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Январь
2024

Manuel Vilas : “L’écrivain ne prend pas parti, il pose des questions et c’est au lecteur de les résoudre” 

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L’auteur espagnol dresse un beau portrait de femme libre qui collectionne les amant·es mais aime pour toujours son mari décédé. Rencontre autour d’un texte qui mêle questions intimes, philosophiques et politiques.

Irène, veuve richissime, multiplie amants et amantes car dans le plaisir elle connaît parfois la sensation, fugace, de retrouver son mari décédé. Il s’appelait Marcelo et elle l’aime toujours d’un amour absolu. Alors elle se lance dans une fuite éperdue qui la conduit de l’Espagne à l’Italie en longeant les côtes françaises, et dans chaque ville balnéaire où elle séjourne elle répète le même schéma : choisir sa proie d’une nuit et profiter de la vie.

L’absence de problèmes d’argent lui donne une indépendance totale et lui permet d’évoluer dans un environnement luxueux. De passage à Paris pour quelques jours, Manuel Vilas explique que c’était bien là son propos, parler de plénitude et de liberté. 

Des concepts philosophiques qu’on trouvait déjà dans son travail autobiographique, découvert en France avec Ordesa, prix Femina étranger 2019, et Alegria (2021), publiés par les Éditions du sous-sol. Ce nouveau roman sert aussi de cadre à l’exploration d’un amour qui ne s’altère pas, celui qu’Irène porte à Marcelo quand elle se souvient de leur lien jour après jour.

Un deuil impossible

Alors qu’on le rencontre par une après-midi glaciale, Vilas confie devant un thé brûlant que c’était bien le point de départ du roman, observer la possibilité d’un amour total. “D’habitude c’est toujours la même chose : pendant deux ou trois ans il y a la passion puis elle s’use. Je voulais raconter un couple où il n’y a pas cette oxydation. Cela dit, tous les romans sont des romans d’amour. La civilisation occidentale n’a pas trouvé d’autre sujet qui puisse plus intéresser les gens”. Irène questionne pourtant le thème d’une manière originale, que nous ne révélerons pas puisqu’elle prend tout son sens à la fin du livre. “Ce dernier paragraphe, c’est ce dont je suis le plus fier. Il explique qui est cette femme”, s’enthousiasme Manuel Vilas.

On lui fait remarquer qu’il s’agit surtout d’un livre sur un deuil impossible, et que le sujet est central chez lui. Il confie : “Personnellement je pense tous les jours à mes parents décédés. Chacun de nous reste en contact avec des êtres chers qui ne sont plus là, c’est un des mystères de la condition humaine. Les morts te rappellent que tu vas mourir sans avoir compris ce qu’était la vie. C’est ce qui me procure le plus de douleur et face à ça, ma seule solution est d’écrire.” 

Freud était un penseur plus avisé que Marx

Mais il y a autre chose dans Irène : à travers ce portrait d’une femme qui peut se payer ce qu’elle veut et juge les hommes à la marque de leur montre, l’auteur propose une réflexion sur les rapports de pouvoir. Il met en garde pourtant sur une lecture trop politique de son travail : “Je ne dirais pas s’il s’agit d’une critique du libéralisme. L’écrivain ne prend pas parti, il pose des questions et c’est au lecteur de les résoudre. Mais j’écris des romans qui reflètent le monde et je me retrouve toujours englué dans des questions politiques”.

Et quand on insiste, il se marre. “Vous savez, finalement Freud était un penseur plus avisé que Marx. Aujourd’hui, les hommes politiques sont guidés par des pulsions freudiennes. Je vais prendre un exemple : en Espagne, à la gauche du parti socialiste était né il y a quelques années Podemos. C’était inespéré, des gens qui avaient vraiment des valeurs de gauche. Podemos s’est détruit pour un problème d’ego. Ses dirigeants se sont battus entre eux, non pas sur des questions politiques, mais pour savoir quel type de responsabilité gouvernementale ils auraient. Ils ont offert un spectacle qui a bien montré ce triomphe de Freud sur Marx. Notre satisfaction personnelle est plus importante que ce qui se passe dans le monde. C’est ce que j’observe et je veux que ça puisse ressortir dans un roman.” 

Le franquisme en toile de fond

Pourtant il y a une faille dans cette histoire. Marcelo est né en Italie car son père avait dû quitter l’Espagne durant le franquisme. Un exil décrit comme enchanteur, car le père menuisier se retrouve à Cinecittà à travailler avec Fellini, ce qui va déterminer la future existence de Marcelo lui-même. Manuel Vilas soupire : “Pour un auteur espagnol, il est impossible d’écrire sans parler du franquisme. C’est un poids énorme. Il y a une honte en fait, de penser qu’il ait pu y avoir une dictature qui dure aussi longtemps. Ce régime de militaires et d’évêques a humilié les gens. Et c’est présent chez tout le monde.”

Irène de Manuel Vilas, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon (Éditions du sous-sol),  23,50 €.  En librairie.