer les élèves les plus turbulents — qui sont neuf fois sur dix les plus faibles — dans une spirale descendante. Ils commenceront par dire « Je suis parmi les nuls parce que je suis noir / maghrébin / manouche. Et ils se vengeront. Ils savent qu’ils peuvent compter sur leurs parents, et sur leurs « grands frères ».
Interrogations abyssales. C’est peut-être la raison pour laquelle Mara Goyet, après avoir émis des questionnements fondés, a supprimé de sa page tout ce que j’ai reproduit ici — et que j’avais sauvegardé immédiatement après parution.
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