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"En Iran, c’est fou d’avoir des enfants !" : le mur démographique, l’autre bataille du régime islamique

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"Père, mère, le bon sens de la vie", "Promotion de la dignité maternelle, source de fontaine de jeunesse", "Approche éthique pour la préservation de la vie fœtale"… Ces différents slogans ont été martelés quotidiennement lors de la Semaine nationale de la population, une campagne de communication du gouvernement iranien lancée un mois avant la "guerre de douze jours" - du 13 au 24 juin - avec Israël. Avec un mot d’ordre général : "Tous pour un Iran jeune." Un moyen, pour le régime, de mettre l’accent sur un enjeu qui affecte ce géant démographique du Moyen-Orient : le vieillissement d’une population de près de 90 millions d’habitants. Les officiels ne cessent de tirer la sonnette d’alarme ces derniers mois.

"Si nous continuons ainsi, il n’y aura plus de pays appelé Iran dans cent ans. Nous devons comprendre l’ampleur de la catastrophe", a averti le vice-ministre iranien de la Santé, Alireza Raisi, en novembre dernier. Selon lui, l’Iran pourrait finir moitié moins peuplé d’ici à 2100. Un sombre scénario nuancé par un récent rapport de l'ONU, selon lequel l’Iran ne perdra "que" 20 millions d’habitants d’ici la fin du siècle, après avoir connu un pic à 102 millions de personnes en 2053.

Plusieurs retournements spectaculaires

Toujours selon ce dirigeant iranien, près de la moitié de la population sera potentiellement considérée comme âgée en 2100. Actuellement, les Iraniens de plus de 60 ans représentent 11,5 % de la population. Cette proportion pourrait tripler d’ici à 2050. En cause, l’augmentation de l’espérance de vie, la chute du taux de natalité et une forte baisse de la fécondité. Autant de facteurs qui conduiraient le pays à vieillir cinq fois plus vite qu’il ne croît, selon Mohammad Javad Mahmoudi, directeur de l’Institut national de recherche sur la population, cité fin 2024 par l’agence de presse officielle Irna. "On raconte vraiment des histoires aux Iraniens, réagit la socio-démographe et ancienne directrice de recherche au CNRS, Marie Ladier-Fouladi. Ce n’est pas du tout catastrophique par rapport à ce qui se passe dans les pays européens comme l’Italie et l’Allemagne, qui ont besoin maintenant d’une immigration importante pour compenser la baisse de la cadence démographique."

La tendance iranienne actuelle est le fruit de plusieurs retournements spectaculaires en matière de politiques natalistes menées par l’Etat depuis des décennies. Le pays a la particularité d’avoir connu deux programmes de planning familial sous deux régimes politiques différents à seulement une vingtaine d’années d’intervalle. En 1967 d’abord, du temps où les femmes avaient encore sept enfants en moyenne. Le chah a voulu enrayer l’explosion démographique d’un Etat ne comptant qu’environ 10 millions d’habitants au début du siècle précédent. L’avènement de la République islamique avec la révolution de 1979 a mis fin à cette politique. Le nouveau pouvoir a soutenu un programme nataliste dans le contexte de la guerre avec le voisin irakien (1980-1988). Conflit à l’issue duquel le pays a connu une nouvelle volte-face. "Le taux de croissance démographique restait élevé, autour de 3 %, chiffre Marie Ladier-Fouladi. Démographes, économistes et sociologues ont alors expliqué que l’Iran islamiste ne pourrait pas subvenir aux besoins de sa population." D’où la mise en place d’une nouvelle politique de limitation des naissances. "Le slogan sur les bus, c’était : 'Mieux vaut avoir deux enfants éduqués et bien portants que cinq voyous'", se souvient le géographe Bernard Hourcade, directeur de l’Institut français de recherche en Iran (1978-1993).

Ahmadinejad veut faire doubler la population

Le taux de fécondité chez les Iraniennes a ainsi poursuivi sa chute spectaculaire durant les années 1990, "l’une des plus rapides de l’Histoire", renchérit Marie Ladier-Fouladi. Au point de croiser les courbes françaises au début du siècle : environ deux enfants par femme en France contre un tout petit peu moins dans l’ancienne Perse. Une urbanisation et un meilleur accès des filles à l’éducation ont permis à la République islamique de connaître cette transition accélérée.

L’Iran allait connaître un nouveau virage nataliste lors de l’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Avec lui, plus question de limiter les naissances à deux enfants par couple. Le président populiste a même affiché l’ambition insensée de doubler la population… à 150 millions d’habitants. Certains experts pointaient déjà du doigt le risque de saturation des infrastructures, du système de santé et d’éducation. Avec, en toile de fond, le manque de ressources en eau, en électricité ou les soucis de pollution et de transport. Autant de problématiques qui rythment encore aujourd’hui le quotidien des Iraniens.

Cette posture avait pourtant été appuyée par le guide suprême, l’ayatollah Khamenei, qui estimait dès 2012 que le régime avait fait "erreur" en n’abolissant pas la restriction du nombre des naissances au milieu des années 1990.

En 2021, les Iraniennes perdent encore des droits

Depuis, les autorités ont pris des mesures visant à booster la natalité. En 2021, le Parlement a approuvé la loi sur le "soutien à la famille et le rajeunissement de la population" qui prévoyait des restrictions sur l’avortement – à l’époque, on considérait qu’entre 300 000 et 600 000 femmes subissaient chaque année des avortements illégaux – et interdisait la stérilisation ainsi que la distribution gratuite de contraceptifs dans le système de santé public. Les experts de l'ONU s’étaient inquiétés d’un "revirement alarmant et régressif" en matière de droits des femmes.

Divers avantages aux familles avec enfants ont également été mis en place, du prêt bancaire à taux préférentiel à l’octroi de terres, en passant par un accès facilité à une voiture neuve ou des soins de santé gratuits. Autant d’incitations financières sans véritable effet sur un taux de fécondité qui stagne depuis plusieurs années. "Ce genre de subventions peut avoir une certaine incidence dans les milieux populaires, mais l’expérience mondiale montre qu’il n’y a pas de corrélation entre les politiques natalistes et la réalité", constate Bernard Hourcade.

Et ce ne sont pas les événements récents qui vont créer un climat propice à la relance de la natalité. "Personnellement, je ne veux pas mettre un enfant au monde dans cette situation, témoigne sous couvert d’anonymat Elaheh, une enseignante basée dans la province du Gilan au nord du pays, contactée sur Telegram. Ma vie et mon avenir en Iran sont tellement instables…" Comme d’autres, la jeune femme actuellement célibataire s’inquiète d’une nouvelle phase guerrière et elle a le sentiment que la situation économique empire de jour en jour, des suites de la guerre avec Israël. Un conflit coûteux dont on peine encore à mesurer les effets pour une économie, privée d’une partie de ses revenus pétroliers pendant la guerre, qui était déjà exsangue.

Dans ce contexte, voir un pic de natalité paraît impensable pour Amir, un Téhéranais de 31 ans. "On n’a déjà pas assez de jobs, pas assez de ressources en eau", tranche ce technicien audiovisuel qui décrit une capitale iranienne de plus de 10 millions d’habitants déjà bondée dans les transports publics et submergée par le trafic. "Imaginez avec le double d’habitants, ça exploserait !"

En couple depuis plusieurs années, sans être marié, ni vivre sous le même toit que sa compagne, il préfère repousser le projet famille à demain. "Vu la situation financière, c’est fou d’avoir des enfants !", s’exclame le trentenaire qui voit pourtant certains de ses amis se lancer.

"La nouvelle génération n’a aucune motivation pour avoir des enfants, complète Babak, un autre trentenaire qui travaille dans le marketing. Le lait en poudre pour enfants connaît par exemple de sérieuses restrictions. Sans compter le montant qu’il faut dépenser chaque mois pour un bébé, qui est vraiment élevé et représente un vrai problème par rapport au salaire moyen."

Ce salaire mensuel se situe entre 200 et 250 dollars environ en moyenne, un montant qui peine à couvrir les besoins essentiels. Même avec un niveau de rémunération plus élevé - 1 200 dollars à eux deux -, Babak et sa femme disent ne pas pouvoir se permettre de grosses dépenses. Marié depuis moins d’un an, le trentenaire n’a alors "pas du tout prévu" de devenir parent.

"Une guerre démographique"

Reste que des voix continuent de s’élever en faveur d’une poussée nataliste. La vice-présidente de la commission Santé au Parlement, Fatemeh Mohammad Beigi, estimait récemment que le pays faisait face à "une guerre démographique, qui est plus dangereuse et plus durable que la guerre militaire". Le directeur de l’université des sciences médicales d’Arak, Javad Nazari, jugeait jugeait, lui, "crucial d’agir à temps, en promouvant la sensibilisation, la transformation des mentalités et une culture favorable au mariage et à la parentalité".

Peine perdue selon Marie Ladier-Fouladi. "Il y a vraiment eu une modernisation des comportements de la population iranienne, surtout des classes moyennes urbaines, qui n’allaient pas accepter ce qu’on leur raconte, soit de se marier ou d’aller faire plus d’enfants pour la cause 'noble' du régime, juge la spécialiste. La propagande du régime n’a pas fonctionné."