"Je me demandais par où les balles allaient me traverser" : le récit poignant de l'otage de l'attentat de Trèbes, en 2018
Vous ne verrez pas son visage. Ne connaîtrez pas son nom. Dans Sa vie pour la mienne (éditions Artège), qui vient de paraître, Julie Grand – un pseudonyme – raconte ces quelques minutes où « tout a explosé » pour elle. L’ex-agente d’accueil du Super U de Trèbes y rend aussi un hommage bouleversant à l’homme tombé à sa place : le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame.
Le 23 mars 2018, vous êtes à votre poste, comme chaque matin. Il est environ 10 h 30 lorsque votre regard tombe sur Radouane Lakdim. Quelle est la première image que vous avez de lui ?
J’ai d’abord entendu des claquements. J’ai levé la tête, et un peu plus loin, au milieu des caisses, j’ai vu un bras tendu tenant un pistolet qui tirait en l’air. Des cris « Allahu akbar » ont ensuite retenti. C’était la panique.
Sur le moment, je n’ai pas tout de suite compris ce qu’il se passait. Je me suis baissée, en essayant de trouver une issue, une cachette. Je me suis faufilée à quatre pattes dans le bureau derrière mon guichet, mais il m’a vue. Je n’ai même pas eu le temps de refermer la porte.
J’entendais ses pas, sa voix qui se rapprochaient. Il est entré dans la pièce et sans même se retourner vers moi, il dit : « Allez c’est bon, j’ai mon otage ! Sors de là, je ne te ferai pas de mal ».
Julie Grand
A ce moment-là, vous ne savez pas qu’il a déjà tué et blessé plusieurs personnes…
Non. D’ailleurs, je me souviens avoir été dans une sorte de déni au départ. En le regardant, je vois juste un gamin qui a peut-être une arme chargée de balles à blanc et qu’il ne faut pas énerver, mais c’est tout… Avec le recul, je me dit que c’était sûrement une façon de ne pas laisser la peur m’envahir. Je voulais continuer à pouvoir réfléchir, à avoir les bonnes réactions.
Un long dialogue va alors s’engager entre vous et Radouane Lakim. De quoi vous parle-t-il ?
Il me demande d’abord de faire le 17 et d’appeler la gendarmerie. Ce que je fais. J’explique que je suis retenue en otage avec un homme armé. La dame à l’autre bout du fil me dit de ne surtout pas raccrocher à la fin de la discussion. Je comprends que ce sera un moyen pour eux d’écouter ce qu’il se passe. Je mets donc le téléphone dans ma poche, et ça me rassure un peu. Je ne ne suis plus complètement seule, j’ai un lien avec l’extérieur.
A partir de là, le terroriste se met en attente de l’arrivée des forces. Il est assez nerveux, mais ne me menace pas directement. Il prend le temps de me parler, à la fois pour justifier son acte, me parler de sa famille et me poser quelques questions personnelles. J’ai l’impression, à travers ses propos, qu’il a encore un peu de respect pour les femmes et les petites gens.
Il me raconte aussi ce qu’il a fait dans les heures précédentes. Je ne dis rien, j’essaie de rester aussi détendue et respectueuse que possible, mais c’est là que je réalise que c’est vraiment grave. Très grave même.
Le climat change subitement avec l’arrivée de l’équipe d’intervention…
Cinq gendarmes apparaissent et avancent en ligne dans notre direction, en nous tenant en joue. Nous sommes dans l’encadrement de la porte, la banque d’accueil devant nous. Le terroriste se met alors derrière moi. Il pose le canon de son pistolet sur mon crâne. Je sens la longue lame de son couteau sur mes côtes, de l’autre côté.
Tout devient très instable. Je sens l’arme qui tremble contre ma tête. Radouane Lakim m’avait dit qu’il estimait avoir tué assez de gens et qu’il voulait mourir.
Il attendait cette confrontation avec les forces de l’ordre pour partir en martyr. On y est. Je suis totalement pétrifiée, d’autant que l’échange avec les gendarmes est extrêmement tendu. Je me demande par où les balles vont me traverser et si j’ai des chances d’y survivre...
Julie Grand
C’est alors que surgit Arnaud Beltrame ?
Tout à fait. J’entends d’abord quelqu’un crier « Vos gueules les gars, reculez, je prends ! ». C’est Arnaud Beltrame qui s’adresse à ses collègues. Eux lui répondent qu’il n’est pas équipé pour une telle opération, ils le dissuadent d’intervenir. Mais il renouvelle son ordre. Je le vois s’avancer lentement, de l’autre côté des caisses, tout en engageant le dialogue avec le terroriste.
Il me semble que Radouane Lakdim lui a lancé « Ben viens toi ! » et qu’Arnaud Beltrame a saisi la proposition, en prononçant ces mots : « La petite dame n’a rien fait. Laisse-la partir et prends-moi à sa place, moi je représente l’autorité de l’État ». Et c’est ce qui s’est passé.
Photo d'archives Le Courrier du Loiret
Vous parvenez à sortir. Vous apprendrez par la suite qu’Arnaud Beltrame n’a pas survécu…
J’apprends dans la soirée qu’il a été très grièvement blessé, et le lendemain matin, par la télé, qu’il est décédé. Je ressens alors une très grande colère. De la détresse aussi. C’était terrible de me dire que l’homme qui m’a permis de sortir de là, de survivre, soit tué.
Vous dites d’ailleurs qu’Arnaud Beltrame n’a pas, selon vous, volontairement sacrifié sa vie pour sauver la vôtre. Que s’il est intervenu, c’est parce qu’il espérait pouvoir renverser la situation…
C’est exactement ça. Il s’est montré extrêmement professionnel. Je voyais bien que c’était un excellent négociateur, qui choisissait parfaitement ses mots. J’ai très vite réalisé que ce qu’il faisait contrevenait à la procédure habituelle, qu’un gendarme n’est pas censé prendre la place d’un otage.
Mais dans son esprit, à cet instant-là, c’était la seule solution pour me venir en aide. Je crois qu’il l’a fait en pensant qu’il avait bien plus de chances que moi, du fait de son expérience, de s’en sortir vivant.
Bilan. Le 23 mars 2018, Radouane Lakdim, un Franco-Marocain de 25 ans fiché S pour radicalisation, tue d’abord le passager d’une voiture qu’il vole à Carcassone. Arrivé au Super U de Trèbes, il exécute un client et le boucher du magasin. Le gendarme Arnaud Beltrame sera la quatrième et dernière victime du terroriste, lui-même abattu lors de l’assaut donné par le GIGN. Lors de son périple, Radouane Lakdim a également fait quinze blessés, parmi lesquels le conducteur du véhicule dérobé dans la matinée, ainsi que des CRS pris pour cible alors qu'ils faisaient un footing dans les rues de Carcassone.
La suite, vous la comparez à une « avalanche interminable » : traumatisme, explosion de votre couple, perte de votre emploi, de votre logement. Que s’est-il passé ?
Le déclencheur de tout ça a vraiment été la séparation avec le père de ma fille. Ce que j’ai vécu ce 23 mars 20198 m’a énormément changée. D’un coup, j’ai perdu mon énergie, ma gnaque. Je me sentais vide, sortie de la société – c’est toujours le cas aujourd’hui. Mon compagnon ne l’a pas supporté. Je me suis donc retrouvée à la rue, à devoir être logée dans un appartement d’urgence par le Samu social.
L’une des rares éclaircies, dans cette période très sombre, a été votre rencontre avec l’épouse d’Arnaud Beltrame. Comment ce rendez-vous a-t-il été possible ?
C’est elle qui m’a tendu la main en m’écrivant une lettre très belle, très sensible, peu de temps après l’attentat. Dans ce texte, elle m’invitait à ne surtout pas culpabiliser et m’expliquait que son mari avait agi conformément à ses valeurs. J’ai plusieurs fois essayé de lui répondre, sans y arriver. Les phrases que j’écrivais n’avaient pas de sens.
Finalement, au bout d’un an, j’ai réussi à trouver les mots. Quelques semaines plus tard, nous avons pu nous rencontrer. Il y a eu énormément d’émotion des deux côtés. Marielle a été d’une délicatesse incroyable. C’est une femme d’exception, qui porte une souffrance qui me fait forcément très mal aussi. Elle a pris le temps de m’expliquer qui était son mari. Je lui ai raconté ce que j’ai vu de lui. Son professionnalisme, son courage, son humanité. Ca a été un moment très, très important pour moi.
Il a été l’un de ces petits cailloux blancs sur mon chemin qui m’ont poussée à laisser tomber mes barrières d’athée. Quand j’ai appris que cet homme de très grande qualité avait fait un retour à la foi très sincère et intense après ses 30 ans, je me suis dit : « Encore une personne intelligente qui s’est tournée vers Dieu. Ces gens-là n’ont peut-être pas tort. Il faut que j’aille voir ». Et je suis allée voir.
Je suis tombée un peu plus tard sur le courrier d’un chanoine qui connaissait très bien Arnaud Beltrame. Grâce à lui, j’ai pu marcher dans ses pas, de façon totalement inattendue. La pratique religieuse m’apporte beaucoup d’amour, d’espoir, et me donne des outils pour surmonter les difficultés du quotidien.
Comment allez-vous aujourd’hui ?
Certaines choses se sont apaisées. Je me suis mariée, j’ai fini de faire face à des montagnes de problèmes, ce qui me permet aussi de mesurer les séquelles que je porte – et elles ne sont pas légères.
Cette histoire m’habite au quotidien, je la retourne sans cesse dans ma tête. Mon cerveau m’amène constamment des images de drames. J’imagine toujours le pire pour mes proches et pour moi, dès que je sors.
Je vis dans la catastrophe permanente, ce qui m’impose de lutter en permanence contre moi-même et de trouver des parades pour essayer de faire face. J’ai des problèmes de mémoire, j’ai un mal de chien à me concentrer. En fait, au fond de moi, je suis épuisée.
Propos recueillis par Stéphane Barnoin
A lire. Sa vie pour la mienne, de Julie Grand. Editions Artège, 175 pages, 16,90 euros.