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Январь
2024

Loi immigration : quand les juges font de la politique malgré eux

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Le Conseil constitutionnel (CC) a censuré plus d’un tiers des articles de la loi immigration débattue fin 2023, en grande partie issus des amendements déposés par Les Républicains (LR), sous prétexte qu’ils seraient des "cavaliers législatifs", c’est-à-dire sans lien avec le projet de loi initial. Pour les uns, il s’agirait d’un "coup d’Etat de droit" ou d’un "hold-up démocratique". Pour les autres, une affirmation satisfaisante de la suprématie du droit. Critique du "gouvernement des juges" ou apologiste de la "bouche de la loi", chaque camp tient sa position dans cette guerre qui fait rage au sein de nos institutions. A y regarder de plus près, cependant, ce supposé "coup d’Etat" n’a pu avoir lieu que grâce à la complicité d’autres acteurs qui tous concourent à dévaloriser le Parlement, et in fine à fragiliser l'équilibre des pouvoirs.

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La formulation de l’article 45 de notre Constitution, qui a servi de fondement juridique principal à cette censure partielle, s’avère particulièrement éclairante dans la mesure où cet article a fait l’objet d’une révision en 2008 dont les conséquences se font sentir aujourd’hui. Son premier alinéa, "tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux assemblées du Parlement en vue de l’adoption d’un texte identique", a en effet été complété par la phrase suivante : "Sans préjudice de l'application des articles 40 et 41, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis." (nous soulignons).

Or cette modification ne semble pas avoir pas été comprise de la même façon par les uns et les autres, qu’il s’agisse des responsables politiques ou des juristes. Dans La Constitution (édition 2022), les constitutionnalistes Guy Carcassonne et Marc Guillaume estiment que par cette formulation, "le constituant de 2008 a réagi à ce qu’il estimait être l’excès de rigueur du Conseil constitutionnel. Ce dernier se montrait de plus en plus sévère à l’égard des articles additionnels (...). C’est donc pour assouplir cette rigueur (...) qu’est désormais posé un nouveau principe, selon lequel on se contentera d’un lien 'même indirect'. Voilà qui, sans être totalement déraisonnable, satisfait les parlementaires." La même interprétation semble avoir été retenue par le sénateur Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat, qui a commenté dans un tweet faisant suite à la décision du CC : "Pourquoi Laurent Fabius refuse-t-il d’appliquer la réforme constitutionnelle de 2008 qui a élargi le pouvoir d’amendement des parlementaires en première lecture d’un texte, ce qui permet de voter des articles qui ont un lien indirect avec l’objet de la loi ? Comment oser prétendre qu’il n’y a aucun lien entre l’immigration et le délit de séjour irrégulier ou le regroupement familial ?" Et en l’espèce, cette dernière remarque est frappée au coin du bon sens.

Censures arbitraires

Néanmoins, dès 2008, d’autres analyses estimaient au contraire que la modification de l'article 45 allait fragiliser le droit d’amendement des parlementaires ! Alors que le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, l’UMP Jean-Luc Warsmann, l’avait défendue, Jean-Jacques Hyest, également membre de l'UMP et rapporteur du texte au Sénat, s’y était opposé. Ce dernier craignait en effet, en pratique, une restriction du droit d’amendement. Il estimait que la jurisprudence constitutionnelle de l’époque, bien stabilisée, autorisait une interprétation plus ouverte et plus favorable aux prérogatives des parlementaires, puisqu’elle admettait tous les amendements qui n’étaient "pas dépourvus de tout lien" avec l’objet du texte examiné. Le droit d’amendement se trouvait ainsi plus largement garanti, selon lui, par la jurisprudence du CC que par l’article 45 dans sa formule modifiée. Il avait fait amender le texte en ce sens, mais la mesure avait ensuite été réintroduite au cours de la navette puis adoptée au Congrès.

Dans les faits, depuis quelques années, le CC a confirmé la craintes de Hyest, faisant une lecture de plus en plus stricte de l’article 45, tandis que les assemblées elles-mêmes, via les présidents de commissions, appliquent de plus en plus strictement la jurisprudence constitutionnelle. C’est sans doute en partie en raison de l’inflation législative, la quantité d’articles et d’amendements ayant explosé avec l’augmentation du nombre de groupes parlementaires ou encore l’allongement de la durée des débats.

Dans ce contexte, les censures sur la base de l’article 45 ne sont pas toujours compréhensibles, quand elles ne semblent pas arbitraires. Comme le notent Guy Carcassonne et Marc Guillaume, le Conseil constitutionnel a ainsi censuré 36 cavaliers dans la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté qui comportait initialement 41 articles et, après son adoption et avant son examen au Conseil, 224. Il en a été de même avec la censure de 19 cavaliers de la loi "Logement" du 23 novembre 2018 qui comprenait 65 articles dans le projet initial du gouvernement et 234 au terme de la procédure parlementaire, ou avec la censure de 25 cavaliers dans la loi d’accélération et de simplification de l’action publique qui était passée de 50 à 175 articles.

Présidentialisation excessive

Pour toutes ces raisons, la décision rendue par le CC sur la loi immigration n’est pas forcément surprenante. Le gouvernement, de son côté, a bien anticipé l’attitude du CC, puisque dans sa saisine, il a invité assez clairement le CC à se fonder sur l’article 45, écrivant qu’il "s’en remet à la sagesse du CC quant au respect par le législateur du premier alinéa de l’article 45 de la Constitution". Dans ce contexte, soit Les Républicains n’ont pas pris toute la mesure de l’évolution de la jurisprudence, et se retrouvent pris au piège d’une disposition qu’ils ont eux-mêmes défendue par le passé, soit le président de la Commission des lois du Sénat a laissé passer des amendements qui auraient été irrecevables en temps normal, laissant le CC faire le travail.

Ces observations suggèrent que notre régime politique paie le prix d’une présidentialisation excessive, laquelle alimente à son tour la juridicisation des débats. Il n’est pas interdit de penser que certains de ceux qui, au sein de la droite, ont défendu la révision de l’article 45 en 2008, avaient pour ambition d’asseoir plus encore le pouvoir gouvernemental, lequel n’est jamais loin, dans notre pays, du présidentiel. Mais à l’époque, la droite était majoritaire et persuadée de n’être jamais détrônée. Ce faisant, cette révision n’a pas tant offert davantage de pouvoir à l’exécutif qu’au CC lequel, comme toute institution autonome, se saisit des possibilités qu’on lui octroie. Or s’il est excessif de prétendre que les juges du CC font intentionnellement de la politique, il se trouve qu’inévitablement, en s’accordant le droit de censurer sur la forme de cette manière des articles de loi portant sur un sujet aussi crucial que l’immigration, ils en font malgré eux. Résultat, l’instance représentative par excellence, celle à laquelle le peuple délègue son pouvoir, le Parlement, reste sans voix, ce qui alimente l'impression, tout comme la réalité, d'une impuissance publique.

Tout l’enjeu actuel réside de ce fait dans le rééquilibrage des pouvoirs en faveur du Parlement. En l’espèce, celui-ci souffre de deux principaux handicaps. D’abord, sa faiblesse intrinsèque face à l'exécutif. Les propositions de lois à l’initiative de parlementaires, dans une Ve République présidentialisée, sont peu nombreuses et aboutissent rarement. Des propositions de lois portant sur l’immigration devraient voir le jour au Sénat à partir des mesures censurées. Mais pour être discutées, elles devront être inscrites à l’ordre du jour, ce dernier dépendant dans les faits des priorités du gouvernement.

Empêcher les Sages de faire de la politique

Ensuite, le Parlement peut être contrecarré par le CC mais celui-ci n’est, dans les faits, contrecarré par aucune autre instance. Dans les dernières décennies, l'État de droit au sens strict, c’est-à-dire un État dans lequel la puissance publique est soumise aux règles de droit, s’est vu renforcé via l’accroissement du contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité. Mais cela s’est fait au détriment de l’équilibre des pouvoirs nationaux. Or cet équilibre propre aux démocraties libérales, qui organise les relations entre le "peuple", le "pouvoir" et le "droit", relève de l’Etat de droit au sens large. Comme l’expliquait le philosophe Pierre-Henri Tavoillot dans nos pages, "la démocratie a trois piliers : le peuple, le droit et l’Etat. Il faut qu’ils se maintiennent dans une situation d’équilibre sans que l’un ne prenne le pas sur les deux autres. Quand le droit prend le pas sur les deux autres, on obtient une nomocratie - c’est ce qui se passe notamment au niveau européen. Quand c’est le peuple, on aboutit au populisme. Quand c’est l’Etat, à l’illibéralisme."

On cite souvent Montesquieu, à raison, pour faire l'éloge des contre-pouvoirs en général et de celui du droit en particulier : "C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! La vertu même a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir." Ce raisonnement vaut donc tout autant pour les contre-pouvoirs dont l'importance s'accroît, en l’espèce pour le CC, lequel n'agit pas toujours comme un contre-pouvoir mais aussi comme un nouveau pouvoir, et mérite pour cette raison d'être limité. Plus largement, c'est au nom de l'Etat de droit au sens large qu'il faut pouvoir encadrer l'Etat de droit au sens strict.

Pour redonner du souffle à la loi dans la pratique, on pourrait, comme le suggérait de façon pertinente un rapport publié par GenerationLibre, octroyer au Parlement une plus grande maîtrise de l’ordre du jour, ce qui permettrait aux propositions de lois des parlementaires d'avoir plus de chances d'être examinées et adoptées. Quant à l’ascendant du CC, il faudrait, puisqu’il est inédit dans notre histoire, y opposer un contre-pouvoir qui reste à inventer, lequel, tout en conservant les avancées récentes et louables de l’Etat de droit, empêcherait les Sages de faire, malgré eux, de la politique.