Langues régionales : pourquoi elles ne sont pas des "déformations du français"
Cette semaine, j’ai décidé de vous faire travailler un peu. Alors, pour commencer, lisez ce court extrait du Petit prince :
"– Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli…
– Je suis un renard, dit le renard."
Et maintenant, lisez ce même extrait, rédigé en normand :
"– Qui que t’es ? que dit lé p’tit prince. T’es byin jouli…
– Jé sis eun goupi, que dit lé goupi."
Si vous en concluez que la seconde formulation est du "français déformé", j’ai une mauvaise nouvelle pour vous. Avec une telle affirmation, vous seriez à coup sûr recalé lors de n’importe quel examen de linguistique. La bonne réponse est en effet celle-ci : comme l’italien et le roumain, le français et le normand représentent deux évolutions différentes du latin. Le premier est devenu langue officielle d’un Etat, pas le second ? Certes. Cela ne fait en rien de ce dernier un "patois", mais une langue non officielle. C’est tout.
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Reste une question : à partir de quel moment doit-on considérer que l’on se trouve face à deux variantes d’une même langue ou à deux langues différentes ? Les scientifiques, bien sûr, ont défini des critères pour tenter d’y voir clair, à commencer par la notion d’"intercompréhension". Prenons l’exemple d’un Parisien découvrant un texte écrit en japonais. A priori, il n’y comprendra rien et l’on peut en conclure que le japonais et le français sont deux langues différentes. Imaginons maintenant que ce même Parisien converse avec un Genevois. Ce dernier dira peut-être "nonante" et non "quatre-vingt-dix", mais l’intelligibilité sera quasi parfaite ; il s’agit donc de la même langue.
Jusque-là, tout va bien. Hélas, cela ne suffit pas à régler le problème, et ce pour plusieurs raisons.
En premier lieu, il existe des situations intermédiaires. Imaginons qu’entre deux parlers, la compréhension soit de 40 %, de 50 % ou de 60 %. Faut-il en déduire que l’on se trouve face à deux variantes d’une même langue ou face à deux langues différentes ? Il est évidemment impossible de trancher cette question de manière nette.
L’autre problème est qu’en la matière la politique s’en mêle. "Un Danois et un Norvégien peuvent dialoguer sans difficultés, mais l’indépendance des deux pays les a conduits à promouvoir chaque parler local comme langue nationale", écrit le linguiste Michel Launey, dans un ouvrage remarquable* auquel j’ai déjà fait allusion ici. La situation inverse existe également. Un Algérien ne comprend pas un Libanais ? L’arabe n’en est pas moins considéré comme une seule et même langue en raison de la volonté de nombreux habitants du Maghreb et du Proche-Orient de constituer un seul peuple (face à Israël, notamment).
Pour ne rien arranger, il circule sur ce sujet un grand nombre d’idées reçues, particulièrement en France. Cela ne date pas d’hier, cela dit : après un voyage dans le sud du pays, Racine avait affirmé que le provençal était un "mélange" d’italien et d’espagnol. Or si vous avez bien suivi, il s’agit tout simplement de trois évolutions différentes du latin.
Ce qui est vrai, c’est qu’il existe parfois des différences modestes entre certains parlers. Dans ce cas, il est possible de les qualifier de dialectes d’une même langue – ce qui, en théorie, n’a rien de péjoratif. Ainsi, le français était à l’origine l’un des dialectes de la langue d’oïl - pour simplifier, l’évolution du latin au nord de la Loire - qui comprend aussi le normand, le lorrain, le picard, le franc-comtois, etc. Pourquoi a-t-il fini par s’imposer ? Non pas en raison de supposées qualités linguistiques exceptionnelles, mais tout simplement parce qu’il était la langue du pouvoir. "Si la France s’était formée à partir de Poitiers, c’est le poitevin qui serait actuellement notre langue officielle et occuperait tous les espaces aujourd’hui dévolus au français", souligne Michel Launey. Et soyons-en sûrs : il ne manquerait pas d’"intellectuels" pour affirmer que l’idiome de Paris n’est qu’un patois sans intérêt…
Il est donc essentiel de bien comprendre ceci : au fil des siècles, les langues ont une tendance spontanée au changement et, en conséquence, à la diversification. Voilà deux mille ans, les ancêtres des Italiens, des Français, des Espagnols, des Portugais et des Roumains parlaient tous, avec des nuances, l’idiome commun de l’Empire romain. Aujourd’hui, leurs descendants ne se comprennent plus du tout. Et ce qui est vrai des 5 "grandes" langues l’est aussi de toutes celles qui, sans disposer forcément d’un statut officiel, n’en sont pas moins filles légitimes du latin, qu’il s’agisse de l’aragonais en Espagne, du sicilien en Italie, du mirandais au Portugal, etc.
Il faut donc imaginer cette famille linguistique comme un arbre, dont le tronc serait le latin et qui aurait pour branches l’ensemble des langues romanes. Un ensemble où la France joue un grand rôle puisqu’elle possède, outre le français et les autres langues d’oïl déjà citées, le catalan, le corse, le franco-provençal l’occitan et ses variantes (à moins qu’il ne faille considérer ces dernières comme des langues différentes ? Certains défendent cette thèse), voire les différents créoles d’outre-mer à base française. Des langues issues du même rameau, qui se sont peu à peu différenciées, et qui, toutes, sont aussi estimables les unes que les autres.
Je laisse la conclusion de cet article à Michel Launey : "D’un point de vue scientifique, le français n’est pas plus génial, plus clair ou plus pur que les autres, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de qualités et n’est pas digne d’admiration. Simplement, il est inutile de chercher de mauvaises raisons pour l’aimer alors qu’il y en a tant de bonnes". A méditer.
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* La République et les langues, par Michel Launey (éd. Raisons d’agir).
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Tout et son contraire : de nouveaux exemples
A la suite de la publication de mon infolettre de la semaine dernière, Florian Levy, correcteur en orthographe, m’a fait découvrir son site "N’ayons plus peur des mots", qui recense notamment un grand nombre de "paradoxes langagiers". En voici deux exemples : "BAGATELLE n.f. Somme d’argent considérable. – Somme d’argent peu importante." "RAVIR v.t. Porter à un état de bonheur extrême. – Emmener de force, prendre par violence." Bien d’autres sont à découvrir.
Nous ne parlons plus gaulois, mais quelque 10 000 noms de lieux nous auraient été légués par cette civilisation, et non des moindres, qu’il s’agisse de Lyon, de Paris, de Toulon, de Rennes, des Vosges, du Médoc, de la Savoie ou des Flandres. Telle est en tout cas la thèse que défend Jacques Lacroix, professeur agrégé, docteurs ès lettres et civilisations, fervent défenseur de notre héritage celte.
Le Grand Héritage des Gaulois, par Jacques Lacroix (éd. Yoran Embanner).
Vers un espace occitano-catalan ?
Au tournant des années 2000, l’intellectuel occitan Robert Lafont lançait l’Eurocongrès des espaces occitan et catalan par ce rappel historique : au XIIIᵉ siècle, la croisade contre les Albigeois a brisé "les relations bimillénaires qui faisaient des Pyrénées un lien pour les hommes et non une frontière". La construction européenne permettra-t-elle à ces espaces de retrouver leurs anciennes logiques, à travers une eurorégion Pyrénées-Méditerranée ? Tel était le thème d’un colloque dont les actes sont rassemblés dans cet ouvrage coordonné par Alain Alcouffe, Joël Raimondi et l’association Euroccat.
Agaches. 20 ans de l’Eurocongrès 2000, sous la direction d’Alain Alcouffe et Joël Raimondi (éd. Euroccat).
Apprendre le provençal à Aix, c’est possible… et c’est gratuit (avec le bon lien)
(Le lien indiqué la semaine dernière aboutissait à une page d’erreur. Je republie donc cet article en espérant que celui-ci fonctionne.)
Sous l’égide de la ville d’Aix-en-Provence, deux heures de cours de provençal sont dispensées gratuitement tous les mercredis, de 15 heures à 17 heures, par Annie Bergèse. Renseignements auprès de l’Oustau de Prouvènço, parc Jourdan, 04-42-26-23-41.
À REGARDER
Zahar Ele, Zuhur Ele, par Pantxis Bidard et Primael Montgauzi
L’un est Basque, l’autre Gascon. Ils ont travaillé ensemble pendant les rencontres d’Astaffort, en 2022, sous la supervision bienveillante de Francis Cabrel. Pantxis Bidard chante en basque, Primael Montgauzi en gascon. Ensemble, ils ont créé ce titre, bouleversant. Ecoutez !
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