Dérives sectaires : "Le projet de loi provoque des remous, cela montre qu’il dérange"
La lutte contre les dérives sectaires est un chemin semé d’embûches. A la fin de l’année dernière, le gouvernement a présenté une vaste stratégie pour enfin s’opposer aux gourous en tout genre qui pullulent ces dernières années, en particulier ceux qui "investissent les champs de la santé, de l’alimentation, du bien-être, mais aussi du développement personnel". Une de ses pierres angulaires : le projet de loi concocté par la secrétaire d’Etat à la Citoyenneté de 2022 à 2023, Sonia Backès, porté ensuite par sa successeure, Sabrina Agresti-Roubache.
Examiné en première lecture par le Sénat à la fin de décembre, ce texte a pourtant été largement dénaturé et vidé de sa substance par la Chambre haute. Malgré quelques ajouts intéressants, dont l’inscription dans la loi de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), plusieurs articles importants pour les acteurs du secteur – notamment pour les victimes – ont été supprimés par les sénateurs. La députée du Nord Brigitte Liso (Renaissance), qui vient d’être nommée rapporteure du projet de loi à l’Assemblée nationale, réagit à ces modifications et fait part de ses ambitions pour ce texte, qui sera examiné en commission la semaine du 5 février, et la semaine suivante en séance publique.
L’Express : Le Sénat a largement modifié le projet de loi de lutte contre les dérives sectaires présenté par le gouvernement. Que pensez-vous du texte adopté par la Chambre haute à la fin de l’année dernière ?
Brigitte Liso : Les sénateurs ne se sont pas contentés de modifier le projet de loi, ils l’ont réduit et dévitalisé. Ce texte provoque des remous, cela montre qu’il dérange. Cela me fait dire qu’il est utile. Nous allons donc proposer à nos collègues députés de revenir à la version initiale envoyée au Parlement, qui semblait tout à fait cohérente. Nous souhaitons en particulier réintroduire les différents articles supprimés par le Sénat, qui prévoyaient de renforcer le cadre juridique en ciblant et en sanctionnant spécifiquement la mise sous emprise avec des conséquences graves pour l’intégrité des Français grâce à l’article 1, et en s’attaquant également aux dérives thérapeutiques nocives avec l’article 4.
Pourquoi vous paraît-il nécessaire de faire évoluer la loi About-Picard, qui prévoyait déjà de sanctionner l’abus de faiblesse par sujétion psychologique ?
L’abus de faiblesse se déroule dans un deuxième temps : en nous attaquant à la mise sous emprise, nous voulons agir en amont. Aujourd’hui, il n’est pas possible de punir directement la sujétion physique ou psychologique, alors que ces comportements engendrent par eux-mêmes des atteintes graves pour les victimes. Il était paradoxal de sanctionner l’une mais pas l’autre. Cela permettra par ailleurs de mieux indemniser les victimes et réparer les préjudices subis, puisque, aujourd’hui, la loi ne leur permet pas d’obtenir des dommages et intérêts à la hauteur des séquelles engendrées par ces infractions.
Certains magistrats estiment que le Code pénal est suffisant. Mais je pense que nous devons mieux flécher les délits liés aux dérives sectaires. D’ailleurs, les chiffres des condamnations nous montrent que la législation en vigueur actuellement n’est pas suffisante. Alors que les signalements auprès de la Miviludes augmentent d’année en année (avec une hausse des signalements de 33 % entre 2020 et 2021), on ne compte qu’une quinzaine de condamnations par an en moyenne sur le motif d’abus de faiblesse par sujétion. C’est la preuve qu’il y a un manque d’effectivité de la loi actuelle.
La loi About-Picard date de 2001 et, depuis, les pratiques sectaires ont considérablement évolué. Elles ne sont plus le fait de grandes organisations bien identifiées, mais d’une multitude de gourous isolés qui agissent souvent grâce aux possibilités de communication offertes par Internet. Il nous faut donc nous adapter à cette nouvelle réalité.
L’article sur la provocation à l’abandon de soins a également été supprimé, après avoir été fortement critiqué par le Conseil d’Etat. Souhaitez-vous tout de même le réintroduire ?
Créer un délit de provocation à l’abandon de soins paraît tellement évident dans le contexte actuel que l’opposition de certains à cette réforme interpelle. Avec cet article, le gouvernement a été accusé de vouloir s’attaquer à la liberté d’expression, à la liberté de soins ou encore à la liberté de recherche. C’est tout l’inverse, nous respectons les croyances, mais nous nous attaquons aux comportements dangereux. Différentes affaires nous ont montré ces dernières années à quel point il était important d’intervenir dans ce domaine.
Quand un gourou incite ses adeptes à remplacer une chimiothérapie par du jus de pomme de terre, nous ne pouvons pas rester les bras croisés. Il me semble que la dernière rédaction du texte répondait à toutes les critiques qui ont pu être formulées. Nous parlons d’une provocation à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement, en arguant d’un bénéfice pour le patient, alors que, en l’état des connaissances médicales, cet abandon ou ce renoncement auraient des conséquences graves pour la santé physique ou mentale de la victime. La loi propose d’ailleurs quatre critères cumulatifs qui encadrent bien ce nouveau délit, et sur lequel le juge pourra s’appuyer afin d’apprécier s’il y a ou non matière à sanctionner.
Vous attendez-vous à de fortes oppositions ?
Pas du côté de la majorité présidentielle, en tout cas, ni de la gauche modérée. Ce sera peut-être un peu plus compliqué avec les élus écologistes. Certains d’entre eux peuvent prôner un retour à la nature qui peut parfois faire le lit de pratiques de soins non conventionnelles et de dérives thérapeutiques. Côté Les Républicains, je n’ai pas identifié à ce stade de forte opposition, mais je n’ai pas trouvé non plus de personnes très impliquées sur le sujet des dérives sectaires.
Les sénateurs ont souhaité inscrire la Miviludes dans la loi, alors que cette structure dépend aujourd’hui d’un simple texte réglementaire. Pensez-vous conserver cette mesure ?
La Miviludes est un organisme tout à fait reconnu et bien identifié. Je ne pense pas qu’une inscription législative soit prioritaire. Mais, en tant que rapporteure, je souhaite faire vivre le débat, et pourquoi pas sur ce sujet. Le gouvernement avait d’ailleurs proposé de modifier l’article du Sénat que vous évoquez, avec une version plus équilibrée. Cet amendement prévoyait bien l’ancrage d’une telle institution dans la loi, en précisant ses missions, en particulier la capacité de recevoir des signalements et toute information liée à un risque de dérive sectaire.
Quoi qu’il en soit, ne pensez-vous pas qu’il faudrait renforcer les moyens dévolus à la Miviludes, alors que les saisines ne cessent d’augmenter ?
Dans un monde idéal, c’est ce qu’il faudrait faire, bien entendu. Mais les budgets ne sont pas extensibles, et je pense qu’il est possible de faire mieux avec autant. Je précise néanmoins que la Miviludes a fait l’objet d’un renforcement inédit de ses effectifs, avec le recrutement récent de juristes et de magistrats. C’était une attente forte des équipes et des associations.
Vous dites que les budgets ne sont pas extensibles, mais, en même temps, des fonds ont été débloqués pour ouvrir des appels à projet à destination des associations de défense des victimes des dérives sectaires. Il s’agit donc bien d’un choix politique…
Nous voudrions bien sûr pouvoir faire les deux, mais, au regard du contexte budgétaire contraint, cela paraît compliqué. Je ne crois pas que nous devons opposer l’Etat aux associations, la mission interministérielle se nourrit aussi des associations. Nous faisons face à un déficit de relais sur le terrain. Même dans un département très reculé, les victimes doivent pouvoir trouver un interlocuteur de proximité, interlocuteur qui sera ensuite en mesure de rapporter à la Miviludes sa situation.
En revanche, je pense que nous devons nous assurer que les associations répondent bien à nos attentes. C’est pourquoi je souhaite proposer un amendement visant à instaurer une charte pour encadrer les associations et uniformiser leurs modes de structuration. La Miviludes pourrait être chargée de s’assurer de son respect.
Souhaitez-vous apporter d’autres améliorations au projet de loi ?
Nous pouvons certainement aller plus loin dans nos réflexions, en particulier sur la protection des mineurs, même si le Sénat a déjà adopté des amendements en ce sens. Au Québec, par exemple, il est possible de proposer un accompagnement et une surveillance par les services sociaux en cas de désocialisation grave et continue d’un enfant, même en dehors de tout risque vital ou psychologique immédiat. Nous savons qu’il existe des cas d’enfants, certes scolarisés, mais ne participant à aucune activité ou sorties : en dehors de l’école, ils ne sortent pas du cadre familial. Au Québec, il est possible d’agir pour ces enfants, car on sait que cette désocialisation peut leur être préjudiciable. Par ailleurs, je souhaiterais que nous facilitions la réparation des préjudices subis par les victimes de dérives sectaires en leur octroyant de façon automatique le droit à l’aide juridictionnelle. On ne peut pas vouloir à la fois inciter au dépôt de plainte et ne pas aider financièrement les personnes concernées.
Pensez-vous que les discussions autour de ce texte de loi vont contribuer à remettre la question des dérives sectaires au cœur du débat ?
Je l’espère. Il est impératif que le grand public prenne conscience que n’importe qui – vous, moi – peut, à un moment donné, tomber sous l’emprise d’un gourou. La stratégie nationale de lutte contre les dérives sectaires présentée à la fin de l’année dernière prévoit une communication grand public sur ces sujets, et je m’en réjouis. Il faut former nos concitoyens à reconnaître les méthodes employées par les manipulateurs qui cherchent à placer des personnes sous leur emprise. Souvent, ils commencent par isoler leurs victimes, puis, une fois qu’elles sont mises à l’écart de leur entourage, ils leur font croire qu’eux seuls peuvent les comprendre et les aider. Ce sont des mécanismes bien connus, que l’on retrouve dans la mise sous emprise amoureuse, dans le complotisme, dans la radicalisation…
Pendant les débats au Sénat, une sénatrice LR a minimisé l’ampleur de la menace liée aux dérives sectaires en insinuant que les signalements rapportés par la Miviludes étaient parfois de simples appels non étayés, et que les données affichées surestimaient la réalité. Qu’en pensez-vous ?
Nous nous sommes rapprochés de la Miviludes à ce sujet, qui nous a assurés qu’aucune information n’était véritablement anodine. Les simples appels "non étayés", comme le dit cette élue, sont souvent des questionnements de concitoyens préoccupés. De nombreuses situations sont en effet inquiétantes et font l’objet d’un suivi plus complet et parfois d’une transmission aux services compétents pour des enquêtes ou d’un signalement au titre de l’article 40 du Code pénal. Visiblement, certains pensaient avoir trouvé là un angle d’attaque pour remettre en question le travail de la Miviludes ou la pertinence de ce projet de loi, mais ils font fausse route. Nous savons bien par ailleurs que les faits rapportés à la Miviludes ne sont malheureusement que le sommet de l’iceberg.