Malgré 300 millions d'euros d'argent public, le narcotrafic perdure dans ce quartier de Nice
Malgré la météo radieuse de ce début d’automne, l’atmosphère est lourde aux alentours de la mosquée du quartier des Moulins, à l’ouest de Nice. En ce mercredi 15 octobre, une poignée de fidèles sort de la cérémonie rendue en hommage à Rayan, tué à 20 ans par des tirs de Kalachnikov. Une semaine et demie plus tôt, le 3 octobre, cet habitant a été fauché sur la place centrale des Amaryllis par un commando de deux tireurs installés dans une Peugeot 3008 volée. Oyshkur, un père de famille de 58 ans, a également été tué sur le coup, et cinq autres personnes ont été blessées. Les deux victimes n’avaient pas d’antécédents judiciaires, et n’étaient pas connues des habitants pour une éventuelle implication dans le trafic de stupéfiants - fléau qui gangrène le quartier depuis des années, et pourrait selon le parquet de Nice être "en lien" avec la tuerie.
"Ils n’avaient rien à voir avec le deal, et sont pourtant morts comme ça, gratuitement", se désespère Ourdia*, résidente des Moulins depuis plus de 30 ans. Comme la plupart des personnes interrogées, cette habitante a préféré rester anonyme. Car malgré le deuil des familles et les voitures de police qui circulent régulièrement entre les tours, "le réseau", lui, "ne s’est pas arrêté de vivre", raille-t-elle, précisant "ne pas vouloir de problèmes". À quelques dizaines de mètres de la mosquée, une bande de jeunes "charbonneurs" attend patiemment le client, sans se soucier de la cérémonie qui vient de se dérouler. "Il vous fallait quelque chose ?", propose même l’un d’eux à L’Express au bout de quelques minutes. Pour les dealers, il s’agit d’une matinée comme une autre. Et il faut vendre.
Dans ce quartier de 7 000 habitants, à proximité immédiate de l’aéroport de Nice et de l’autoroute A8, où le taux de pauvreté atteint les 49 % et le taux de chômage plus de 25 %, le narcotrafic a pris au fil des années une place incommensurable - malgré les actions conjointes de l’État et de la municipalité pour déloger les principaux réseaux. Selon le préfet du département Laurent Hottiaux, "une quinzaine" de points de deal existaient encore aux Moulins il y a deux ans, dont le plus grand des Alpes-Maritimes, surnommé "la Laverie". À coups de présence policière et d’incarcérations (300 depuis le début de l’année dans le département, dont 71 aux Moulins), le préfet assure que "seuls deux à cinq points de deal" subsisteraient actuellement dans le quartier. "C’est plutôt cinq, pour un chiffre d’affaires estimé entre 30 000 et 40 000 euros par jour", précise Julien Hausknecht, secrétaire départemental du syndicat Alliance Police Nationale.
"Place de la mort"
Pour tenter de désenclaver et redynamiser les Moulins, la Métropole Nice Côte d’Azur et ses partenaires ont pourtant vu les choses en grand : depuis 2010, le très ambitieux programme de renouvellement urbain (PRU), prolongé jusqu’en 2030 pour un coût total de plus de 300 millions d’euros, a permis de réaménager plus de 76 000 mètres carrés de voies et espaces publics, de détruire ou réhabiliter plusieurs bâtiments dégradés, et de reconstruire des centaines de logements neufs. En parallèle, Laurent Hottiaux évoque "une action sans précédent sur la sécurité" dans la zone, avec un "pilonnage systématique des points de deal", mêlé à des enquêtes de fond sur les "têtes de réseau" et à de multiples interpellations de consommateurs, soumis à une amende forfaitaire en cas de possession de stupéfiants.
Mais ces investissements n’ont pas suffi à décourager les trafiquants, qui s’acclimatent sans difficulté à leur nouvel environnement. Et tentent même d’en tirer parti. "Les routes créées pour faciliter la circulation de la police servent désormais de drive pour les consommateurs. Et les ouvertures entre les immeubles, censées aérer le quartier, permettent aux guetteurs de s’enfuir plus facilement en cas de problème", résume un membre d’association locale, dépité. La fameuse place des Amaryllis, rénovée à hauteur de 300 000 euros dans le cadre du PRU, est de son côté surnommée "place de la mort", ou "le cimetière" par certains résidents rencontrés par L’Express. Depuis 2015, quatre personnes y ont perdu la vie, abattues par des tirs d’armes à feu sur fond de trafic de drogues - sans compter plusieurs fusillades ou tentatives d’assassinat, parfois réalisées en plein jour.
Le parc pour enfants flambant neuf installé en face du bureau de tabac reste désespérément vide - à quelques mètres, les impacts de Kalachnikov du 3 octobre sont encore visibles. "Mes parents m’ont interdit de passer par là, mais je m’en fiche. Que je me prenne une balle ici ou ailleurs, c’est la même chose", confie une adolescente, qui se dit "presque habituée" aux coups de feu, qu’elle entend parfois depuis son bâtiment, au fond du quartier. "C’est triste à dire, mais on n’a plus de larmes dans nos yeux. La route qui borde la place, je l’appelle la route de la terreur", souffle un autre en désignant l’avenue Martin Luther King, par laquelle ont déboulé les tueurs de Rayan et Oyshkur.
Ces morts évitables pourraient-elles provoquer un électrochoc chez certains jeunes, les dissuadant de mettre un doigt dans l’engrenage du trafic ? "Ils poursuivent un rêve éternel d’argent facile. On leur jette de la poudre aux yeux, et ça marche. La plupart donneraient tout pour partir d’ici", assène le jeune homme en désignant les bâtiments qui l’entourent. Malgré les millions d’euros investis dans ces nouvelles barres d’immeubles, ce résident insiste sur l’état déplorable de certaines tours, les coupures d’eau régulières, les ascenseurs en panne, les travaux de moindre qualité réalisés "à la va-vite" dans plusieurs appartements, la présence visible de nuisibles. "À côté de ça, vous avez la tentation de toucher des centaines d’euros en quelques jours. Honnêtement, il y a tellement d’argent en jeu que beaucoup ne prennent même pas en considération le risque de mourir", lâche-t-il. Aux Moulins, la violence fait désormais partie du business.
Violence ressentie
En témoigne l’incendie volontaire du bâtiment 38, en juillet 2024, ayant entraîné la mort de sept personnes - dont un adolescent et trois enfants. Un an plus tard, deux individus ont été interpellés pour ces faits, dont un homme âgé de 33 ans connu des services de police pour trafic de stupéfiants. Ici, les drames se suivent et se ressemblent : quelques jours seulement avant la fusillade du 3 octobre, un jeune homme de 17 ans était touché à la jambe par un tir d’armes à feu. Il était, lui aussi, connu des services de police pour trafic de stupéfiants. Dans l’intimité des appartements, l’incompréhension des résidents est palpable. Leur colère aussi. "On nous dit que le nombre de points de deal a baissé, mais la violence ressentie est pire que jamais. Ça n’arrête pas. J’ai la boule au ventre pour aller faire mes courses", regrette Ourdia, qui a cessé d’inviter ses petits-enfants chez elle.
Les témoignages de ses voisins traduisent un quotidien pesant, rythmé par le deal. Ici, une habitante a investi plus de 500 euros dans une serrure "de compétition" après que son logement a été squatté par des dealers durant l’été ; là, une autre a cessé de rétorquer face aux "choufs" [guetteurs, NDLR]. "Avant, je faisais un peu la rebelle avec eux, il m’arrivait d’appeler la police quand je les voyais s’installer. Je ne le fais plus, par peur qu’on remonte jusqu’à moi", confie-t-elle. Certains racontent même la tentation des habitants de se faire justice eux-mêmes : il y a deux ans, de violentes altercations ont eu lieu entre des dealers et des résidents, bien décidés à ne pas se laisser faire à la suite de l’agression d’une jeune femme du quartier.
Le Groupement d’Agents Interbailleurs contre les Désordres et les Abus (Gaida), créé en 2024 sur une idée de la municipalité, ne change pas grand-chose à la lassitude des locataires. Financé à hauteur de 2,5 millions d’euros par an selon son directeur général Eric Zuber - deux tiers sont pris en charge par les bailleurs, le tiers restant par la Métropole et la ville de Nice -, le bataillon a pour mission "d’assurer la tranquillité, créer du lien social, lutter contre le sentiment d’abandon et faire cesser les troubles légers". Mais ses 25 agents sont loin de faire l’unanimité. "Ils s’en vont à 00h30, alors qu’il y a du grabuge en bas de chez moi jusqu’à 6 heures du matin. S’il y a un problème, nous n’avons même pas de numéro direct pour les joindre ! C’est un gag ambulant", s’impatiente Marie*, qui vit aux Moulins depuis 33 ans. "Ils ne s’attaquent pas au deal, mais nous disent de remonter si on prend l’air en bas de chez nous à 21 heures Comme si c’était nous le problème !", abonde un adolescent, dépité.
Main-d’œuvre illimitée
Anthony Borré, adjoint à la sécurité et à la politique de la ville à la mairie de Nice, défend pourtant le bilan de son Gaida, évoquant depuis sa création la confiscation "de 95 armes blanches et 155 saisies sèches de stupéfiants, représentant plusieurs kilos de drogues". L’élu insiste par ailleurs sur la présence "très forte et régulière" des autorités, la destruction du fameux point de deal de la Laverie ou sur les "300 procédures d’expulsions engagées à l’échelle de la ville, notamment dans le quartier des Moulins". Mais admet une situation toujours "insatisfaisante" dans la zone, notamment permise par le pouvoir financier démesuré du réseau.
Pour lutter contre le "haut du spectre" des trafiquants, et éviter que leurs petites mains ne soient remplacées le lendemain même de leur interpellation, Julien Hausknecht regrette de son côté un déficit d’effectifs, déplorant "un manque de 80 policiers enquêteurs au niveau départemental". "Pendant ce temps-là, le réseau peaufine ses techniques de manipulation, de corruption, et joue avec un flux de main-d’œuvre illimité", regrette le syndicaliste.
En poste depuis deux ans, le procureur de la République de Nice Damien Martinelli observe notamment l’emprise des trafiquants sur des recrues venues de l’étranger, souvent mineures : du 1er janvier au 31 août 2025, 66 % des personnes interpellées aux Moulins dans le cadre du trafic de drogues étaient des étrangers en situation irrégulière, dont environ la moitié étaient mineurs. Vulnérables, sans attaches, en constant besoin d’argent et corvéables à merci, ces mineurs isolés deviennent la cible idéale du réseau. "C’est un public difficile à prendre en charge. En cas d’interpellation, les mesures éducatives peuvent être complexes à mettre en oeuvre : malgré l’obligation de résider en foyer par exemple, l’attraction du point de deal, la rémunération associée et l’emprise du réseau est souvent trop forte", déplore le procureur.
Ses services ont par ailleurs constaté la mise en place d’un "narcotourisme" durant l’été, avec des candidats venus de région parisienne, de Besançon ou du Havre pour travailler sur des points de deal, tout en allant à la plage sur leur temps libre. Les têtes de réseau, elles, restent majoritairement locales, souvent déjà connues des services de police. En juin 2025, une vaste opération permettait par exemple au service de lutte contre les produits stupéfiants (SPLJ) de Nice d’interpeller 16 personnes suspectées de faire fonctionner une structure de ventes en plein cœur des Moulins, dont "des nourrices d’argent, d’armes et de produits" et des "gérants, gérants de terrain et fournisseurs". Âgés de 17 à 38 ans, plusieurs d’entre elles avaient "déjà été condamnées pour trafic de stupéfiants" selon le parquet de Nice. Un énième coup porté au réseau, sans permettre pour autant de l’assécher complètement. "Tant qu’il y a des consommateurs et de l’argent à la clé, le deal tourne. On avance petit à petit, mais c’est un travail de longue haleine", estime Damien Martinelli.
"Du cas par cas"
Au-delà de la politique ultra-sécuritaire mise en place aux Moulins, les associations, en première ligne sur le terrain, mettent tout en œuvre pour repérer les profils les plus vulnérables et tenter de les accompagner par le sport, la culture ou l’aide aux devoirs. À ce titre, la préfecture des Alpes-Maritimes indique que plus d’un million d’euros de dispositifs et subventions sont accordés chaque année aux associations du quartier. "Ce soutien est absolument primordial. Si nous ne sommes pas là, qui va tendre la main à ces jeunes ?", analyse Abdelhakim Madi, directeur de l’association Partage ton talent, qui propose des activités socioculturelles et éducatives aux adolescents du quartier.
Dans ses locaux, l’ambiance est studieuse : une vingtaine d’élèves de tous âges révisent leurs devoirs, entourés de professeurs bénévoles. "Dans le quartier, il y a de vraies pépites, à qui on veut donner les moyens de réussir. Le deal pourrit l’image des Moulins, alors qu’il ne concerne qu’une extrême minorité de jeunes", tient à rappeler le directeur, qui a lui-même grandi entre les tours. Pour leur offrir une alternative, Abdelhakim Madi insiste sur la nécessité de connaître "le contexte du quartier, ses codes, l’environnement du public accueilli". Et rappelle qu’ici, 40 % des familles sont monoparentales ou connaissent d’importantes difficultés financières, au point parfois de risquer l’expulsion.
"Chaque jeune a un parcours différent. L’un sera tenté par le deal pour des problèmes d’argent, l’autre parce qu’il a été exclu du collège… C’est leur histoire personnelle qu’on cherche à comprendre. C’est un combat quotidien, au cas par cas", souligne-t-il. Ce travail de fourmi, long, coûteux et sans garantie de résultat, "ne doit surtout pas être sous-estimé ou oublié, peu importe le prochain maire, le prochain président ou la manière dont évolue le quartier", confirme son confrère Robert Senghor, co-directeur général de l’association d’aide aux devoirs Adam. Chaque année, son équipe sort certains jeunes de la rue et accompagne d’anciens dealers à trouver un emploi ou une formation à leur sortie de prison. Son travail est un éternel recommencement. "Mais on ne lâchera rien", promet-il.
*Les prénoms ont été modifiés.
