"La science est essentielle dans notre démocratie" : les vérités de Laura Chaubard (Polytechnique) et Luis Vassy (Sciences Po)
Dans un monde déchiré par les guerres et bousculé par la montée des tensions commerciales, la tentation du repli sur soi n’a jamais été aussi forte. Confrontées à la poussée du vote radical et à l’essor de la désinformation, les démocraties libérales sont fragilisées. C’est plus que jamais le moment de donner la parole aux architectes du sursaut, qu’ils soient scientifiques, militaires, experts de la tech, intellectuels ou entrepreneurs. L'Express consacre un numéro exceptionnel aux "Visionnaires".
L’une s’est très vite orientée vers une carrière scientifique, l’autre a suivi un parcours de diplomate. Pourtant Laura Chaubard, directrice générale de l’école Polytechnique, et Luis Vassy, président de Sciences Po, s’accordent sur un bon nombre de grands défis à relever. Mais aussi sur cet équilibre vers lequel ils doivent tendre : réussir à prendre le tournant de l’IA, de la transition écologique ou de la nouvelle donne géopolitique sans pour autant renier les vocations et valeurs fondamentales de leurs institutions riches d’une longue histoire. Entretien croisé.
L'Express : Sciences Po et Polytechnique sont souvent considérées comme des "écoles de formation des élites". Souscrivez-vous à cette image ?
Luis Vassy. Je récuse le terme d’"élite" parce qu’il sous-entend la constitution d’un groupe séparé au sein de la société française. En revanche, j’assume volontiers notre volonté de tendre vers "l’excellence", d’amener nos étudiants à une forme d’exigence intellectuelle et d’exemplarité dans le comportement.
Le rôle de Sciences Po, depuis plus de cent cinquante ans, est de sélectionner de très bons étudiants dans l’intérêt du pays, de les former au meilleur de leurs capacités afin qu’ils soient capables d’affronter des défis complexes dans des domaines extrêmement variés : secteur public, privé, entreprises, communication, culture, droit… Le général de Gaulle disait : "Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote." C’est ce lien entre l’action très opérationnelle et la formation intellectuelle que nous cherchons à cultiver.
Laura Chaubard. Je me rallie volontiers à ce terme d'"excellence". La mission de Polytechnique a toujours été de former à la fois des ingénieurs de très haut niveau et des citoyens responsables. Nos étudiants se doivent d’acquérir les valeurs essentielles de la démarche scientifique, tout en cultivant des qualités humaines. Appelés à occuper des postes à responsabilités, ils apprennent aussi à se mettre au service de l’intérêt général.
Le terme d'"élite" ne me dérange pas s’il est bien lié au modèle d’émancipation de notre société, fondé sur la connaissance et l’éducation. Cet héritage des Lumières et de la Révolution française, basé sur l’universalisme, me paraît tout à fait conforme à la mission de notre école. Il faut toutefois reconnaître que ce modèle reste imparfait et mérite d’être questionné.
Vos écoles incarnent chacune deux traditions : les sciences sociales et les sciences exactes. L’interdisciplinarité n’est-elle pas devenue indispensable à l’heure des grands défis liés à l’IA, les transitions énergétiques ou les crises démocratiques ?
L.V. : Cette interdisciplinarité que vous mentionnez fait effectivement partie de nos piliers, avec l’innovation et le développement de la distance critique. Cet été, j’ai lu avec grand intérêt une étude réalisée par l’auteur de sciences politiques Philip Tetlock au début des années 2000 : ce dernier a passé en revue 2 780 prédictions effectuées par des gouvernements, chercheurs ou think tanks divers. Il en est arrivé à cette conclusion : ceux qui ont le plus raison sont ceux qui sont capables d’avoir un réflexe d’autocritique et de revoir leur jugement à l’aune des signaux qu’ils reçoivent de l’extérieur. Ce qui est quand même plus facile quand on est capable de naviguer entre plusieurs disciplines que lorsqu’on s’est limité à un seul sillon.
J’aime aussi me référer à la fable du renard et du hérisson, reprise par Isaiah Berlin. "Si le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une seule, mais elle est grande", disait le philosophe britannique. Dans le monde dans lequel nous entrons, le hérisson risque de rencontrer plus de difficultés. Il nous faut désormais développer notre capacité à naviguer entre différents sujets pour prendre les bonnes décisions.
L’élève de polytechnique est-il renard ou hérisson ?
L.C : Le monde des ingénieurs est dans l’ensemble plutôt renard tant il est nécessaire de maîtriser différents champs disciplinaires, et les cursus de l’École polytechnique sont pour cela particulièrement adaptés. Nos étudiants pratiquent à la fois des matières scientifiques mais aussi des sciences humaines et sociales, des langues ou du sport, leur permettant d’acquérir une vision systémique des différents enjeux. La spécialisation n’intervient qu’en dernière année.
Sur la question environnementale, par exemple, nos élèves explorent à la fois les angles énergétiques, ceux liés aux ressources naturelles, à la démographie, à la géopolitique ou à l’évolution du climat. C’est le but de notre nouveau cours "Engineering Sustainability - s’ingénier pour durer" qui réunit neuf départements différents.
Comment vos institutions, riches d’une longue histoire, s’adaptent-elles aux aspirations de vos élèves qui, pour la plupart, ont entre 17 et 25 ans ?
L.V : Un changement notable, c’est qu’il est beaucoup plus difficile de rentrer à Sciences Po aujourd’hui qu’il y a vingt ans, avec des admis qui ont plus de 18 sur 20 de moyenne au bac et presque toujours mention très bien. Ce qui ne change pas, en revanche, c’est leur attrait pour les sujets politiques, sociaux, économiques, géopolitiques. Je trouve cette génération très courageuse et consciente des défis qu’elle a à surmonter comme celui de la transition écologique ou de la nouvelle donne géopolitique. Ils sont beaucoup plus ouverts sur le monde, parlent des langues étrangères et côtoient des étudiants étrangers qui représentent 50 % des effectifs à Sciences Po.
L.C : Je trouve cette génération beaucoup mieux informée, plus éveillée sur la société et soucieuse d’agir sur notre monde. Cette préoccupation se reflète dans leurs choix d’orientation : beaucoup vont se tourner vers des secteurs professionnels susceptibles de leur fournir des leviers d’action au profit du collectif. Même si cette génération est sans doute plus inquiète que celle de leurs aînés, cet attrait du collectif m’apparaît comme un signal positif.
Le monde universitaire, aux Etats-Unis comme en France, a été très politisé ces dernières années. Le conflit israélo-palestinien a notamment suscité des remous à Sciences Po. Les grands sujets politiques doivent-ils rester à l’extérieur de vos campus ?
L.V : Exclure les sujets politiques, sociaux ou économiques d'une école qui s’appelle Sciences Po n’aurait évidemment aucun sens. Nous accueillons chaque année plus de 2000 événements sur une pluralité de thèmes et tout se passe bien dans 99,9 % des cas. Mais le fait qu’on puisse s’attaquer à notre institution faite pour le débat, la nuance et le développement de l’esprit critique, me semble être un glissement dangereux.
Voilà pourquoi, en février dernier, Sciences Po a adopté une doctrine qui établit un principe de réserve : nous n’avons pas vocation à prendre position en tant qu’institution sur des sujets politiques ou géopolitiques qui ne sont pas au cœur de nos missions. Dans le même temps, la liberté d’expression et la liberté académique sont pleinement garanties, et donc chacun au sein de Sciences Po peut défendre ses idées de manière pacifique.
Comment aider vos élèves à relever les défis futurs liés à l’IA ?
L.C : L’IA est en passe de transformer tous les secteurs économiques, mais aussi de bouleverser nos méthodes de recherche. La première mission de l’École polytechnique est de fournir à nos élèves la boîte à outils nécessaire à sa compréhension et à son usage. En début de deuxième année de notre cursus ingénieur nous introduisons un cours dédié aux grands principes du machine learning obligatoire pour tous, avec une première partie consacrée aux fondements mathématiques et informatiques de l’IA, et une seconde partie pluridisciplinaire : comment utiliser l’IA en physique, en biologie, en économie, etc. Avec, toujours, ce souci de recul critique qui permet de déceler les limites de cette technologie. L’X forme également, depuis vingt ans, des spécialistes de l’IA dont certains sont à la tête des start-up les plus prometteuses. Enfin, nous concentrons nos efforts sur la formation continue des cadres soucieux de maîtriser les enjeux liés à cette technologie et de prendre les bonnes décisions d’investissement.
L.V : Un autre enjeu me paraît plus profond et plus complexe encore : nous commençons à voir arriver des élèves qui utilisent l’IA depuis le secondaire. Il nous faut être sûrs qu’ils arrivent à maîtriser ces outils, tout en veillant à préserver certaines capacités cognitives propres à l’être humain. Notre rapport à la mémoire, les types de pédagogie et d’évaluation à mettre en œuvre, l’avenir des travaux faits chez soi… Cette révolution de l’IA soulève énormément de questions pour des institutions d’enseignement comme les nôtres. Nous vivons actuellement une période de rupture majeure comme nous avons pu en connaître par le passé au moment de la révolution industrielle ou de la Révolution française. D’où l’intérêt de réfléchir à ces changements précédents et de voir comment les sociétés ont réussi ou non à en tirer profit. Dans les temps de rupture, les théoriciens ont des choses à nous dire, car la pensée incrémentale a du mal à appréhender des changements radicaux.
Le respect de la démarche scientifique est de plus en plus bafoué. Pourtant cette rigueur n’est-elle pas plus que jamais nécessaire pour contrer les réseaux complotistes et obscurantistes ?
L.C : C’est l’un des grands enjeux actuels au-delà de transmettre et de produire de nouvelles connaissances, il nous faut réaffirmer la place essentielle qu’occupe la démarche scientifique dans notre démocratie. En France plus qu’ailleurs puisque notre République s’est construite sur ces fondamentaux-là, contrairement au modèle américain davantage basé sur l’avènement de la loi et de la construction fédérale. Ces valeurs de curiosité, d’intégrité, de rigueur, d’esprit critique sont très importantes, non seulement pour les scientifiques eux-mêmes mais aussi pour notre narration collective et la manière dont nous faisons société. Le fait que cette démarche soit remise en cause aujourd’hui me paraît très dangereux. Le paradoxe est que la science n’a jamais été aussi présente dans le débat public. Il n’y a pas un sujet sur lequel on ne convoque pas un expert scientifique et dans le même temps la défiance à l’égard de la science s’est amplifiée.
L.V : Les sciences et humaines et sociales me semblent soumises à un procès particulièrement sévère. Il est vrai qu’elles touchent à des matières très sensibles comme le comportement humain, l’économie, l’histoire ou la philosophie. Face à la complexité du terrain sur lequel elles se déploient, l’exigence de rigueur scientifique semble encore plus vitale. Dans le même temps, il faut éviter la tentation de la tour d’ivoire. Nous ne devons pas nous placer en surplomb mais être prêts à répondre aux interrogations voire aux contestations en assurant que nous nous basons sur des résultats vérifiés et une méthode scientifique. Il faut aussi se méfier de l’idée que l'on détermine des vérités absolues par la méthode scientifique puisque, par définition, la recherche ne cesse de progresser.
Féminiser les filières scientifiques est indispensable pour renouer avec la compétitivité économique. Quels sont les blocages qui persistent ? Sachant qu’à Polytechnique, en 2024, la proportion de femmes admises au concours du cycle ingénieur est passée de 21 % à 16 %...
L.C : Je précise que sur l’ensemble du campus, tous cursus confondus, nous sommes plutôt à 30 % de femmes. Dans le cadre du concours du cycle ingénieur, nous sommes remontés à 20 % mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de ce plateau. Les obstacles qui persistent sont multifactoriels et pour l’heure encore assez méconnus. Des travaux de recherche en sciences de l’éducation sont en cours pour nous aider à comprendre à quel moment et comment se forment les biais d’orientation. Ma conviction est que l’enseignement des mathématiques cristallise beaucoup de ces biais de genre : perçues comme des sciences arides, sélectives et peu accessibles, alors qu’elles sont la science de l’abstraction par excellence et un formidable espace de créativité. Pour des enfants et des adolescents qui ressentent parfois le besoin de s’extraire du monde, elles peuvent être comme un refuge au même titre que la littérature.
Il y a une vingtaine d’années, on ne pouvait pas imaginer l’arrivée de l’IA… Comment préparer au mieux cette génération d’élèves à ce qui les attend dans 25 ou 30 ans ?
L.V : Nous sommes effectivement dans une phase d’accélération du changement, mais le phénomène n’est pas nouveau puisque beaucoup de gens exercent aujourd’hui un métier encore inconnu il y a 25 ans. Prenons le cas qui me concerne : la diplomatie. Lorsque je suis arrivé au Quai d’Orsay en 2004, nous n’avions pas Internet, essentiellement pour des questions de sécurité. Ce qui n’est plus le cas grâce aux nouveaux outils qui servent de pare-feu. Mais, même si les méthodes de travail ont totalement changé, il y a des constantes dans le métier de diplomate. L’important est de former des esprits capables de s’adapter au rythme très soutenu des transformations.
L.C : Je suis frappée de voir à quel point l’éducation est sommée de se réinventer régulièrement. On l’a vu avec l’arrivée de la radio, de la télévision, puis d’internet. Lorsque j’étais en école d’ingénieur, nous nous demandions si, à partir du moment où tout serait à portée de clic, les professeurs auraient encore des choses à nous apprendre. Pour autant, on constate que le bénéfice du face-à-face pédagogique avec l’enseignant n'a pas diminué. L’émergence de l’IA ne remettra pas radicalement en cause nos démarches pédagogiques ni nos relations avec les élèves. J’imagine aussi que, dans 25 ans, Polytechnique accueillera beaucoup plus d’étudiants puisqu’il manque des dizaines de milliers d’ingénieurs sur le marché du travail aujourd’hui. Nous avons devant nous des enjeux de souveraineté technologique majeurs. Aujourd’hui déjà, le fait d’accueillir 45 % d’étudiants internationaux, et le même pourcentage d’enseignants-chercheurs étrangers, est une vraie richesse. Il nous faut continuer à cultiver cette ouverture internationale. Malgré les fractures géopolitiques actuelles, passées et futures, la science est une promesse d’universalité.
Laura Chaubard : Diplômée de l’X, Laura Chaubard intègre la Direction générale de l’armement en 2006. En 2017, elle est nommée conseillère pour l’innovation et le numérique au cabinet de la ministre des Armées, Florence Parly. Elle devient directrice générale de l’Etablissement public du parc et de la grande halle de la Villette en 2019, puis est nommée directrice générale de l’école Polytechnique en 2022.
Luis Vassy : Diplômé de l’Ecole normale supérieure de Cachan, de Sciences Po et de l’Ecole nationale d’administration, Luis Vassy commence une carrière diplomatique en 2004. Il devient ambassadeur de France aux Pays-Bas et représentant permanent de la France auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques en 2019. En 2024, il prend la tête de l’Institut d’études politiques de Paris.