BATACLAN, 13 novembre 2015 : Violence, conscience et LIBERTÉ
Il y a 10 ans, le soir du vendredi 13 novembre 2015, des terroristes islamistes s’en prenaient une nouvelle fois à la France. Voici mon article de l’époque pour Contrepoints, augmenté par endroits pour donner de la place au communiqué de revendication de Daesh.
Nous sommes après le « Vendredi 13 », à l’heure des décombres, du deuil et des questionnements vitaux. À l’heure de la réalité durement admise et de la sincérité plus que jamais nécessaire. À l’heure des explications timidement avancées qui glissent sur nos esprits hébétés sans rien expliquer. À l’heure de ce mouvement d’étrange gravité qui nous fait rentrer dans les profondeurs de notre être pour y chercher le prédicat éthique le plus reculé sur lequel bâtir une réflexion, un comportement et parfois même toute une vie.
Mes chroniques sont nées en réaction aux attentats Charlie de janvier. La violence déchaînée à ce moment-là voulait faire taire toute critique contre l’islam, et je sentais que ce n’était plus le moment de renoncer à parler.
Par coïncidence, le matin du « Vendredi 13 », Contrepoints a publié un article de ma main sur Vladimir Poutine. J’y exprimais toutes mes réticences à l’égard de ce dirigeant autoritaire, ennemi des libertés individuelles, non sans quelques exemples précis pour soutenir mon propos. Dans la discussion âpre et nourrie qui a suivi en commentaires, j’ai pu mesurer l’extrême attraction, la rassurance quasi hypnotique qu’il exerçait sur les très nombreux tenants d’un Poutine, homme fort et couillu, qui « sauve la Russie, lui redonne sa fierté » et, comme le dirigeant russe l’a dit avec grossièreté, « bute les terroristes musulmans jusque dans les chiottes (sic). »
J’ai pensé que si jamais je ne me rappelais plus très bien pourquoi j’avais démarré mes chroniques, je le savais maintenant très clairement : la liberté, si terriblement difficile à vivre, même parfois pour ceux qui s’en réclament, est fragile et précieuse. Elle doit être défendue partout et perpétuellement, tant son contraire, le totalitarisme, est séduisant aux yeux de quelques âmes crédules, au point même de sembler reposant et valorisant s’il est présenté dans les bons conditionnements.
Le soir même, la série d’attentats Bataclan (formulation ramassée pour désigner les six attaques parisiennes), de même obédience islamiste que celle de janvier 2015, venait confirmer dans le sang de cent trente victimes décédées et trois cent cinquante blessés la guerre virulente que Daesh, régime de pensée totalitaire et d’action criminelle, s’acharne à infliger autant aux pays despotiques qu’aux sociétés libres.
Faut-il en conclure alors que le « protocole Poutine » est le bon ? Que nous ne vaincrons le terrorisme qu’au prix d’une remise complète de nos existences entre les mains d’un homme fort, éventuellement vertueux, ce qui n’est certes pas le cas du président russe ? Autrement dit, que nous ne détruirons ceux qui s’en prennent à nos libertés chéries qu’en abandonnant en route ces libertés ?
La question n’est absolument pas rhétorique, puisque les attentats de janvier 2015 ont débouché à très brève échéance sur la loi Renseignement qui, sous couvert de lutte anti-terroriste, organise la surveillance des télécommunications de tous les Français sans décision judiciaire. Et cela, alors que beaucoup de spécialistes du renseignement s’accordent pour dire que cette loi ne sera pas le moins du monde efficace en ce domaine. Dès lors, pourquoi une telle loi existerait-elle s’il ne s’agissait pas en fait de donner au pouvoir en place des moyens de contrôle étendus sur les individus ?
Selon moi, c’est un biais cognitif que d’associer l’image d’un tyran musclé à une politique de fermeté toujours intelligente et gagnante, tandis que nos dirigeants démocratiques sont associés à une idée de mollesse couarde et indécise. Un État libéral attaqué a tous les droits de se défendre avec la plus grande vigueur dans la mesure où il applique sans faiblir toutes ses prérogatives régaliennes plutôt que de se dépenser dans d’inutiles tentatives de régler au millimètre près la composition des couches-culottes et le calibre des tomates.
Une autre leçon à tirer de ces événements est en rapport avec la culpabilité. Si l’on veut mesurer avec toute la justesse possible ce que les terroristes de Daesh veulent nous enlever, il est important de ne pas se tromper de coupables. Les terroristes expliquent leurs actes en disant qu’ils nous punissent pour la Syrie, la Libye, etc. et se positionnent en justiciers, conséquence d’un fait générateur qui serait de notre seule et unique initiative. L’Occident est coupable, toujours coupable. Cela fait partie de leur discours révolutionnaire, cela vise à nous désarmer, cela vise à nous faire plier et à nous obliger à nous rendre, mais c’est absolument faux.
J’en veux pour preuve que « Vendredi 13 » comme en janvier 2015, les attaques terroristes ont visé deux réalités éternelles : l’esprit des Lumières de l’Occident à travers la liberté d’expression des dessinateurs de Charlie Hebdo et la liberté de choix et de mouvement des Français qui sont sortis au restaurant, au bar, au stade ou au concert, ; et les juifs, boucs émissaires constants de toutes les frustrations, à travers les prises d’otages de l’Hyper Cacher et du Bataclan, salle de concert qui fut déjà la cible d’attentats antisémites. Dans son communiqué de revendication, Daesh explique d’entrée avoir « pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe, Paris » et avoir frappé au Bataclan « des centaines d’idolâtres dans une fête de perversité. » Et de conclure que « l’odeur de mort » continuera de rôder dans les rues de Paris qui a osé « insulter notre prophète » et « s’être vanté de combattre l’islam en France ».
Je considère donc que ni Hollande, ni Obama, ni Merkel ne sont coupables d’avoir, par leurs politiques maladroites au Moyen-Orient ou en Afrique, déclenché la réaction en chaîne du terrorisme islamiste qui nous frappe. Fruit d’un revival intégriste de l’islam commencé par les Frères musulmans d’une part et le mouvement salafiste d’autre part dans les années 1920, et consolidé par la révolution islamique d’Iran en 1979, le terrorisme islamiste nous déteste no matter what et il aurait frappé anyway. On peut cependant dire que les politiques d’Obama, Hollande et consorts, la guerre d’Irak avant cela, se sont révélées incapables de régler le problème et s’avèrent maintenant très utiles à Daesh pour servir de prétexte à toutes ses exactions. La France et ses semblables ont osé « frapper les musulmans en terre du Califat avec leurs avions », est-il mentionné dans le communiqué de Daesh. Mais la conclusion « Allah est le plus grand » replace l’ensemble dans un projet global de domination de l’islam.
Le soir du « Vendredi 13 », des hommes, dotés de deux bras, deux jambes et une conscience comme vous et moi, sont entrés volontairement dans une salle de spectacle et dans des restaurants, armés jusqu’aux dents. Volontairement, ils ont plongé la salle dans le noir, créant la peur et la panique, et se soustrayant eux-mêmes à l’épreuve terrifiante de regarder leurs futures victimes dans les yeux. Volontairement, ils ont tiré, parfois par grandes rafales aveugles, parfois en visant directement la tête. Volontairement, ils avaient un gilet piégé et se sont fait sauter.
Stefan Zweig a trouvé la formulation parfaite pour décrire tout ceci (dans Conscience contre violence ou Castellion contre Calvin, 1936) :
« Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. »
Les terroristes du « Vendredi 13 » ne défendaient ni doctrine, ni veuve, ni orphelin, ni eux-mêmes. Dotés d’une conscience qu’ils avaient volontairement décidé d’abolir au profit d’un pouvoir totalitaire, dans un mouvement de naufrage nihiliste que les systèmes totalitaires appellent toujours, ils ont tué des humains.
C’est au nom de la conscience que nous possédons tous que la liberté est à la fois si importante à préserver et si difficile à vivre. Car à bien y réfléchir, que représente l’appel à l’homme fort, si ce n’est une aspiration à abolir notre conscience dans celle de quelqu’un d’autre ? Et que représente la liberté, si ce n’est un face-à-face permanent entre nous et notre conscience, qui nous investit à tout jamais de l’obligation de responsabilité ?
Nous vivons dans une société ouverte. Imparfaite, on ne le sait que trop, tant du point de vue de la magouille politicienne que du racornissement insidieux des libertés – mais ouverte, et en tous cas qui s’aspire telle. Ce matin comme hier, des centaines de Français comme moi se sont penchés sur leur ordinateur pour mettre par écrit et afficher au grand jour ce qu’ils pensaient des terribles événements que nous vivons depuis des mois. J’ai confiance que de ce foisonnement d’expression et d’idées émergeront les voies subtiles qui nous permettront de nous défendre sans faiblir en restant des sociétés ouvertes au sein desquelles la liberté reste éternellement la valeur cardinale.
Note aux lecteurs : Il y a 10 ans, cet article avait suscité de nombreux commentaires et remarques qui m’ont donné l’occasion de préciser certains points. Je vous invite à vous y reporter. Premier commentaire du fil ici.
Illustration de couverture : dessin Peace for Paris de l’artiste Jean Jullien.
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