Devenus les objets sexuels de leurs parents : l'atroce quotidien de six enfants au cœur d'un long et difficile procès à Nevers
Quatre enfants sales et maigres, qui manquent souvent l’école. Ils vivent à Nevers, puis dans un hameau de la campagne nivernaise. Jusqu’en 2020, lorsque les trois plus âgés sont placés. Dans ce nouveau cadre, une souffrance souterraine affleure, des attitudes dérangent.
Clara [tous les prénoms sont modifiés, y compris ceux des accusés, pour ne pas conduire à l’identification des parties civiles, pour lesquelles la loi requiert un anonymat absolu] confie à sa famille d’accueil qu’elle est troublée quand elle rencontre des hommes. "Je veux les voir nus." Elle n’a pas 12 ans révolus.
Un doigt sur sa bouche, il murmure : "Chut, ne pas dire"Une art-thérapeute l’aide à extérioriser ce qui la ronge. Elle se dessine avec ses grands frères, Éliott et Mathieu, et ajoute des flèches en direction des bouches et des parties génitales. Les éducateurs gagnent sa confiance. Elle révèle les pratiques incestueuses dans une maison où des films pornos passent régulièrement sur la télé du salon, où les parents obligent les enfants à se promener nus, où ils font parfois l’amour devant eux…
Clara accuse son père, Marc, qui la saisissait par les hanches quand elle sortait de la douche et la jetait au sol pour "faire du sexe". Sa mère, Solène, n’est pas un refuge. Son omniprésence est déviante. Elle interdit toute intimité à ses enfants. Elle rase les poils pubiens de sa fille dès leur apparition. Elle fait la toilette des garçons à un âge très avancé. Elle leur tire le sexe en guise de punition.
Le 24 janvier 2021, une "information préoccupante" est transmise à la justice. Elle conduit au placement du dernier de la fratrie, Léo, qui n’a que 7 ans. Interrogé sur ce qu’il a vécu avec ses frères et sœur, il met un doigt sur sa bouche et murmure : "Chut, ne pas dire".
Violée par "plusieurs hommes", "des femmes filmaient"Avec l’éloignement, la consigne s’évapore. Les quatre enfants parlent. Léo, avec ses mots, raconte que son père faisait "crac-crac" avec sa sœur et qu’elle tentait de le repousser. Il est confié à une famille d’accueil où vit, depuis 2016, Benoît, 17 ans. Leurs deux familles étaient voisines à Nevers. Ces retrouvailles ravivent des angoisses chez l’adolescent.
L'horreur de soirées "entre amis" dans la Nièvre : des enfants violés, contraints à se violer entre eux, filmés…
À son tour, il dénonce des viols par son père, Étienne, et des soirées où des adultes venaient pour assister aux abus perpétrés sur les mineurs. Il ajoute que son père le violait une fois par semaine et qu’il le contraignait à violer Éliott et sa propre petite sœur, Alexandra.
Dans cette famille aussi, le silence était imposé par la violence. Alexandra, 13 ans, en garde une cicatrice à une lèvre, souvenir d’un jet de bouteille au visage, pour un mot de trop. Elle dénonce des attouchements du quotidien devant la télévision et de ces soirées avec des "invités". Elle entrouvre la porte mentale de la pièce où elle était violée par "plusieurs hommes", tandis que "des femmes filmaient".
Il bloquait l'entrée de la chambre où elle était violéeElle parvient à identifier fortuitement un participant, Jérôme, car son domicile de Varennes-Vauzelles se situe sur le trajet de l’école adaptée où elle se rend désormais. Elle supplie les encadrants de ne plus passer par là. "C’est l’un de ceux qui me faisaient du mal." Il bloquait l’entrée de la chambre où elle était violée. Il aurait aussi profité d’une sortie à la pêche pour la tripoter.
Les gendarmes exposent les confidences des enfants aux travailleurs sociaux, qui ne sont pas étonnés. Lors d’une visite médiatisée, l’un d’eux a vu Marc mettre une main aux fesses de sa fille. Étienne a laissé un souvenir tout aussi malsain. Une enseignante se souvient des "Grosse pute ! Gros tas !" qu’il lançait à sa fille et de ses regards systématiquement braqués sur les poitrines féminines.
Le 8 juin 2021, Marc, Solène, Étienne et Jérôme sont placés en garde à vue. Les soirées pédophiles sont des inventions, déclarent-ils aux gendarmes. Ils se décrivent les uns les autres comme de bons parents. L’incarcération et l’instruction n’y changent rien. Chaque interrogatoire remplit un plein seau de dénégations et d’évitements.
"J’essayais de ne pas trop les taper…"La main aux fesses de Clara devant les éducateurs ? Un geste "non sexuel". Sa "défloration ancienne" attestée par un examen médical ? Le résultat du fait qu’elle "se touchait souvent le sexe lorsqu’elle était petite". Marc se considère comme un père "souple".
"J’essayais de ne pas trop les taper, de ne pas trop les insulter, de les cadrer…", lâche-t-il au juge. Il se reprend vite : il n’y a eu de coup qu’une fois. Et la pornographie est un sujet tabou chez lui. D’ailleurs, il n’en regarde jamais… Le magistrat met sous ses yeux une expertise démontrant qu’il y en a sur son disque dur. Il se dit "surpris".
Comme Étienne, il a connu une enfance sans père. Les experts y verront la source d’une incapacité à intérioriser la symbolique de cette fonction. Sur un plan plus terre à terre, les deux hommes de 48 et 51 ans, formés pour devenir maçon et cuistot, laissent vite tomber la vie active, se contentant de vivre des revenus sociaux.
La mère fait pression sur des témoinsMarc a six enfants avec Solène, 47 ans. Les deux premiers leur sont retirés en 2000, après l’hospitalisation de l’aîné qui, laissé sans surveillance, a ingéré un stupéfiant. Ils ne récupéreront jamais la garde et les quatre enfants suivants feront l’objet d’un suivi, jusqu’au placement de 2020, pour des carences éducatives, alimentaires et hygiéniques.
L’entourage du couple décrit Marc comme immature et effacé par rapport à Solène. Celle-ci est, d’ailleurs, désignée par les enfants comme tout aussi coutumière des agressions sexuelles. Cela va de la masturbation au baiser sur la bouche, quand ils veulent simplement poser un bisou sur sa joue. Elle aurait aussi filmé des viols lors des soirées chez Étienne. D’abord placée sous contrôle judiciaire, elle est incarcérée lorsque les enquêteurs apprennent qu’elle contacte des témoins pour qu’ils modifient leurs dépositions.
Étienne, pour sa part, vit seul avec sa progéniture depuis le départ de leur mère, en 2010, en raison de ses violences et de ses colères. À l’instar de Marc, il esquive les questions des experts sur sa sexualité. Le psychiatre avance néanmoins une conclusion radicale :
Son intérêt addictif pour le monde virtuel (les jeux vidéo violents) et pour la visualisation d’images à contenu sanglant ou sadique (les films d’horreur, dont il dit être passionné), fait évoquer l’hypothèse d’une organisation perverse de son affectivité, avec la notion de plaisir érotisé lorsqu’il est confronté à des situations de souffrance assénée à autrui.
Ses réfutations des crimes dénoncés par les enfants s’opposent aux témoignages de proches, qui compilent ses comportements et propos inappropriés. Il est connu, par exemple, pour clamer à qui veut l’entendre que "dès 14 ans, les jeunes filles savent déjà tout du sexe".
L’élément le plus à charge provient des aveux du dernier accusé dans ce dossier : René, 65 ans, hébergé par Étienne pendant quelques semaines et présent lors d’un viol commis sur Benoît. "Je vais le défoncer celui-là", réagit le père lors d’une confrontation. Jugé pour non-dénonciation de crime, René, ancien plâtrier peintre est devenu SDF après sa sortie de prison, en 2015, à l’issue d’une longue peine pour… un viol sur sa fille mineure.
Un accusé autiste, dont la responsabilité fait débatJérôme, enfin, a le profil le plus déroutant. Il souffre d’autisme. Ses acquis scolaires sont quasiment nuls. Il vit de l’AAH, dans son propre appartement, celui devant lequel Alexandra ne veut plus passer. Il nie avoir participé à la partie de pêche, où il aurait agressé sexuellement la petite. Des témoins le contredisent. Il nie avoir tenu la porte de la chambre d’où sortaient des cris d’enfants lors d’une soirée chez Étienne. Des témoins le contredisent encore.
Les experts considèrent que ses troubles limitent ses capacités d’analyse des situations. Le psychiatre considère même que son discernement était aboli et qu’il est irresponsable pénalement. Le psychologue ne va pas si loin, citant sa capacité à comprendre et à répondre à des questions complexes durant l’enquête.
Pas d'affabulation des victimes, selon les expertsIl reste que Jérôme se dit innocent. Comme les autres adultes de ce dossier. Il faut en déduire que les enfants mentent ? Ou qu’ils sont, comme plusieurs l’ont dit, les jouets de travailleurs sociaux adeptes du "bourrage de crâne" ? Dans quel but ? Pour avoir plus d’enfants à gérer dans des services déjà noyés sous un flot continu de drames intimes ?
L’instruction ne donne pas de crédit à ces assertions. Le magistrat signale que les expertises ne trouvent pas trace d’affabulation dans les récits des parties civiles. Au contraire, ils observent des "cassures psychiques nettes dans leur développement", caractéristiques de la survenue de traumatismes majeurs. Lorsqu’ils n’étaient plus des enfants, même plus des personnes, juste des objets. Des outils pour la satisfaction de déviances pédophiles. Des poupées sexuelles.
Une suite devant la justice des mineurs
Cette affaire n’est pas bouclée. Le délai d’appel court sur dix jours. "J’espère qu’il n’y en aura pas", formule maître Martine Goncalves, avocate de Clara. "Ce serait une épreuve douloureuse supplémentaire. Ma cliente n’a déjà pu assister qu’à la moitié des débats. C’était trop difficile de venir chaque jour."
D’autant que ce n’est pas fini pour elle et son frère Éliott, qui va passer de l’autre côté. Elle l’accuse de viols perpétrés sans pression ni menace des adultes. Il reconnaît des caresses. Elle maintient l’existence de pénétrations. "C’est bien que ce procès ait eu lieu avant", note maître Antoine Fourcade. "Il a permis de comprendre dans quel environnement il a grandi, dans un rapport particulier aux autres, sans interdit." Un cadre familial aussi dysfonctionnel influe, mais n’enlève pas tout libre-arbitre à Éliott, considère le juge d’instruction dans son renvoi du jeune homme devant un tribunal pour enfants.
Benoît a également été mis en cause pour des viols, sur Éliott justement. Il a bénéficié, lui, d’un non-lieu, son père ayant usé à chaque fois de contrainte morale et physique. "N’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force à laquelle elle n’a pas pu résister", dit le code pénal.
Bertrand Yvernault