Les visages des otages israéliens sont une vérité devenue intolérable, par Simone Rodan Benzaquen
Le 1er juin, à Boulder, Colorado, un attentat terroriste a visé une marche silencieuse en soutien aux otages israéliens. Depuis octobre, chaque dimanche, des habitants s’y réunissaient pour rappeler leur sort : hommes, femmes, enfants enlevés par le Hamas. Ce jour-là, Mohamed Sabry Soliman, ressortissant égyptien présenté dans la presse de son pays comme proche des Frères musulmans, a attaqué les marcheurs à coups de cocktails Molotov et d’un lance-flammes artisanal. Douze blessés, dont une survivante de la Shoah âgée de 88 ans. Selon les autorités, l’attaque était préméditée.
Ce crime ne surgit pas de nulle part. Il prolonge un geste répété des milliers de fois dans nos villes : celui d’arracher les visages. À Paris, Londres, Berlin, New York, les affiches des otages sont lacérées, recouvertes, piétinées. Ce n’est pas de l’indifférence, c’est une stratégie. Il ne s’agit pas de contester une guerre, mais d’effacer une réalité. Car ces visages rappellent une vérité devenue intolérable : les juifs, les Israéliens peuvent eux aussi être des victimes.
Hiérarchie morale
Or cette idée ne passe pas. Elle contredit un récit structurant, où le juif est assigné à son rôle d’oppresseur. Dans cette logique, la souffrance ne vaut que si elle confirme une hiérarchie morale. Celle des dominés et des dominants, des bons et des mauvais, des victimes et des bourreaux. Le juif ne peut pas appartenir à la première catégorie. Sa douleur n’émeut pas, elle dérange. C’est pourquoi les viols commis par le Hamas le 7 octobre n’ont pas bouleversé certains cercles féministes. Parce qu’ils visaient des femmes juives. Reconnaître ces violences, c’eût été reconnaître leur humanité.
Comme l’a montré le psychologue Leonard Newman, l’antisémitisme repose sur une nécessité symbolique : le juif doit incarner le mal. Toute représentation contraire - un juif pleuré, aimé, protégé - devient insupportable. Elle menace l’ordre idéologique. Alors on nie. Les otages ? Mis en scène. Le 7 octobre ? Exagéré. Les massacres ? Provoqués. Comme on niait hier la Shoah, on efface aujourd’hui les crimes du Hamas. Non pour les oublier, mais pour les justifier.
Combat intellectuel
Et quand la réalité insiste, on la reformule. La guerre à Gaza n’est plus une guerre : c’est un "génocide". Israël ne répond plus à une attaque : il incarne le mal. Et si des juifs meurent, leur souffrance est feinte, stratégique, contextualisée - ou méritée. Ainsi, le jour même où deux juifs sont assassinés à Washington, le député Éric Coquerel déclare : "Génocide". Non pour qualifier l’attentat, mais pour relancer l’accusation contre Israël. Comme si, quoi qu’il arrive, les victimes restaient les coupables. Voilà pourquoi Jean-Luc Mélenchon parle d’un "problème résiduel" à propos de l’antisémitisme. Il ne peut pas être grave. La souffrance juive n’existe pas. Voilà pourquoi Aymeric Caron ose dire que les Israéliens "ne font pas partie de la même humanité". Ce récit trouve dans le wokisme, l’islamisme et l’antisionisme radical son terrain d’expression favori. Il emprunte les codes du progressisme, le lexique de la décolonisation, la rhétorique victimaire et les mots des droits humains. Et il se diffuse. Dans les universités, les tribunes, les ONG, les réseaux sociaux. Il ne se contente pas d’exister : il s’enseigne.
En Israël, une loi punit désormais la négation ou la glorification des crimes du 7 octobre — pour ces raisons-là. Est-ce suffisant ? Sans doute pas. Mais cela devrait, au moins, marquer un point de départ : le refus de détourner les yeux. Car le combat est d’abord intellectuel. Il est culturel, éducatif, civilisationnel. Il suppose qu’on sache reconnaître les nouveaux visages du négationnisme et de l’antisémitisme. Qu’on apprenne à les nommer, même lorsqu’ils se parent du langage de la vertu.
On sait reconnaître l’antisémitisme quand il marche en uniforme, croix gammée à la main. Mais sait-on encore le voir quand il défile en keffieh, pancarte d’ONG à la main ? Quand il devient une obsession biculturelle, victimaire et identitaire — mais qu’il porte en lui la même haine ancestrale ?
*Simone Rodan Benzaquen est responsable à l'American Jewish Committee.
