Gabriel Attal, que pense-t-il vraiment ? L’exemple parfait du technocratisme dépolitisé
Après Jean Castex et Elisabeth Borne, c’est au tour de Gabriel Attal de poser ses valises à l’hôtel de Matignon. Plus jeune, moins "techno", bénéficiant d’un capital sympathie plus large, celui qui a tout du gendre idéal est l’un des meilleurs et plus fidèles défenseurs du macronisme, au point où dès 2018, le journal Le Monde l’affublait déjà du titre d'"avocat de la macronie".
En effet, si l’homme est un excellent communicant, il n’échappe pas aux critiques traditionnellement faites au parti présidentiel : le "en même temps" est un objet politiquement non identifié. De fait, Gabriel Attal est un si bon soldat qu’on peine à voir si, derrière le porte-parole qui défend corps et âme l’action de la majorité, subsiste un citoyen avec des convictions propres. Mais est-il pour autant juste de dire que Gabriel Attal, et à travers lui le parti présidentiel, ne pensent rien ?
Quand on examine ses nombreuses interventions depuis son entrée en politique, c’est peu dire que Gabriel Attal est fidèle à sa réputation de bon soldat. Entre utilisation à outrance d’éléments de langage et défense invétérée de l’action de la majorité présidentielle, il est presque impossible de trouver des moments où le politique s’efface pour laisser place à l’homme ou au militant. Presque toujours, c’est le représentant d’un camp politique qui parle, ne laissant presque jamais transparaître le fond véritable de sa pensée. D’autant qu’il n’a jamais rien publié qui puisse informer sur ses idées.
Un analyste généreux y verrait, plutôt que l’insincérité et le fayotage, les qualités de fidélité et de dévouement d’un homme politique capable de mettre son ego et ses idées de côté au service d’un projet collectif qui le dépasse. Un observateur plus taquin, en revanche, ne manquerait pas de noter, comme l’a fait avec justesse Frédéric Beigbeder sur le plateau de l’émission "On n’est pas couché" en avril 2018, que Gabriel Attal est "visiblement un robot". En effet, l’homme est si lisse qu’il en dégage parfois une certaine froideur et, inévitablement, un manque d’humanité. Ce n’est pas pour rien si les meilleurs personnages de fiction sont ceux qui présentent des aspérités et des imperfections, sans quoi ils ne sont ni attachants, ni crédibles.
"Mouvance de Dominique Strauss-Kahn"
Pour autant, il serait caricatural d’en conclure que Gabriel Attal n’est qu’un vulgaire communicant sans convictions. Un coup d’œil à son parcours politique peut nous permettre de dessiner les contours d’une pensée politique facilement identifiable. Gabriel Attal est, quoi qu’en disent certains de ses détracteurs, avant tout un homme de gauche. Pour preuve, un certain nombre d’éléments et de réflexes qui ne trompent pas. Il a déclaré que sa vocation politique était née en 2002, au moment des manifestations contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Avant de soutenir Ségolène Royal, candidate du Parti Socialiste en 2007, Gabriel Attal a participé au mouvement contre le CPE (Contrat première embauche) en 2006 aux côtés des syndicats et partis de gauche. C’est d’ailleurs à cette date qu’il a intégré, pour dix ans, le Parti socialiste. Plus récemment, sur la question migratoire, il s’était dit heurté par le raidissement de Manuel Valls et il s’était désolidarisé de Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, lorsque ce dernier avait estimé que les migrants faisaient du "benchmarking".
Ces quelques éléments indiquent que Gabriel Attal fait partie d’une gauche réformiste. Il a d’ailleurs lui-même reconnu appartenir, du temps où il était au PS, à la "mouvance de Dominique Strauss-Kahn". Cette gauche se caractérise par un attachement fort au legs de 1789, à l’humanisme, à l’universalisme, à la laïcité, et plus généralement à la République telle qu’elle s’est construite sous la IIIe République. Sur le plan institutionnel, elle défend un libéralisme politique caractérisé par la séparation des pouvoirs et la défense d’un certain degré d’autonomie de l’individu par rapport à la collectivité. Sur les questions sociétales, elle prône un progressisme modéré au nom de la défense des droits des minorités. Sur le plan économique, elle soutient un régime mixte, entre interventionnisme de l’État, haut niveau de redistribution et acceptation d’une économie de marché régulée. Elle reconnaît, enfin, les bienfaits de la mondialisation tout en se voulant attentive aux conséquences sociales et environnementales des sociétés industrielles.
L’histoire de la gauche depuis le XIXe siècle est celle d’un éternel dissensus stratégique entre révolutionnaires et réformistes, entre ceux qui pensent que l’avènement d’un monde prospère et égalitaire ne viendra que du renversement du système capitaliste, et ceux qui pensent que le système peut se changer de l’intérieur, par étapes. C’est à cette deuxième gauche qu’appartient définitivement Gabriel Attal. Mais chez Attal comme pour le parti présidentiel, ce réformisme, cette opposition bienvenue à l’utopisme révolutionnaire s’est mué en une forme très particulière de technocratisme dépolitisé, incapable de porter un idéal et une vision d’ensemble. Le refus de l’utopie s’est transformé en refus du politique.
Positionnement utilitariste
De ce fait, ces quelques indices doctrinaux ne permettent guère de prévoir le type de politique qui sera menée par le gouvernement Attal. D’abord, en raison de la dévalorisation du rôle du Premier ministre par rapport au Président de la République, fait inhérent aux institutions de la Ve République et renforcé par la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron.
Surtout, le passage de la bipartition à la tripartition de la vie politique a consacré deux pôles à tendance "révolutionnaire" et "populiste" (LFI/RN), et un bloc central réformateur, fait de l’alliance des sociaux-démocrates de gauche et des libéraux-démocrates de droite (Renaissance). Sur ce nouvel échiquier politique, le macronisme a progressivement abandonné un positionnement "politique", au sens de la défense d’idées, de normes et de valeurs par définition relatives, au profit d’un positionnement utilitariste et d’un discours technique et technocratique, en se plaçant comme le seul défenseur de la rationalité et du réalisme politique face à des adversaires accusés d’utopisme et de démagogie. L’opposition entre différentes conceptions d’un idéal, entre des échelles de valeurs distinctes, a été remplacée par un antagonisme binaire entre réalistes et idéologues.
En ce sens, Gabriel Attal est un produit chimiquement pur du macronisme : son discours consiste essentiellement à se placer du côté des politiques "responsables", "réalistes" et "rationnels". En faisant cela, il neutralise toute forme de débat politique puisqu’il n’entre jamais dans des querelles de valeurs. Pour preuve, sa défense de la dernière réforme des retraites ou de la loi Orientation et réussite des étudiants, promulguée en 2018, dont il était rapporteur. Dans ces deux cas, Gabriel Attal présentait la position du gouvernement comme la seule position responsable compte tenu de la "réalité".
Alors que le positionnement social-démocrate s’enracine d’ordinaire dans une histoire intellectuelle riche et complexe, force est de constater que le macronisme du "en même temps" de Gabriel Attal manque d’une structure idéologique clairement définie. Il n’est porteur d’aucune vision. Au contraire, il apparaît pour beaucoup comme un discours technocratique défenseur d’une certaine forme de statu quo. Tantôt à gauche, tantôt à droite, son principal mérite est de faire preuve d’assez de flexibilité pour suivre les méandres de la conjoncture politique.
Peut-être, de ce fait, en arrive-t-on aux limites de la synthèse entre sociaux-démocrates de gauches et libéraux-démocrates de droite. Or le risque, en absence d’un projet politiquement identifiable et assumé, est d’assister au retour des utopies révolutionnaires. Pour s’en prémunir, les défenseurs de la démocratie libérale, qu’ils tendent vers le socialisme ou le libéralisme, doivent accepter que l’effondrement de l’URSS n’a pas consacré la victoire définitive de leur modèle. La fin de l’histoire n’est pas pour demain, et la démocratie libérale aura besoin d’autre chose que de technocrates et de communicants.