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Февраль
2024

Qui est Sprints, la sensation postpunk venue de Dublin ?

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Avec un premier album incendiaire à la puissance cathartique, les Irlandais marchent sur les traces des plus grands noms du moment, Idles et Fontaines D.C. en tête.

Dublin, fin novembre 2023. Jack Callan, le batteur de Sprints, nous donne rendez-vous devant l’hôtel Clarence, mitoyen du Workman’s Club, salle de concert où les groupes de rock du coin ont l’habitude de faire leurs premières armes. Avec sa petite moustache, sa voix cassée et sa gueule, Jack aurait pu tenir un rôle dans Peaky Blinders aux côtés de son compatriote Cillian Murphy (prononcez Killian). Après de brèves présentations, on longe la Liffey, le fleuve qui traverse la ville, et on remonte Capel Street, au nord, direction l’appartement de Karla Chubb, chanteuse et parolière du groupe.

Le bâtiment, situé dans un quartier où la mixité sociale est valorisée, ressemble à une cité universitaire. Le genre où logent les étudiant·es Erasmus. Karla y vit depuis près de quatre ans avec sa fiancée, sa collection de guitares, ses amplis et son chat, un animal flippé avec des grands yeux ronds qui déguerpira à la seconde même où l’on posera le pied dans le petit corridor qui mène au salon. Elle nous reçoit comme elle recevrait un vieux copain et s’excuse pour le bordel (quel bordel ?), prétextant que ces derniers mois, prise dans la bourrasque du succès de son band, elle n’a pas eu l’occasion d’y passer beaucoup de temps, dans son deux-pièces.

Une année 2023 marathon

Le soir même, Sprints doit jouer dans la zone privatisée d’un centre commercial pour une marque d’alcool. Tous les groupes font ça parce que ça met du beurre dans les épinards, mais personne n’aura à se vider une canette de bière sur la tête comme Iggy Pop dans ses moments les plus fauchés. Pour l’occasion, il·elles ont dû composer une chanson avec New Jackson, un DJ dublinois qui a aussi un projet folk à côté. “J’ai écrit les paroles il y a dix minutes alors qu’on sait depuis des semaines que ce truc est prévu. C’est juste qu’on a été très occupés”, nous informe Karla, avec une bouille de mauvaise élève qui sait très bien qu’elle s’en tirera avec les honneurs.

Ce concert sera d’ailleurs le dernier d’une campagne 2023 marathon. À vue de nez, une quarantaine de dates en Europe, au Royaume-Uni et aux États-Unis, dont une vingtaine en festivals. En 2022, Sprints a même ouvert pour Liam Gallagher à Belfast. Pas mal pour un groupe qui, quand on les rencontre, n’a pas encore sorti son premier album (il est paru ce 5 janvier) et dont les premiers singles ont été dévoilés un mois avant la pandémie, début 2020.

Comme leurs grands frères dublinois de Fontaines D.C., Sprints a d’abord forgé sa réputation sur scène

Une trajectoire comme celle de la bande à Karla ferait rêver n’importe quelle formation rock. “Quand j’étais ado et que je voyais ces groupes partir en tournée et jouer leurs chansons, je n’imaginais pas une seconde que c’était un truc qui pourrait m’arriver un jour. Et là, c’est vraiment en train de se passer”, nous raconte Jack.

Le parcours de Sprints ressemble à bien des parcours, mais si on se raccroche à l’histoire récente, on ne peut s’empêcher de penser à celui de Fontaines D.C. Comme leurs grands frères dublinois, Karla, Jack, Colm O’Reilly (guitare) et Sam McCann (basse) se sont d’abord forgé une réputation sur scène, empruntant la voie royale des festivals de showcases pour attirer l’attention du public et des professionnel·les goguenard·es.

La grande cause du rock irlandais

Cette année, Sprints a ainsi joué à Eurosonic, aux Pays-Bas, au Great Escape, à Brighton, ou encore au festival Iceland Airwaves, à Reykjavík, tout pareil que Fontaines D.C., que l’on avait suivis dans la capitale islandaise en 2018, où ils avaient donné un concert dans le lobby d’une auberge de jeunesse transformé en chaudron bouillonnant. À l’époque, Grian Chatten et sa bande n’avaient que quelques singles en poche et voyageaient seuls, sans roadie, à la démerde.

Au petit matin, sur le chemin du retour et tandis que le soleil n’avait pas encore dardé ses premiers rayons sur l’île volcanique, on leur filait même un coup de main pour porter leur flycase à l’aéroport. Comme on le fera avec Sprints ce soir de novembre, à Dublin, contribuant ainsi une fois encore à notre humble échelle à la grande cause du rock irlandais.

Karla se souvient : “Aujourd’hui, on a l’impression que ça a été facile pour nous, mais en coulisses on a travaillé incroyablement dur. N’importe qui te le dira. Dès le début, on a passé un temps considérable à contacter tous les groupes, les salles et les festivals pour choper des premières parties et des headlines. On a écrit à tout le monde. D’une certaine manière, on était devenus autosuffisants. Le groupe est vite devenu notre bébé autant que notre business. C’est pour ça que les gens nous ont remarqués, parce qu’on était passionnés. L’ambition a toujours fait partie de nous.”

C’est le label indépendant britannique Nice Swan Records qui signe Sprints en premier. Une structure plutôt spécialisée dans les sorties de singles et d’EP, comme autrefois Speedy Wunderground, et qui fait beaucoup pour l’indie outre-Manche (au Royaume-Uni, comme en Irlande). Quant à l’album, il sort chez City Slang, label basé à Berlin au catalogue prestigieux (Caribou, Tindersticks ou encore King Hannah, sensation rock venue de Liverpool qui avait marqué l’année 2022).

Une guitare playskool pour Noël

Ce deal va leur permettre de se consacrer à temps plein à la musique et de mettre entre parenthèses leurs études pour certain·es ou leur job alimentaire, avec lesquels il·elles devaient composer jusqu’ici. “Notre voyage dans le monde de la musique s’est fait selon un principe de sérendipité, poursuit Karla. On n’a pas fait d’école, on n’a pas pris de cours du soir, on a juste appris à jouer de nos instruments dans l’urgence du moment. On a eu une scolarité ou des jobs, disons, normaux. Notre envie de devenir musiciens n’était pas dissimulée, mais il faut admettre qu’il nous a fallu un peu de temps avant d’assumer de nous y consacrer à temps complet.

Et maintenant on fait ça depuis combien de temps, quatre ans ? Tout ça en bossant à côté, en cherchant des partenaires, sans compter cette foutue pandémie qui a bouleversé nos plans et mis à l’épreuve notre anxiété. Malgré tout ça, on est là aujourd’hui. J’ai hâte de voir ce qu’on va faire maintenant qu’on n’a plus cette pression d’avoir un job pour bouffer. Ça va être un test. Tu imagines, revenir d’un festival à l’autre bout du monde sans devoir faire l’effort de se lever le lendemain pour aller au boulot ? On va avoir plus de temps à consacrer à notre musique et à nos proches.”

“C’est plus cool de dire qu’on a eu le déclic lors d’un concert, plutôt que d’expliquer qu’on s’emmerdait” Karla

Les quatre membres de Sprints se connaissent depuis belle lurette. Jack et Colm ont même traversé un bout de Russie ensemble il y a quelques années, à bord du Transsibérien. Karla, elle, regarde en boucle Rock Academy (2003) de Richard Linklater, avec Jack Black, et écoute Nirvana et Guns N’ Roses. Aujourd’hui, elle se revoit réclamer des guitares à ses parents à tout bout de champ quand elle était gosse. Pour nous le prouver, elle nous colle sous le nez une photo d’elle en pyjama un matin de Noël. Elle doit avoir 6 ans à tout casser et brandit une gratte Playskool. Dans la presse, on a pu lire que ces jeunes gens qui ont passé leur jeunesse à monter des groupes ont eu le déclic Sprints à l’issue d’un concert de Savages.

“C’était en 2015 ou en 2016, lors d’un festival en Irlande, précise Jack. À l’époque, on faisait plutôt de la musique qui donnait dans l’indie folk. Quand on est reparti de là, on s’est dit qu’artistiquement ça serait pas mal d’aller plutôt vers cette forme d’expression.” Karla : “C’est plus cool de dire qu’on a eu le déclic lors d’un concert, plutôt que d’expliquer qu’on s’emmerdait, alors on a fait une chanson un jour dans un garage et ça a donné un groupe.

Il y a eu Savages, certes, mais il y a surtout eu Gilla Band. Mais comme c’est le bassiste du groupe, Daniel Fox, qui produit notre album, on a arrêté de citer le groupe à tout bout de champ pour ne pas l’embarrasser.” Jack : “Et puis c’est pas tant la musique en elle-même qui nous a interpellés que l’énergie qui s’en dégageait.” Ce à quoi Karla ajoutera que la puissance cathartique de Savages, Gilla Band ou encore les textes sans filtre d’Idles ont changé les perspectives et fait sauter les verrous de sa timidité.

La colère et le vieux monde

“Ça a été comme une sorte d’étincelle. La musique n’était alors plus seulement une question de songwriting, mais aussi une affaire de performance. Tout le monde n’est pas poète comme Grian Chatten, lui est né pour ça. Gilla Band, Idles, Savages, il y avait ce truc cathartique, cette intensité. Joe Talbot, sur les deux premiers albums d’Idles, parle ouvertement de la mort de sa mère, du système de santé défaillant. Il est vraiment allé loin dans l’expression des choses. Chez Gilla Band, il y a ce flux de conscience avec des textes absurdes, sans véritable sens. Parce que faire sens n’a jamais été le but. L’objectif, c’est justement d’extérioriser. Capturer ce moment de pureté.”

Il est 17 heures, l’heure de se bouger en vue du show de ce soir. Sur le chemin, on s’arrête dans un pub, le J. Mcneill’s. Pas vraiment un pub rock, plutôt un pub où l’on assiste à des open mics de musique traditionnelle irlandaise au coin du feu. Au comptoir, que des habitué·es. Karla commande trois pintes de Guinness. Il faut attendre que les dernières mousses soient bien remontées avant de les boire, puis faut pas tarder sous peine de les voir perdre de leur fraîcheur. Il y a beaucoup de colère dans la musique de Sprints, qui remonte à la surface comme la mousse de cette bière locale qui a la couleur d’un trou noir dans l’hyperespace. L’occasion d’apprendre qu’à Dublin, “to be pissed” ne veut pas dire être énervé·e, mais être bourré·e.

Une semaine avant notre venue, les rues que l’on remonte avec Jack et Karla ont été le théâtre d’émeutes d’extrême droite, ciblant des lieux fréquentés par des populations immigrées, après qu’un type a poignardé des passant·es près d’une école. Preuve qu’en Irlande comme ailleurs en Europe, la frange la plus mortifère des idéologies politiques ne se sent plus pisser. La musique de Sprints parle de l’anxiété de la jeunesse et conspue les politiques mortes-vivantes d’un vieux monde rance. Du paradoxe de cette cohabitation inconfortable entre un monde qui écrase et une jeunesse qui exulte, surgit la lumière d’un espoir pour un monde meilleur.

Letter to Self (City Slang/PIAS). Sorti depuis le 5 janvier. En concert à L’Ubu, Rennes, le 8 février ; au Krakatoa, Mérignac, le 9 ; au Point Éphémère, Paris, le 10.