“La Ferme des Bertrand”, cinquante ans dans le dur quotidien paysan
Du cinéma documentaire de Gilles Perret, on connaissait surtout son rapport organique au présent, sa capacité à capter les différents bouleversements et colères qui secouent notre époque. Dans le puissant J’veux du soleil, coréalisé avec François Ruffin, le documentariste parvenait même à une double acuité : capturer pour la première fois sur le grand écran la séquence politique des Gilets jaunes, tout en nous faisant parvenir ces images alors que l’insurrection était toujours là, devant nous. Le cinéaste court-circuitait ainsi le traditionnel temps de fabrication d’un film, ce dernier souffrant toujours d’un décalage entre le moment de sa prise de vue et sa diffusion.
Par un troublant hasard cette fois, le cinéma de Perret vient à nouveau se percuter au présent le plus brûlant. Alors que le mouvement contestataire des agriculteur·rices prend de l’ampleur en France et déstabilise l’exécutif, le réalisateur sort ce mercredi La Ferme des Bertrand, vibrant hommage rendu aux métiers agricoles sans en éluder l’extrême précarité qui les met en péril.
Dans cette grande fresque transgénérationnelle racontant le destin d’une ferme en Haute-Savoie à travers différentes époques, le documentariste prouve qu’il est tout aussi à l’aise pour filmer le temps qui passe et le poids des années sur une existence. En retraçant cinquante ans de la vie d’une ferme où s’entremêlent les époques (1972, 1997, puis de nos jours), la caméra de Perret part de l’intimité d’une vie au travail pour saisir en arrière-plan les grands bouleversement sociaux, technologiques et politiques qui chamboulent son quotidien.
Des samouraïs qui ont tout sacrifié pour la terre
Par sa façon de toujours réactualiser son regard sur la profession, de saisir comment chaque nouvelle génération de travailleur·ses se distingue de la précédente, que ce soit par ses convictions, ses attentes ou ses nouveaux modes de travail, La Ferme des Bertrand raconte comment la vie à la ferme dessine avant tout un rapport au monde.
De la rudesse des années 1970, où trois frères célibataires, Joseph, André et Jean, prennent les rênes de la ferme, aux derniers jours avant leur retraite en 1997 (images issues du premier documentaire de Perret, intitulé Trois frères pour une vie), en passant par l’héritage laissé à la nouvelle génération, la caméra sait le travail physique dans toute sa dureté, la façon dont il détruit petit à petit le corps (deux des trois frères mourront quelques semaines après le début de leur retraite, tandis que le survivant, André, magnifique sage moustachu, déambule aujourd’hui le corps boiteux, bousillé par le travail).
De ces trois samouraïs ayant tout sacrifié pour la terre – aussi fiers de leur œuvre que nourrissant le regret d’être passés à côté d’une vie –, le film consume toute sa puissance romanesque de grande saga sur la ruralité.
La Ferme des Bertrand, de Gilles Perret. En salle le 31 janvier