Congés, télétravail… Paris 2024, l’épreuve du feu pour les DRH d’Ile-de-France
Depuis des décennies, les camions frigorifiques du groupe Le Petit Forestier traversent Paris et sa banlieue pour livrer les supermarchés, les établissements de bouche, les traiteurs ou la restauration collective en denrées alimentaires. "Même le Covid ne nous a pas arrêtés", sourit le DRH du groupe, Guillaume Rabel Suquet. Mais à six mois de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques et Paralympiques, ses clients comme Sodexo, Ponoma ou Elior font face à un nouveau défi : continuer d’alimenter la capitale, malgré les restrictions de circulation mises en place pendant cette période. Sur le site de la mairie de Paris, les cartes des périmètres de protection et des différentes zones accueillant les compétitions ou la cérémonie d’ouverture sont déjà disponibles, indiquant grossièrement les quartiers dans lesquels l’accès motorisé sera interdit - sauf dérogations -, ou réglementé. "Tous les acteurs de la logistique sont en plein questionnement : nous attendons le plan de circulation exact, rue par rue, pour nous organiser", explique le DRH.
Pour les professionnels du secteur, de nombreux détails sont encore flous. "Une plateforme numérique d’enregistrement devrait être mise en place début 2024 pour les demandes de dérogation, mais faudra-t-il effectuer une demande par zone, une demande par salarié ? Est-ce au DRH ou au salarié de le faire ?", questionne Guillaume Rabel Suquet, conscient que la plupart de ses clients sont dépendants des précisions de la préfecture de police pour s’organiser. Depuis le mois de novembre, son entreprise a d’ailleurs mis en place un groupe de travail spécifique sur la question des JO, afin d’identifier toutes les problématiques opérationnelles que la compétition pourrait poser. "Le but, c’est de répondre à tous les questionnements de nos clients, donner de la visibilité à nos salariés sur leurs congés payés estivaux ou sur le télétravail", résume le DRH. Concernant les salariés du siège, situé en région parisienne, la décision est déjà prise : le télétravail "sera privilégié pendant toute la période", notamment pour des questions de transports.
Alors que la compétition se rapproche et que le ministre délégué aux Transports Clément Beaune appelait les Franciliens, le 7 décembre dernier, à privilégier le télétravail et les congés payés durant cette période, Guillaume Rabel Suquet est loin d’être le seul chef d’entreprise à s’inquiéter pour le bon fonctionnement de son organisation. "Nous sommes extrêmement sollicités par nos adhérents, qui demandent plus d’informations sur les contraintes à venir en termes de mobilité, de logistique, de sécurité, de télétravail, de congés", témoigne Daniel Weizmann, président du Medef Ile-de-France. "On sait déjà que certains secteurs d’activité, comme le BTP, les services de livraison ou certains commerces seront fortement concernés. Des discussions sur la mise en place d’un dispositif de chômage partiel ou d’aides directes sont en cours", assure-t-il.
Ponts de mai retoqués et congés imposés
Françoise Latil, co-gérante de l’entreprise de distribution de matériaux Prévot Matériaux, a décidé de ne pas se laisser surprendre par l’ampleur des JO. La cheffe d’entreprise a ainsi réalisé un sondage auprès de ses clients afin de se projeter précisément sur les chantiers qui seront à l’arrêt durant la période estivale, ceux qui pourront se poursuivre en intérieur des immeubles ou en dehors de la région parisienne. Un planning en ligne a également été créé pour y renseigner les dates précises des compétitions, les détails sur la fermeture des routes, et les demandes concrètes des clients. "Il va falloir être réactif, et renseigner en temps réel ces informations afin de savoir s’il est possible ou non d’avancer sur les travaux", prévient déjà l’entrepreneuse, également présidente de la Fédération des distributeurs de matériaux de construction du Grand Paris.
Concernant les congés de ses 25 salariés, Françoise Latil a été claire : tous les ponts du mois de mai et les demandes de congé entre avril et début juillet leur ont été refusés, "au cas où il faudrait travailler pour anticiper le manque potentiel d’activité durant les Jeux". En attendant des informations plus précises de la préfecture de police de Paris, notamment sur les possibilités de circuler dans certaines zones, l’entreprise est également dans l’incapacité de valider les demandes de congés payés pour le reste de la période estivale. "Nous réfléchissons à imposer quatre semaines à ce moment-là, s’il s’avère impossible pour nous de travailler. Ce sujet est toujours un peu épineux, il y a eu quelques rebelles, mais le reste des réactions étaient plutôt positives", assure-t-elle.
"Les congés sont une vraie question : dans mon groupe, nous avons décidé de ne pas les imposer", réagit de son côté Laurence Breton-Kueny, vice-présidente de l’Association nationale des DRH (ANDRH) et directrice des ressources humaines du groupe Afnor, dont le siège social de Saint-Denis est situé en zone rouge - où l’accès motorisé est interdit - pour les JO. "Cela poserait trop de difficultés pour les personnes dont les conjoints travailleraient dans la sphère des Jeux et seraient, eux, obligés de travailler : je pense aux forces de l’ordre ou aux employés de la restauration, par exemple", précise-t-elle. Mais la RH le rappelle : chaque entreprise est libre d’imposer quatre semaines de congé obligatoire à ses salariés, et de refuser certaines demandes en fonction de l’activité professionnelle.
"On est tous repassés en télétravail complet"
La question du télétravail est, elle aussi, largement discutée dans les entreprises franciliennes. "Les accords télétravail permettent des adaptations en cas d’événements exceptionnels, comme les JO, et la plupart des organisations sont en capacité de le proposer à leurs employés", rappelle Benoît Serre, vice-président délégué de l’ANDRH. La majorité de ses adhérents étudieraient actuellement la possibilité d’une augmentation du nombre de jours "télétravaillables", en passant de deux jours à "trois ou quatre pendant la période des JO". "C’est un sujet important, quand on sait que nombre d’entreprises avaient plutôt pris l’habitude de réétudier leurs chartes pour amoindrir le nombre de jours télétravaillés", précise-t-il.
Certains chefs d’entreprise ont opté pour des solutions radicales. Sarah Ouattara, directrice de l’agence événementielle Samara Services, a ainsi préféré abandonner les bureaux loués en septembre dernier à Saint-Denis pour accueillir ses quatre employés, pour cause de bruits et de difficultés de transports liées aux chantiers des JO. "On est tous repassés en télétravail complet, en se retrouvant seulement ponctuellement sur les événements", raconte-t-elle. Mais les adaptations ne s’arrêtent pas là : l’entrepreneuse a dû annuler, délocaliser ou décaler de nombreux événements prévus à la fin du printemps et au début de l’été. Pour les entreprises qui n’ont pas souhaité décaler leurs dates, Sarah Ouattara devra s’assurer de la disponibilité de tous ses artisans, artistes ou traiteurs… "Beaucoup de mes prestataires ont mis leurs équipes en congés ou en télétravail pour cette période, et nous ne savons pas encore s’ils seront dans la capacité de se déplacer sereinement dans toutes les zones. Il existe une vraie incertitude sur le fait que tout puisse se dérouler comme prévu", regrette-t-elle.
Même questionnements pour Peggy Gasté, co-fondatrice du groupe de restaurants Coolangatta, qui emploie 200 salariés. La directrice a d’ores et déjà prévu du télétravail pour ses équipes administratives, une ouverture plus matinale de ses établissements pour répondre à la demande étrangère, et une interdiction des congés payés durant la période des JO… Mais elle reste inquiète concernant ses effectifs et la logistique : "On est dans le flou total. On ne sait pas exactement à partir de quelle date arriveront les 15 à 20 millions de touristes attendus, ni si nous pourrons être livrés par Rungis en temps et en heure, ni ce que ça donnera pour nos équipes en termes de transport", liste-t-elle. La restauratrice devrait être éclairée sur ces questions d’ici quelques jours. Dans son interview du 7 décembre, Clément Beaune assurait "le lancement d’une campagne d’information précise à partir du mois de janvier 2024". "Pour le reste, notre ministre du Travail vient de changer. Nous reprendrons rapidement les discussions, et attendons des réponses rapides sur ces sujets", conclut Benoît Serre.