Jean-Luc Mélenchon, Frédéric Lordon... Quand la gauche populiste ne comprend rien au "peuple", par Gérald Bronner
Ça y est, ça le reprend ! Jean-Luc Mélenchon fait parfois des crises de complotisme carabinées. Comme lorsque en juin 2021, il avait déclaré : "Vous verrez que dans la dernière semaine de la campagne présidentielle, nous aurons un grave incident ou un meurtre. Ça a été Merah en 2012." Il voulait dire par là que quelques forces obscures provoqueraient un drame dans le but d’influencer les élections (et, donc, de le faire perdre). Nous n’avons rien vu du tout si ce n’est l’indignation unanime de la classe politique. Cela ne l’a pas empêché de réitérer, la même année, avec d’autres supputations complotistes à propos du pass vaccinal.
La pandémie est passée mais pas la fièvre conspirationniste du patron des insoumis. A l’occasion d’une émission récente sur la chaîne Twitch du sulfureux influenceur américain Hasan Piker (3 millions d’abonnés), dont il avait accepté l’invitation, il devisa près de deux heures sur tous les sujets qui intéressent la gauche radicale. Peut-être n’aurait-on pas remarqué cette déclaration, issue de leur dialogue, si Mélenchon, fier de son fait, n’avait pas tenu à la mettre en exergue sur son compte X : "La droite a produit l’extrême droite pour diviser les peuples sur des bases racistes et islamophobes. C’est une stratégie des dominants pour maintenir leur domination."
Si l’on passe sur le caractère indigent tant historiquement que du point de vue de la science politique de la première partie de la déclaration, on reste sidéré par le biais d’intentionnalité qui en caractérise la deuxième. Que certaines grandes fortunes s’inscrivent dans une lutte politique favorable au conservatisme me paraît un fait documenté mais il s’agit, ici, de tout autre chose. L’idée serait que la cartographie politique contemporaine, qui donne un poids important aux populismes de droite, serait le fait d’une stratégie plus ou moins coordonnée afin de fracturer l’électorat populaire. En une phrase, il propose un produit de synthèse entre la pire des "sociologies" idéologiques et le complotisme.
Mépris de classe
Mais ce n’est peut-être pas le plus essentiel dans cette affaire. Souvent les théories du complot offrent des solutions simplistes à des énigmes qui sont dignes d’intérêt. En fait, ici, le phare de la pensée insoumise se pose une question à laquelle il ne trouve d’autres réponses que sa sortie crédule : pourquoi les classes populaires ne votent-elles pas pour nous et – pire – votent-elles pour le RN (54 % des ouvriers ont choisi le parti d’extrême droite aux européennes) ? C’est une question qui traverse d’ailleurs toute la pensée marxiste que celle d’analyser les raisons qui font que la "classe dominée" ne prend pas conscience de ses intérêts. Et, comme les gens d’extrême gauche ne conçoivent souvent le monde social qu’au prisme des déterminismes, ils se montrent incapables de plonger dans la pensée de leurs concitoyens et des raisons – bonnes ou mauvaises – qui organisent leurs choix politiques. Si l’on ajoute à cela une forme de mépris de classe, on aboutit rapidement à l’idée que les couches populaires – la partie qui ne fait pas ce que l’on attend d’elle – ne peuvent être que manipulées.
On retrouve ce type d’impuissance intellectuelle chez un auteur comme Frédéric Lordon, par exemple, qui vient de commettre un livre avec Sandra Lucbert intitulé Pulsion et qui, lui, convoque la psychanalyse – et même tente de la réhabiliter – pour y puiser des modèles intellectuels qui rendront le service qu’on attend d’eux : expliquer enfin pourquoi le "Peuple" se trompe, par exemple. Car, oui, tout cela ne peut être qu’une question de pulsion et d’inconscient collectif.
Alors plutôt que d’essayer de comprendre les raisons – ce qui ne veut pas dire donner raison – qui font que le populisme de droite va plus vite dans le monde contemporain que le populisme de gauche, Jean-Luc Mélenchon préfère promouvoir des analyses lestées par de terribles biais de raisonnement autant que par le désir de croire. Il reste donc, là, plein d’une amertume anticipée, tel le lieutenant, Giovanni Drogo scrutant l’horizon du magnifique Désert des tartares de Dino Buzzati, à attendre non pas une guerre, lui, mais une insurrection qui, décidément, ne veut pas venir.
Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.