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Январь
2024

Paris 2024, les trois plaies des JO : métro, piscine et… ces millions qui intriguent la justice

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Au poker, on appelle ça faire tapis. Tout miser sur un coup. Emmanuel Macron a placé les Jeux olympiques au coeur de son quinquennat. "Le climax de son mandat", "un événement qui va placer le pays au centre du monde pendant deux mois", "les plus beaux Jeux de l’histoire", "un évènement digne de l’Exposition universelle de 1889", fanfaronnent ses conseillers. Le risque est calculé, sans doute, mais l’issue ne peut qu’être radicale. La consécration ou le désastre, pas de demi-mesure possible. Les feux sont aujourd’hui à l’orange. Les transports en commun fonctionnent mal, les sociétés de sécurité privée peinent à recruter, de petits grains de sel viennent sans cesse gripper la dynamique, telle cette tour en bois du scandale à Tahiti. Rien d’inhabituel. La France réussira-t-elle son pari de faire de ses JO un moment inoubliable ? Récit d’un événement, plus grand qu’une simple compétition sportive.

EPISODE 1 - Comment Paris a décroché les JO 2024 : bluff, manigances et petits arrangements

Chapitre 4 : L’imbroglio de la piscine olympique

Léon Marchand ne battra pas le record olympique du 400 mètres quatre nages dans la piscine flambant neuve de Saint-Denis. Rien à voir avec son talent : les épreuves de natation en ligne n’auront pas lieu au centre aquatique olympique, mais dans un stade de rugby. Le cadre budgétaire a obligé à quelques adaptations. La piscine olympique était censée coûter 67,8 millions d’euros dans le dossier de candidature. Estimation montée à 90 millions d’euros dans le projet définitif, en septembre 2017. Mais aucun géant du bâtiment ne pense pouvoir construire l’édifice à ce prix-là. En avril 2018, un rapport de l’inspection générale des finances évalue le dossier à 260 millions d’euros. Un consortium emmené par Bouygues emporte finalement le marché, pour 174 millions d’euros, en avril 2020. Ce tarif ne comprend pas l’édifice de 17 000 places initialement envisagé. Le groupe construira un complexe de 5 000 places. Impossible alors d’y accueillir les épreuves de natation en ligne, la fédération internationale n’acceptant que les enceintes de plus de 15 000 places.

Dans le même temps, Jacky Lorenzetti s’est mis sur les rangs pour accueillir des épreuves de Jeux olympiques. Le fondateur de Foncia, spécialisé dans l’immobilier, est le propriétaire de la Défense Arena à Nanterre. Ce stade de 32 000 places accueille les matchs de rugby du Racing 92. Il a chargé Jean-François Lamour, l’ancien ministre des Sports, de négocier avec le Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (Cojop). Paris 2024 lui propose de recevoir la gymnastique, Lorenzetti est d’accord. Mais il rêve d’une épreuve plus emblématique. "Les finales du handball", demande Jean-François Lamour, à Etienne Thobois, le directeur général du Cojo, en février 2019. Trop compliqué, lui répond alors le "monsieur chiffres" des JO. Mais en juillet 2019, Thobois recontacte Lamour. "On se rend compte que construire une piscine de 17 000 places, ça aurait un coût faramineux. Est-ce que vous seriez prêts à accueillir la natation ?".

Centre Aquatique - Plongeon

Jean-François Lamour et ses équipes font tous les tests. Miracle, ça passe, le sol résiste à l’humidité, l’eau pourra rentrer dans l’enceinte grâce à des trous percés aux coins du stade. La Défense Arena peut se transformer en piscine provisoire le temps d’une olympiade. Lorenzetti n’oublie pas de négocier un contrat de location avantageux avec le Cojop. La gymnastique, elle, est délocalisée à l’Arena Bercy. Quant au centre aquatique, il accueillera bien quelques épreuves, celles de natation synchronisée, de plongeon, et les poules du water-polo.

L’épisode raconte le souci constant des stratèges du Cojop de respecter la sobriété budgétaire promise en 2017. "Les jeux financent les jeux", répètent souvent les hiérarques de Paris 2024, pour rappeler que les deux tiers du financement de l’olympiade proviennent de fonds privés, la billetterie et le sponsoring. Sans exploser, les dépenses ont pourtant un peu filé depuis le dossier de candidature. Chiffré à 6,2 milliards d’euros dans le dossier transmis au CIO avant la désignation, le budget est passé 6,8 milliards au moment de sa finalisation, en septembre 2017. Face à l’inflation, il est relevé à 8,8 milliards d’euros en décembre 2022. La Cour des comptes estime même qu’il pourrait encore augmenter, les calculs ne prenant pas en compte certains aspects, comme la sécurité gérée par l’Etat, estimée à "419 millions d’euros" dans un prérapport des magistrats financiers.

Devant ces jeux de Meccano, Philippe Troussel, le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, a bataillé pour conserver certaines épreuves. Le tir, prévu au terrain des Essences, à La Courneuve, dans un ancien dépôt d’hydrocarbures de l’armée, est délocalisé à Châteauroux, dans l’Indre, en juin 2022. Le lieu, qu’il faut dépolluer, héberge en outre des crapauds calamites, une espèce protégée. "Un motif pratique", pointe l’élu, convaincu que des raisons financières ont aussi motivé la volte-face. A la place, l’élu obtient d’y accueillir tout de même le départ du para marathon, ainsi qu’une fan zone ; L’escalade aura lieu au Bourget, la boxe à Villepinte. Une discussion avec Jean Castex, le Premier ministre, dans une voiture à Aulnay, en marge de l’inauguration d’une piscine, lui a aussi permis de conserver in extremis le village des médias à Dugny. "On a dû se battre à chaque étape quand on voulait nous retirer des choses", observe Philippe Troussel. Autant d’équipements qui profiteront, ensuite, à sa population, et constitueront "l’héritage" des Jeux olympiques, placé au centre des préoccupations des organisateurs.

Chapitre 5. Les Jeux, une petite affaire entre amis

C’est un pied de nez de l’Histoire. Comme une petite revanche sur le hasard de la vie. Ce 18 décembre 2017, Amélie Oudéa-Castéra passe un grand oral. Devant Jean Castex, alors délégué interministériel aux Jeux olympiques et paralympiques, et une poignée de cadors du sport français - dont Tony Estanguet, Guy Drut et Jean-François Lamour -, la jeune femme défend depuis près d’une heure et demie sa vision des Jeux. L’ex-championne de tennis a claqué la porte d’Axa quelques semaines plus tôt, et elle a été contactée par un chasseur de têtes pour prendre la direction générale de Paris 2024. Une dizaine de candidats étaient sur la ligne de départ, et elle fait partie du dernier carré. Elle a peaufiné sa présentation, affûté ses arguments. Mais celle qui deviendra cinq ans plus tard ministre des Sports n’est pas retenue. Un homme, Etienne Thobois, la coiffe sur le poteau. Lui, il est dans la place depuis longtemps déjà. Les arcanes des Jeux, il en connaît les moindres recoins.

En 2012, Valérie Fourneyron, la ministre des Sports, a commandé à Keneo, une société de conseil spécialisée dans le marketing sportif fondée par Thobois, une étude sur les leçons à tirer des échecs précédents. Dès 2015, l’entreprise fait partie des prestataires d’Ambition olympique, l’ancêtre du comité de candidature dont Thobois prendra la tête après avoir vendu ses parts dans Keneo. Une certaine endogamie tout de même, dont le Cojop se serait fait une spécialité au fil des années.

Le PNF mène l’enquête

D’après nos informations, trois plaintes ont été déposées auprès du Parquet national financier (PNF) pour prise illégale d’intérêt, favoritisme et recel de favoritisme, et des enquêtes sont en cours. Le 18 octobre dernier, une série de perquisitions ont été réalisées dans les bureaux de plusieurs sociétés, dont Paname 24, chargé de la cérémonie d’ouverture des Jeux. Cette entreprise est née de l’association des cinq plus grandes agences de production événementielle du pays. Parmi elles, Ubi Bene, dont Thierry Reboul, le directeur des cérémonies du Cojop, était auparavant le directeur. Une vingtaine de contrats, représentant plusieurs dizaines de millions d’euros, seraient dans le viseur du PNF. "Pas de corruption à grande échelle comme à Rio, mais une question sur la façon dont le Cojop gère les conflits d’intérêts", pointe une source judiciaire proche du dossier. Comme si ces Jeux de Paris étaient l’affaire d’une bande de copains. "On a toujours scrupuleusement veillé à ce que les personnes qui pouvaient être concernées par des situations de conflit se déportent lors des décisions sensibles", répond Blandine Sorbe, la directrice de la conformité de Paris 2024. Cette magistrate de la Cour des Comptes a été détachée au sein de l’organisation, et un comité d’éthique dirigé par Jean-Marc Sauvé a été mis en place. "Jamais un comité d’organisation n’a été aussi surveillé dans toute l’histoire des Jeux", rajoute Blandine Sorbe. Histoire de faire taire la polémique naissante.

Chapitre 6. Transports, le cauchemar de Jean Castex

L’homme a géré d’une main de fer les stop and go des confinements et navigué tant bien que mal dans le marigot de la Macronie - il saura bien faire rouler des métros. Jean Castex a quitté Matignon depuis cinq mois tout juste, quand il est de nouveau envoyé en mission le 19 octobre 2022. La Haute Autorité pour la vie publique a certes un peu tiqué, mais elle a fini par donner son blanc-seing à la nomination de l’ancien Premier ministre à la tête de la RATP. Pourquoi la régie ?, s’interrogent les commentateurs. Certes, Castex est un ferrovipathe, capable de s’enflammer sur les écartements de rails et les moteurs Diesel. Mais la perspective des JO et le pataquès des transports expliquent largement son parachutage. Ce dossier olympique, Castex le connaît sur le bout des doigts. En 2017, il a enfilé le costume de délégué interministériel en charge des JO, avant de rejoindre quelques mois plus tard la présidence de l’Agence nationale du sport. Sauf que lorsqu’il débarque à la RATP, le plan transports vendu au CIO au moment de la candidature a du plomb dans l’aile. Le Covid a sérieusement ralenti les travaux, et une bonne partie des nouvelles infrastructures promises ne sont pas sorties de terre. Seuls le prolongement de la ligne 14, qui doit relier Saint-Denis-Pleyel à l’aéroport d’Orly, et celui du RER E vers l’ouest de la capitale – et encore, le trafic sera ralenti par manque de trains livrés à temps par Alstom - seront réalisés dans les temps.

Castex, lui, n’a qu’un seul objectif : transporter 100 % des spectateurs sur les sites de compétition. Soit près de 12 millions de voyageurs par jour, alors que pendant les mois creux de juillet et août la régie n’en prend en charge que de 7 à 8 millions. En clair, il doit augmenter l’offre de transport de 15 % par rapport à un été normal. Un chiffre qui claque, mais ne veut pas dire grand-chose. Sur certaines lignes, la fréquence des trains sera considérablement renforcée, quand d’autres tourneront au ralenti. Sur la ligne 9, par exemple, qui permet de rejoindre l’ouest de la capitale et Roland-Garros, le nombre de rames devrait être accru de 50 % par rapport à un été lambda… Au comité transports, qui se réunit régulièrement et regroupe autour de la table les ministres Amélie Oudéa-Castéra et Clément Beaune, le préfet de police Laurent Nunez, le préfet de région Marc Guillaume, le délégué interministériel aux Jeux Michel Cadot et les représentants du Cojop, de la Ville et de la Région, Castex présente un plan minutieux : ligne par ligne, minute par minute, des projections de fréquentation avec un code couleur pour toute la période des Jeux. Vert, ça roule, rouge, c’est la congestion. Certaines journées - les 27, 28 et 30 juillet - sont cramoisies, notamment sur tout le réseau ouest parisien, avec en même temps les matchs de foot au Parc des Princes, ceux de boxe et de tennis à Roland-Garros. Valérie Pécresse, présidente de la Région et d’Ile-de-France Mobilités (IDFM), l’autorité organisatrice des transports, ajoute que des bus de substitution seront mis en service, et qu’après tout les Franciliens peuvent marcher. Mieux : qu’ils télétravaillent s’ils le peuvent. Et puis il y a ces 415 kilomètres de pistes cyclables construites pour rejoindre les sites de compétition. 20 000 places de parking à vélo sécurisées vont être créées, dont 9 000 pérennes.

Calinothérapie et carnet de chèque

A la RATP, Castex a fait et refait ses comptes. Ça passe si les conducteurs de métro ne se font pas porter pâles. Or, près de 200 manquent aujourd’hui chaque jour à l’appel, soit un peu plus de 6 % du total, d’après nos informations. Un absentéisme qui a doublé par rapport à la période pré-Covid. S’y ajoutent des problèmes de maintenance liés au vieillissement des rames, notamment sur les lignes qui seront les plus empruntées. 400 conducteurs ont bien été recrutés en 2023, mais l’équilibre est précaire. Sur près de 45 000 salariés, 19 000 agents seront sur le pont. Comment les mobiliser ? En mettant du beurre dans les épinards. Et ça, Castex sait faire.

Dès son arrivée à la RATP, l’ex-Premier ministre a signé la paix des braves avec les syndicats à coups de primes et d’augmentations de salaires plutôt généreuses après des années de vaches maigres. Mais, l’été dernier, le patron présente sa facture à IDFM. Alors qu’il tablait sur une année bénéficiaire en 2023, il redoute maintenant une perte de 70 millions d’euros. Pour Castex, la Région doit encore remettre au pot, suffisamment pour que les comptes soient excédentaires à la fin de l’année 2023 et qu’il puisse distribuer un intéressement début 2024. Une carotte qui sera utile quand il va devoir négocier avec les syndicats les primes de présence pendant les JO, justifie-t-il. Valérie Pécresse tempête, mais elle ouvre son portefeuille : 125 millions supplémentaires pour boucler 2023, et près de 160 millions pour 2024. Auxquels elle ajoute près de 53 millions dans un avenant signé fin septembre pour financer l’embauche pérenne de 200 conducteurs supplémentaires pour les Jeux.

Des rallonges budgétaires bienvenues pour Castex, mais qui ne sont pas suffisantes. C’est là que l’Etat entre dans la danse, très discrètement, avec un décret (n° 2023-117) publié au Journal officiel le 30 novembre détaillant la création d’une aide Covid pour les transporteurs publics de près de 50 millions d’euros au total. Les critères d’attribution sont tellement restrictifs que seule la RATP en bénéficiera. A Castex de jouer maintenant. Il n’a pas changé de plan : câlinothérapie et carnet de chèques. Après tout, les Jeux valent bien un "quoi qu’il en coûte" olympique.