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Envoûté par Hitler, insomniaque, génie du marketing… Cioran, le philosophe pessimiste raconté par sa biographe

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"J’ai connu toutes les formes de déchéance, y compris le succès" ; "Lorsqu’on n’a pas eu la chance d’avoir des parents alcooliques, il faut s’intoxiquer toute sa vie pour compenser la lourde hérédité de leurs vertus" ; "Ne nous suicidons pas tout de suite, il y a encore quelqu’un à décevoir"… Emil Cioran est une source inépuisable de citations. Les aphorismes de cet "ironiste lucide", né en 1911 en Transylvanie et mort en 1995 à Paris, font toujours mouche. Pas étonnant que Fabrice Luchini ait fait son miel de sa prose. On le verra à nouveau cet automne au Théâtre des Mathurins, à Paris, dans L’Art du portrait selon Cioran. Une lecture "nourrie, éclairée, arrondie par ce merveilleux bouquin qui a été mon livre de chevet qui s’appelle les Cahiers de Cioran", explique le comédien. Dans cet ouvrage, il a découvert "un écrivain totalement différent de l’image du désespéré ou du spécialiste du suicide".

Sans doute en apprendra-t-il davantage encore en lisant Cioran ou le gai désespoir (Editions de L’Archipel), la biographie qu’Anca Visdei consacre à l’auteur de Précis de décomposition et Syllogismes de l’amertume. Née à Bucarest, réfugiée politique en 1973 à Lausanne, cette journaliste, romancière et auteure de théâtre, a également brossé le portrait de Jean Anouilh et d’Orson Welles. Récompensée il y a quelques semaines par le jury Goncourt, qui lui a décerné le prix de la biographie Edmonde Charles-Roux, Anca Visdei nous plonge dans les paradoxes de ce "maître à vivre plutôt qu’à penser". De son enfance bénie en Transylvanie à son exil parisien, en passant par l’Allemagne hitlérienne, on suit Cioran dans son cheminement tortueux. On découvre aussi comment l’ermite de la rue de l’Odéon, qui prétendait écrire mieux le français que les Français, a construit sa légende et séduit l’intelligentsia hexagonale.

L’Express : Pourquoi vous être lancée dans une biographie de celui que vous appelez "le chevalier du désespoir" ?

Anca Visdei : Lorsque j’écrivais dans les journaux, on me surnommait "la dresseuse d’ours". On me confiait les personnalités considérées comme pas commodes, mais qui ne l’étaient point. Au Festival de Cannes, j’avais réussi à obtenir un entretien avec l’écrivain Gabriel Garcia Marquez pour la télévision suisse, alors qu’il refusait tout contact avec les journalistes. Je l’avais alpagué à la terrasse de l’hôtel Martinez. Un peu pareil pour le merveilleux Jean Anouilh et pour Milan Kundera.

Quel type d’ours était Cioran ?

Un ours de réputation, seulement. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1985, chez lui, au 21, rue de l’Odéon à Paris. Je partageais avec lui la même langue maternelle et le même choix définitif du français comme langue d’écriture. Ce qui m’avait permis de lire en version originale ses sept premiers livres. Cette année-là, je venais d’accoucher. Il m’a offert un exemplaire de son Précis de décomposition. Comme il se préparait à me le dédicacer, je lui ai demandé de le faire pour mon enfant. Il m’a posé des tas de questions à propos de ce dernier et a écouté très attentivement mes réponses. A ma grande surprise, car j’avais lu sous sa plume que, si par malheur, il devait se retrouver père, il tuerait aussitôt l’enfant pour lui épargner une vie privée de sens ! D’autres rencontres ont suivi, notamment celle au cours de laquelle il m’a accordé un entretien exclusif pour Les Nouvelles littéraires. J’ai découvert un être pudique qui se protégeait. Mais Cioran était aussi la vivacité et la joie de communiquer faites homme. L’ironie étincelait même dans les propos sombres. Il avait un charme fou et une grande élégance. Sa conversation était drôle et vivante. Il ne parlait jamais de ses œuvres.

Le portrait que vous brossez de l’homme tranche pour le moins avec la tonalité nihiliste des titres de ses ouvrages : Sur les cimes du désespoir, Syllogismes de l’amertume, La Tentation d’exister, De l’inconvénient d’être né !

Cioran est davantage un maître à vivre qu’un maître à penser. Plus que ses prévisions apocalyptiques et que sa lucidité négatrice, l’exemple de son existence, autant sinon bien plus que ses textes, peut nous éclairer et nous consoler. Vivre en accord avec ses convictions profondes, douter constamment, renoncer aux vanités temporelles pour mieux se connaître et s’accompagner, abandonner la course avec les meutes pour se retrouver dans sa singularité… Ainsi vécut-il. Pour moi, il est l’exemple d’un homme lucide et libre, erreurs comprises.

Il donnait ce conseil : "Quand tout va mal, allez donc dans un cimetière." Enfant, il tenait compagnie au fossoyeur du cimetière de son village…

Cioran a grandi à Rasinari, un petit village situé en Transylvanie. A sa naissance, cette région faisait partie de l’Autriche-Hongrie. Il est donc né hongrois. Son père, Emilian, était un prêtre orthodoxe qui l’impressionnait beaucoup. En 1960, il confiera à ses Cahiers qu’il retrouvait en lui-même le caractère de sa mère, Elvira, "vaniteuse, capricieuse, mélancolique". L’enfant Cioran vivait comme les petits paysans. Souvent, il quittait le village pour se réfugier dans un verger appartenant à sa famille. Le cimetière étant mitoyen, il aimait s’y promener. Avec le fossoyeur, il pouvait discuter des heures entières. Le jeune Cioran en Hamlet et le fossoyeur promu shakespearien : cette image apparaît si prémonitoire qu’on n’aurait osé l’inventer. Toute sa vie, cet écrivain dressera des autels de mots au doute et cherchera, en proie à un moderne to be or not to be, l’argument définitif qui l’aiderait à choisir entre continuer à vivre ou se suicider.

Cioran dépeint le cadre dans lequel il a grandi comme un "paradis". A-t-il eu le sentiment d’en avoir été chassé ?

Cioran a émis l’hypothèse qu’avec une enfance triste il aurait été sans doute moins pessimiste. Cela n’est pas sans rappeler l’épisode de la Chute, dont son père, pope, lui a sans doute beaucoup parlé ! Cioran a sans doute idéalisé a posteriori le lieu de son enfance. Mais chez lui, l’image du paradis a très tôt été associée à une malédiction : il confessait avoir attrapé, à l’âge de 5 ans, un rhumatisme qui ne le quitta plus, en raison, selon lui, de jeux dans la rivière proche de la maison familiale.

"Une biographie de Cioran ne pouvait être qu’un portrait de groupe avec confrères", écrivez-vous. Qu’est-ce qui vous semble important à relever dans sa relation à Eugène Ionesco et à Mircea Eliade, que vous avez bien connus également ?

La différence essentielle entre l’écrivain et l’homme dans un même être. J’ai une préférence marquée pour les auteurs dont l’écriture et les agissements sont cohérents. J’ai voulu savoir, devant certaines attitudes contestables de Cioran, si à son époque il était possible de résister. En interrogeant œuvres, vies et déclarations de ses contemporains, j’ai compris que cela était toujours possible. Même si on le payait très cher. Ionesco l'a fait.

Comment se retrouve-t-il à Berlin en 1933 ?

Après ses études de philosophie à Bucarest, où il a trouvé la vie intellectuelle et académique décevante, Cioran sollicite une bourse allemande pour deux ans et l’obtient grâce à la Fondation Alexander von Humboldt. Le 24 novembre 1933, il prend le train pour Berlin. Dans cette ville, il poursuit sa formation en autodidacte. Il écrit de nombreux articles pour la presse roumaine, notamment Vremea ("L’Epoque"), proche de la Garde de fer de Codreanu. Cioran se cherche et se débat dans une profonde solitude. Jeune et exalté, il vient de quitter un pays si fou que ses provocations y semblaient acceptables pour le délire d’une Allemagne prise collectivement d’une hystérie revancharde.

Comment cède-t-il à l’hubris débridée des Allemands ?

Venus avant lui à Berlin, Simone Weil et Raymond Aron ont vite compris la folie du nouvel ordre. Cioran, pas. Au contraire, séduit, il songe un instant à rester définitivement en Allemagne. Entraîné par la fièvre hystérique des meetings nazis, il a peut-être le sentiment d’appartenir enfin à quelque chose. La raison et l’étude ne lui ont apporté, de son propre aveu, que solitude, dépression et vide existentiel. Il a lu presque tous les livres de philosophie, mais sa chair triste est affamée d’action, son cœur rêve de battre selon des rythmes guerriers. Il cherche une "barbarie féconde et créatrice". Derrière cet éloge de la bestialité, il y a certes sa frustration de se sentir incapable de changer le monde, mais aussi le complexe d’être né aux marches les moins glorieuses d’un ex-grand empire.

Que contiennent ses articles de l’époque ?

Le premier article qu’il envoie de Berlin, seulement trois semaines après son arrivée, paraît le 19 novembre 1933. Il y dit son admiration pour l’ordre hitlérien. Il fait fi du nihilisme, fi de l’apolitisme, fi du groupe Criterion, par définition apolitique, auquel il appartenait. Le Hamlet indécis a mué. Il a des certitudes : l’hitlérisme est un destin pour l’Allemagne. A Noël 1933, il écrit : "Si j’aime quelque chose chez les hitlériens, c’est le culte de l’irrationnel, l’exaltation de la vitalité en tant que telle, l’expansion virile des forces sans esprit critique, sans réserve et sans contrainte." Dans un état prépsychotique, Cioran troque le désespoir pour un délire euphorique qu’il partage avec tout un peuple. Il se laisse envoûter par Hitler.

Jusqu’à quand va durer l’envoûtement ?

Après être retourné en Roumanie et après avoir effectué son premier voyage à Paris, en 1935, Cioran voit un changement s’opérer dans sa prose journalistique. Il reconnaît que l’idéologie nationale-socialiste est bornée et "particulariste" et, surtout, qu’elle n’est pas transportable en Roumanie. En outre, il sait qu’il n’a plus qu’un an à passer en Allemagne et qu’ensuite il devra rentrer au pays et se forger un destin.

En filigrane de tous ses écrits, pas seulement allemands, vous pointez une "honte d’être roumain"…

Dans ses articles écrits durant son séjour allemand, Cioran ne cesse de comparer la Roumanie à cette Allemagne-là. Il se sent le citoyen d’un petit oublié par l’Histoire. C’est un véritable complexe d’infériorité chez lui. Il rêve d’un destin héroïque pour son pays. La solution réside selon lui dans un "adamisme roumain" : tout doit être recommencé, du passé faisons table rase ! Il en appelle à une révolution nationale, qu’il explicite dans son livre Transfiguration de la Roumanie. En 1971, il écrira à son frère d'armes Arsavir : "J’étais jeune, orgueilleux et fou, en proie comme tant d’autres à une sorte de délire. L’idée de faire l’Histoire me jetait en transe. Quels imbéciles nous avons pu être !" En 1941, il a quitté la Roumanie pour ne plus jamais y revenir.

Etait-il antisémite ?

Nous lisons dans les Cahiers de Cioran : "Kafka : juif et malade, donc doublement juif ou doublement malade." Inutile d’épiloguer : Cioran a un problème avec les juifs. Il est antisémite et, quoiqu’il essaie de se raisonner, d’édulcorer, de faire passer cette obsession pour une haine-admiration ambiguë, le naturel revient au galop. Avec le fiel.

En 1936, il exerce l’unique travail salarié de sa vie : professeur de lycée. Comment se déroule cette brève expérience ?

C’est une catastrophe ! Alors qu’il a été reçu premier à l’examen d’aptitude donnant accès à l’enseignement ! Seulement deux de ses élèves sur trente seront reçus au baccalauréat. Mais il demeurera très populaire auprès d’eux. Il donnait de très bonnes notes à tout le monde. Il vivra toute son existence en étudiant.

A partir de 1941, il s’installe en France. Comment voit-il ce pays ?

Il lui a consacré un court texte pour le moins ambigu : De la France. Il la trouve cafardeuse et agonisante. C’est un mélange d’admiration et d’éloge funèbre. "Français des croisades, ils sont devenus français de la cuisine et du bistrot : le bien-être et l’ennui", écrit-il. On sent encore chez lui ce besoin d’héroïsme, de démesure et de prophétie messianique. Notez, il s’est bien gardé de publier De la France de son vivant.

La langue française n’a-t-elle pas agi sur lui comme un révélateur ?

Dès 1945-1946, il entreprend d’écrire son premier livre en français. Il semble prendre conscience de la folie de ses écrits en roumain. En changeant de langue, il veut aussi changer sa vision du monde. Comme s’il voulait oublier sa langue maternelle, souillée par ses pages fanatiques d’hystérie fasciste. Cioran dit que le français lui va comme "une camisole de force à un fou". L’écrivain français Cioran naît en septembre 1949 avec la parution aux éditions Gallimard de Précis de décomposition.

Pourquoi signe-t-il ses premiers livres E.M. Cioran ?

L’initiale "M" est une coquetterie et un hommage à E.M. Forster.

Certains le considèrent comme le plus grand styliste français de la seconde moitié du XXe siècle. Qu’en pensez-vous ?

C’est exagéré. C’est dans l’aphorisme que le style de Cioran se révèle le plus éclatant. Dans l’économie. Il n’aimait pas cette notion de style, lui préférant celle de rythme.

Cioran fut à une certaine époque un auteur culte que les happy few aimaient citer. N’a-t-il pas lui-même contribué à sa légende ?

Cioran a construit lui-même sa légende. Il avait un sens génial du marketing littéraire. Très vite, il s’est dit : "Il faut que je trouve un truc pour me faire remarquer." Ce fut le silence médiatique, les prix refusés, la mansarde rue de l’Odéon, des livres aussi épais que des brochures… Il se fit même représenter sur le plateau d’Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot. Cioran connaissait bien le snobisme intellectuel des Français, il en a joué. Il impressionnait les gens. Il s’est construit un rôle, celui du métèque ermite écrivant le français "mieux que le français". L’intelligentsia française est tombée dans le panneau. Le mythe Cioran était né.

Toutefois, vous reconnaissez la qualité de ses livres, qui valent bien mieux, selon vous, que "du Wagner revu par Patrick Bruel", selon l’expression du défunt critique du Figaro littéraire, Renaud Matignon !

Renaud Matignon n’avait pas tort ! A mes yeux, Cioran demeure un excellent diariste. Il ne faut pas le prendre pour un philosophe ayant construit un système. Il refusait lui-même ce titre. Il ne parle que de lui-même dans ses livres. Il disait qu’il n’avait pas d’idées, seulement des obsessions. Son écriture était générée par ses états hormonaux. Ce que j’admire le plus, c’était sa lucidité.

Quelle influence ses insomnies ont-elles eue sur sa façon de penser ?

Ses insomnies ont influencé la forme et le sens de ses écrits. Il le confesse à de nombreuses reprises et avec insistance. Cependant, je pense aussi que le fait de n’avoir presque jamais eu de travail avec un cadre et des collègues, bien qu’il s’agissait de son choix, ajouté aux insomnies, faisait le lit, au propre comme au figuré, de textes très généraux, à la fois désespérés, libres et distancés d’une réalité quotidienne.

Qui le lit encore aujourd’hui ?

Il a encore de nombreux lecteurs, en France, mais aussi en Italie et en Allemagne. Ses aphorismes, qui claquent comme des slogans publicitaires, plaisent aux adolescents. "J’ai connu toutes les formes de déchéance, y compris le succès" ! C’est une bonne punchline, non ?

En 2020, on a de nouveau entendu parler de Cioran dans Le Consentement, le livre de Vanessa Springora. Elle raconte lui avoir confié le désespoir dans lequel la plongeait sa relation avec Gabriel Matzneff. Il se montra indifférent. Comment interprétez-vous cette scène ? Comment percevait-il les femmes ?

Dans cette circonstance, l’attitude de Cioran, que je n’ai connu qu’en parfait gentleman, a été lamentable. Vanessa Springora, âgée de 15 ans, sous l’emprise de l’écrivain pédophile qui lui ment, la déconsidère et l’utilise, trahie, déboussolée, débarque chez Cioran, que Matzneff lui a présenté, pour pleurer sur l’épaule d’un homme qui lui rappelle son grand-père et lui demander conseil. Tandis qu’elle lui raconte, en pleurs, son calvaire, il l’interrompt d’un ton grave : "G. est un artiste, un très grand écrivain […] C’est un immense honneur qu’il vous a fait en vous choisissant. Votre rôle est de l’accompagner sur le chemin de la création, de vous plier à ses caprices aussi […] Mais souvent, les femmes ne comprennent pas ce dont un artiste a besoin."

C’est terrible. Aucune circonstance atténuante. Quant à son attitude envers les femmes, je ne veux pas l’accabler. Il est né en 1911 ! Dans une société où le machisme balkanique s’associait à une obligatoire virilité latine, dont les hommes étaient les premiers esclaves. Ramenés eux-mêmes à une fonction et à une image, ils ne pourront voir les femmes que sous deux étiquettes : la maman (chez Cioran, la sainte) et… l’autre. Hélas, c’est culturel et historique. Cioran a eu la chance d’avoir une compagne dévouée au-delà de l’imagination. Ce qui ne l’a pas mis à l’abri d’une triste histoire de démon de midi dindon de la farce à la fin de sa vie.