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Июнь
2025

Olivier Sibony : "En France, un cadre de 55 ans se présente encore en disant : 'J’ai fait telle école' !"

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Avec son dernier livre La diversité n’est pas ce que vous croyez ! (Flammarion), paru en 5 mars, Olivier Sibony a démontré une fois de plus son talent pour débusquer les idées reçues. L’Express a demandé à ce spécialiste des biais comportementaux d’analyser les techniques managériales en France.

L’Express : Existe-t-il selon vous un management à la française ?

Olivier Sibony : On veut toujours penser qu’il y a une spécificité française à tout. Mais il ne faut pas exagérer ces spécificités. Il peut aussi y avoir plus de différences entre deux entreprises françaises qu’entre une française et une américaine.

Soulignons que dans le palmarès des écoles de management établi par le Financial Times, plusieurs des meilleures sont françaises. Si le management français était si spécifique – ou si mauvais -, le monde entier ne viendrait pas se former chez nous !

Pourtant selon plusieurs études, le management français est jugé plus "vertical" que les autres…

L’histoire politique nous apprend que les Français croient en l’homme providentiel. Est-ce que cela se traduit par un style de management plus vertical ? Je n’en suis pas sûr. Steve Jobs était-il moins vertical ? Elon Musk l’est-il ? Dans les entreprises américaines, les managers se montrent souvent d’une grande brutalité. Quand ils décident, on exécute et on ne discute pas !

Le "managé" français ne serait-il pas plus rebelle que les autres ?

Si, sans doute. Le gouvernement Trump procède à des licenciements massifs et sauvages dans l’administration américaine sans que cela ait provoqué de remous. En France, c’est inimaginable. Il y a chez nous une tradition de contestation, voire de désobéissance. Cette culture peut être une force si on sait la mettre au service de l’entreprise.

Comment les Français voient-ils leur patron ?

Dans un certain imaginaire français, le chef doit être une personne exceptionnelle. Car beaucoup de Français s’imaginent que ce que fait une entreprise, c’est ce que décide son président. Or, la réalité est plus compliquée. L’homme (le plus souvent) assis au sommet de la pyramide n’a pas autant de pouvoirs qu’on le croit. La méconnaissance des organisations et de leur fonctionnement est un vrai travers français.

Concernant le profil des managers, n’attache-t-on pas une plus grande importance aux diplômes dans notre pays ?

Si ! Nous avons l’obsession du diplôme. La France est l’un des rares pays où un cadre de 55 ans se présente encore en disant : "J’ai fait telle école lorsque j’avais vingt ans" !

Quelles autres spécificités avez-vous identifiées ?

Connaissez-vous l’histoire du Français et de l’Américain qui discutent d’un problème de business ? Le Français a une idée qui marche en théorie. L’Américain lui demande si ça marchera en pratique, car, lui, il a trouvé une solution qui marche en pratique. Et le Français lui répond : "d’accord, mais est-ce que ton idée va marcher en théorie ?" En France, on est élevé dans l’idée que la conceptualisation précède l’action. Notre cartésianisme nous empêche de concevoir que les individus puissent agir ou penser pour autre chose que des raisons rationnelles.

Les entreprises françaises seraient-elles plus exposées au "management superstitieux" ?

Les managers français ne sont pas les seuls à être perméables aux théories fumeuses ! Mais c’est peut-être plus paradoxal en France, parce que beaucoup de managers ont reçu une éducation scientifique, et pourtant ce qu’on appelle "evidence-based management", le management fondé sur les preuves, n’est pas plus répandu. En France, comme ailleurs, on a assez peu le réflexe d’expérimenter, de mesurer les résultats, de généraliser ce qui marche et d’arrêter ce qui ne marche pas.

La France est un pays très bureaucratisé, qui réglemente tout. N’est-ce pas un obstacle majeur pour les managers ? Ne succombent-ils pas à leur tour à cette obsession bureaucratique ?

C’est sans doute parfois le cas, mais je ne suis pas certain que ce soit une culture spécifiquement française. Combien de fois avez-vous entendu que l’abus des "process" est une maladie d’importation américaine ?

La philosophie de notre système éducatif, souvent jugée élitiste et individualiste, a-t-elle une part de responsabilité dans le manque de coopération constaté dans de nombreuses entreprises ?

Je suis frappé par la fréquence avec laquelle on utilise dans la vie professionnelle, la métaphore scolaire : On rend sa copie, on distribue les bons points, on siffle la fin de la récré… Nous faisons sans cesse référence à l’école. Les Américains, eux, ont recours tout aussi souvent au langage sportif. Quand nous "passons un grand oral" devant un client, les Américains font un "pitch", un terme de baseball. C’est sans doute un indice d’un état d’esprit plus collectif.

Vous défendez l’idée que le management est un métier important. Or, il semble que nous ayons du mal à le prendre au sérieux en France…

On voit encore trop souvent des personnes être promues dans un rôle de management simplement parce qu’elles ont bien fait leur travail. On leur présente le management comme un statut, voire comme une médaille. Mais c’est d’abord un métier ! Et le manager de premier niveau, c’est le rôle clé pour la satisfaction des clients, pour l’engagement des salariés, pour le déploiement concret de la stratégie de l’entreprise. Nos managers ont besoin d’être reconnus – et formés !