Jeunes et écrans : ouvrez un livre, simplement un (bon) livre, par Abnousse Shalmani
Après l’envolée spectaculaire des tribunes, toutes à peu près proches du degré zéro de la subtilité, où le ressentiment se disputait à la lâcheté, l’ignorance à la pudibonderie, le déni du droit à la haine de l’élite, autour du monstre (sacré ou pas, telle est la question) Depardieu, il ne demeurait qu’un seul refuge : la lecture. Une étude américaine nous apprend que ceux qui lisent vivent plus longtemps et plus heureux. Une autre étude, réalisée par OpinionWay et commandée par la politologue Chloé Morin auprès des 16-24 ans sur les connaissances, fout littéralement les jetons sur l’avenir si le présent continue de se dérouler sur les écrans et hors les livres.
46 % des sondés ne sont pas capables de donner la bonne date de la Révolution française quand ils sont 60 % à ne pas savoir quand est tombé le mur de Berlin ou 77 % à n’avoir aucune idée de la date de l’abolition de la peine de mort. Là où l’étude est plus instructive encore, c’est lorsqu'elle cherche à relier l’ampleur des connaissances au temps passé sur les écrans. En résumé : davantage les élèves lisent de livres (papier) et plus ils connaissent l’histoire. Exemple : "Avez-vous déjà entendu le terme Shoah ?" La réponse est "oui" pour 63 % des jeunes qui ne lisent aucun livre et pour 86 % de ceux qui lisent au moins trois livres par mois. L’écart est significatif.
Et quand on découvre que 45 % des jeunes sondés s’informent sur les réseaux sociaux et 8 % seulement dans les journaux (papier ou en ligne), on ne peut retenir une sourde inquiétude. Comment des parents peuvent-ils condamner leurs enfants à la bêtise et aux lacunes en leur fournissant dès leur plus jeune âge le poison des écrans et de l’abrutissement demeure un mystère. Reste à l’école à prohiber les écrans et à initier les élèves à la lecture et au savoir. A mémoriser et à apprendre, à se méfier des réseaux sociaux, à ouvrir un journal pour comprendre l’ambiguïté et les contradictions du présent, et surtout à lire, des essais et des romans, à lire le passé et le présent, pour tenter, un peu, rien qu’un peu, de saisir qu’ils sont beaucoup plus complexes qu’ils ne le pensent et que le monde qui les entoure, et dont ils ne connaissent rien, ne peut se résumer à une certitude militante glanée sur les réseaux sociaux et valorisée par ceux qui voudraient les réduire à n’être qu’une docile opinion à force de flatterie réductrice.
"Lire, lire, lire"
Grâce à mes lectures des dernières semaines, j’ai ri avec grâce et profondeur par la plume d’Anna Cabana et ses portraits des Comédies de la bonne conscience, où Mélenchon et Finkielkraut déjeunent ensemble tandis qu’une chronique de l’auteure pour Elle sur la taille des frites se solde par un courriel délicieusement absurde de la cheffe actualité du journal : "Il me semble que l’angle identitaire de la frite est mal approprié. Pas sûre d’avoir envie d’arbitrer ce qui est français et ce qui ne l’est pas dans mes pages" ; j’ai poursuivi avec le brillant Piège de l’identité de Yascha Mounk dont je ne me lasse pas et qui, en intellectuel pédagogue, échappe à tous les écueils bassement idéologiques pour, certes dénoncer, mais surtout proposer de quoi réformer et espérer en décortiquant les mécanismes à l’œuvre dans le royaume du Wokistan ; j’ai dévoré Samuel Fitoussi et son Woke Fiction qui compulse, avec humour et sérieux, toutes les dérives qui appauvrissent la fiction – donc l’homme – et empêchent absolument l’épanouissement individuel ; j’ai suivi pas à pas et avec gourmandise le William (Shakespeare) de Stéphanie Hochet qui comble par la force de l’imaginaire les sept "années perdues" du dramaturge dont nous ne savons rien avant son apparition sur la scène londonienne, tout en se racontant avec une pudeur bouleversante, tressant une littérature riche et intense qui m’émerveille à chaque roman : "Lire, lire, lire. Résister au monde des autres, ceux que je n’ai pas choisis, en plongeant dans le monde plus ouvert de la littérature. […] Comment sait-on qu’on s’est sauvé ? Que la partie tendre et forte au fond de soi, ce qui est soi, seulement soi, est préservée ?"
Oui, comment ? En se mesurant à d’autres vies que les nôtres, en acceptant de se défaire de ce qui a été imposé par l’environnement premier, en ouvrant un livre. Simplement un (bon) livre.