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Январь
2024

“Madame Hofmann” : le nouveau film de Sébastien Lifshitz fait l’événement du Festival des Arcs

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Écrire que le nouveau documentaire de Sébastien Lifshitz raconte le quotidien de Sylvie Hofmann, infirmière en chef d’un service d’oncologie (service médical spécialisé dans les tumeurs cancéreuses) en poste depuis quarante ans à l’Hôpital Nord de Marseille, est à la fois dire tout et rien de ce film magnifique.

Tout, parce que la caméra est chevillée au corps de la soignante ; elle la suit dans son travail épuisant, surtout au cours de l’épidémie de coronavirus durant laquelle le film a été tourné, et dans sa vie privée, qu’elle partage entre sa mère atteinte d’un cancer et son compagnon qu’elle retrouve dans les Alpes tous les quinze jours, souffrant, lui, de comorbidité cardiaque.

Un rapport au réel modifié par la pandémie

Rien, parce que Madame Hofmann parvient surtout, par le prisme de son sujet individuel, à raconter avec une rare acuité une série de mutations qui nous concernent tous·tes, à commencer par la façon dont le coronavirus a modifié notre rapport au réel.

Le film s’ouvre sur une suite de vues urbaines diurnes désertées de toute présence humaine. Avant l’an 2020, ces plans auraient évoqué un état post-apocalyptique du monde, façon 28 jours plus tard de Danny Boyle (2002), mais aujourd’hui ces plans n‘évoquent plus qu’une chose : la pandémie. Comme pour glisser de cette dimension macro du film à son point de vue micro, c’est alors qu’elle écoute les (mauvaises) nouvelles à la radio qu’on découvre Madame Hofmann.

Un corps médical souffrant

Au début du documentaire, Sylvie a le corps qui lâche face au surmenage auquel il est soumis à l‘hôpital. Ce corps médical (l’expression n’a jamais semblé si adéquate) est atteint d’une inexplicable surdité, comme si, face à l’incurie des pouvoirs publics et aux vagues de contamination qui se succèdent, son organisme avait fini par décider de ne plus rien entendre.

Loin d’être un conte, la vie de Sylvie Hofmann est un modèle de sacrifice. Alors qu’elle s’apprête enfin à prendre sa retraite (sujet d’autant plus contemporain depuis la récente réforme), elle (et on) se le demande : quel sens donner à une vie passée, majoritairement en compagnie d’autres femmes, elles aussi sous-payées, à prendre soin de malades ?

Récemment, le cinéma documentaire a plus que d’habitude poussé les portes de l’hôpital (Notre corps de Claire Simon, De humani Corporis Fabrica de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, tous deux sortis l’an dernier), comme s’il s’agissait de saisir l’institution à un tournant que le film de Lifshitz pointe avec justesse.

Un sens à la vie ?

Le vieillissement de la population, l’allongement de l’espérance de vie, les avancées de la médecine couplés à la baisse de l’investissement de l’État qui voit l’hôpital comme une entreprise devant être rentable, l’attractivité du secteur privé, le faible niveau de rémunération des soigant·es et le manque de main-d’œuvre qualifiée nous mènent droit dans le mur.

En plus de cette mutation de la santé publique, le film a aussi une dimension plus existentialiste. Chaque jour confrontée à la mort, Sylvie se demande quel sens donner à sa vie une fois la retraite arrivée, et surtout comment préserver cet ex-corps médical, qu’elle vient enfin de récupérer pour elle. Elle se demande aussi comment anticiper ce cancer du sein qui la menace héréditairement comme une épée de Damoclès, qui la ferait passer de l’autre côté de la barrière du soin, ce qu’elle veut à tout prix éviter.

L’irruption du jeu

Madame Hofmann est enfin une réflexion sur le sens qu’on donne au travail, en observant là aussi une mutation, puisque, pour les jeunes infirmier·ères qui travaillent sous les ordres de Sylvie, il est impensable d’avoir la même carrière que leur aînée, d’endosser le même sacerdoce. Cette opposition trouve une amusante acmé dans une des plus belles scènes du film où, en guise de “cérémonie” pour le départ de leur cheffe, les infirmières se livrent à une joyeuse bataille de fluides (eau, gel hydro-alcoolique, bétadine) dans les couloirs de l’hôpital.

L’irruption du jeu dans un tel endroit, le détournement ludique du matériel de soin et l’extrême naturel avec lequel la caméra capte ce moment en font une séquence suspendue, dont l’importance charnière dans la vie de Sylvie est éclatante. C’est comme si au moment de rendre sa blouse et d’entamer une nouvelle vie, elle repassait par l’enfance et elle disait adieu à ses outils en les soustrayant à l’usage qu’elle en a fait quarante années durant.

Avec son regard azuré et sa chevelure dorée, Sylvie est, comme elle le dit, riche des “milles vies” vécues pendant sa carrière. Reste à présent à entamer la sienne, en dehors de son métier et en pleine conscience de sa mortalité. Avec son art tendre et puissant du portrait, Sébastien Lifshitz signe un nouveau film bouleversant et passionnant.

Dans le reste du festival, marqué en compétition par le sacre de Slow de Marija Kavtaradze, que nous n’avons pas vu, on retiendra 20 000 espèces d’abeilles de Estibaliz Urresola Solaguren, un film touchant sur une enfant transgenre, le plutôt réussi Explanation for Everything de Gabor Reisz, vu en compétition et récompensé par le prix d’interprétation et le Prix Cineuropa, et enfin des avant-premières prestigieuses aux pieds des pistes de skis, notamment de La Bête de Bertrand Bonello, de La Chimère d’Alice Rohrwacher ou du sublime nouveau film d’Andrew Haigh, Sans jamais nous connaître.