Paris 2024 : "Jamais les JO n’ont été aussi challengés au niveau mondial"
Les Jeux de Paris 2024 seront bien plus qu’un événement sportif hors norme et une grande fête populaire. Ils seront aussi un marqueur des tensions géopolitiques au niveau mondial. Comme au pire de la guerre froide, cette compétition sera le réceptacle de la compétition entre deux modèles politiques. Rien de très nouveau dans l’histoire de l’olympisme, mais cette fois jamais les opposants aux JO n’ont été aussi nombreux et puissants économiquement. Analyse par l’historien de l’olympisme et professeur à l’université de Lausanne, Patrick Clastres.
L’Express : Alors que la participation des athlètes russes sous bannière neutre fait couler encore beaucoup d’encre, en quoi les Jeux olympiques sont le baromètre des tensions géopolitiques ?
Patrick Clastres : Ils le sont depuis très longtemps ! Dès 1908, Les Jeux olympiques sont devenus le réceptacle des rivalités impériales. A partir de ce moment, les athlètes qui s’affrontent ne représentent pas eux-mêmes ou leur club mais leur pays. Le monde entre alors dans une ère d’affrontement athlétique des nations. Les prémisses de ce choc s’étaient fait sentir dès 1904 lors des Jeux de Saint-Louis avec une rivalité très forte entre les deux grands "empires", le naissant, c’est-à-dire les Etats-Unis, et le vieillissant, le Royaume-Uni. Cette rivalité est alors entretenue par la presse américaine qui assimile la victoire sportive à la supériorité du régime social et économique américain. Les tensions sont d’ailleurs tellement fortes que l’évêque de Pennsylvanie est obligé de prendre la parole pour apaiser les esprits. De fait, au fil des décennies, les Etats ont investi les victoires sportives comme autant d’objectifs et de démonstration de leur supériorité politique, culturelle, sociologique, économique…
Comme si ce soft power était aussi une sorte de révélateur chimique de l’état des relations internationales…
Oui, on le voit très bien lors des Jeux de Berlin en 1936. Hitler n’était pas très partant pour organiser ces Jeux. Mais Goebbels le convainc que la réussite de la compétition pourra être un symbole de la puissance de l’Allemagne nazie. Un mouvement très fort se répand alors aux Canada et aux Etats-Unis en faveur d’un boycott de la compétition berlinoise. Et c’est Avery Brundage, un suprémaciste blanc, adversaire de Roosevelt, proche du Ku Klux Klan et président du mouvement sportif amateur américain, qui parviendra à arracher la venue des Américains à Berlin. En échange, il obtiendra d’être coopté pour entrer au CIO, dont il deviendra le président pendant 20 ans à partir de 1952. Par la suite, les boycotts vont se multiplier : les Américains pour les Jeux de Moscou en 1980, puis, en réponse, les Russes à Los Angeles en 1984.
Dans cette bataille pour le soft power sportif, la France avec les Jeux de Paris puis ceux d’hiver dans les Alpes en 2030 a-t-elle encore une place ?
La France a clairement la volonté de retrouver la place qu’elle avait dans la planète sport au début du siècle dernier. Jusque dans les années 1930, elle en a eu le contrôle total. Les grandes fédérations sportives ont été créées à Paris elles étaient quasiment toutes présidées par des Français avant la Première Guerre mondiale. Quant à Pierre de Coubertin, il a dirigé le CIO de 1896 à 1925. Cette suprématie française a duré jusque dans les années 50. Puis, une bascule s’opère et le monde anglo-américain s’impose, même si cette domination est très contestée par l’URSS.
C’est avec Jacques Chirac dans les années 1990 que la France commence à se réveiller. Quand il est maire de Paris, il propose même d’accueillir le siège du CIO puis, lorsqu’il est président, c’est lui qui relance la candidature de Paris pour l’organisation des Jeux. Cette volonté de retrouver une place dans la géopolitique du sport s’est clairement accentuée depuis une dizaine d’années avec une sorte de coopération concertée entre le quai d’Orsay et le ministère des Sports pour accueillir de grandes compétitions à l’instar du Mondial de rugby ou pousser des Français à la tête de fédérations internationales.
L’organisation des Jeux de Paris 2024 est une chance historique pour la France, qui n’a pas forcément bonne presse dans le monde, notamment en Afrique, de lustrer son image. De montrer que la France, ce n’est pas seulement les banlieues qui flambent et les gilets jaunes. De révéler le dynamisme économique et le potentiel d’innovation du pays. C’est pour cela aussi que la réussite de la cérémonie d’ouverture est aussi capitale. Derrière l’organisation de cet événement hors norme, il y a aussi tout un travail d’influence. Mais il faut rester lucide. Si la France a obtenu l’organisation des futurs Jeux d’hiver en 2030, c’est par l’absence d’autres candidats sérieux. Et puis enfin - et surtout ! - en octroyant les Jeux d’hiver très longtemps à l’avance à la France, puis aux Etats-Unis et enfin à la Suisse, le CIO assure aussi sa survie.
Le CIO est-il devenu une institution fragile ?
L’institution olympique est en difficulté. Elle ne peut plus compter seulement sur les Etats-Unis et les grandes entreprises américaines qui assurent 80 % des recettes de sponsoring pour assurer son financement. Même si c’est une institution très conservatrice ou les membres sont cooptés, elle a su aussi s’adapter et s’ouvrir un peu. A la suite des scandales de corruption à Salt Lake City, qui avaient concerné plusieurs dizaines de membres du CIO, elle s’est réformée : le président n’est plus élu à vie, une limite d’âge a été imposée, et une trentaine de sièges - sur plus d’une centaine - ont été proposés à des présidents de fédérations internationales, des responsables de comités olympiques nationaux ou à des athlètes.
Est-ce que la fragmentation du monde que l’on observe aujourd’hui menace la survie des JO ?
Menacés non, challengés, oui. Mais ce n’est pas la première fois dans l’histoire. De nombreuses compétitions concurrentes aux JO ont existé et existent encore : les Olympiades ouvrières socialistes, les Spartacus sous la houlette de l’URSS dans les années 30, les Maccabiades, organisés à compter de 1932 tous les 4 ans par Israël, les GANEFO (Games of New Emerging forces) qui regroupent le monde émergent… Mais le fait nouveau est que les Etats qui challengent les JO n’ont jamais été aussi nombreux ni puissants économiquement et politiquement.
La Chine est dans une stratégie d’encerclement du monde occidental. Et puis il y a évidemment la Russie. Le ministre des Sports de Poutine s’est de nombreuses fois déplacé ces deux dernières années en Afrique et en Amérique latine pour construire un système sportif d’alliances qui pourrait reproduire ce qui se passe sur le plan politique dans l’Alliance de Shanghai. Le sport est utilisé ici comme un ballon d’essai pour des avancées qui seront plus importantes en matière économique voire militaire. La Russie est clairement à l’offensive : elle a annoncé la tenue des Jeux de Brics, puis celle des friendships Games, (en mémoire des Frienchips Games organisé en 1984 pour concurrencer les JO de Los Angeles) en septembre 2024.
La Russie peut-elle finalement décider de ne pas participer, voire de boycotter les Jeux de Paris ?
Ça n’est pas exclu. Poutine a construit tout un discours politique sur la supériorité de l’homme russe, témoin de la supériorité de la nation russe. Sauf que les critères très stricts retenus par le CIO font qu’une quarantaine d’athlètes russes dans le meilleur des cas vont participer aux compétitions. Au palmarès du nombre de médailles, le pays risque donc de se retrouver à la 25e ou 30e position. Très loin de ce qu’il pourrait prétendre réellement. Quel est l’intérêt de la Russie et de Poutine de se discréditer de la sorte ? La décision pourrait être prise de ne pas envoyer de sportifs russes à Paris