Benjamin Sire : "Refuser d’utiliser l’IA est une promesse de déclassement professionnel et intellectuel"
C’est un nouveau média qui se revendique du "progrès", du "libéralisme" et de l'"initiative privée", des valeurs pas forcément prisées en France. Lancés le 20 mai, Les Electrons libres se concentrent en priorité sur les réseaux sociaux, et associent des personnalités comme Antoine Copra, Alexis Karklins-Marchay ou Frédéric Halbran. Son cofondateur et rédacteur en chef Benjamin Sire défend une vision libérale et progressiste, se voulant notamment optimiste sur la question de l’IA.
L’Express : Votre nouveau média, Les Electrons libres, se réclame de la liberté et du progrès. Ces deux valeurs sont-elles aujourd’hui en berne ?
Benjamin Sire : En berne, non, puisqu’elles occupent largement les débats politiques, médiatiques et sur les réseaux sociaux. Malades, oui. La liberté est à la mode, parce que de nombreuses figures politiques émergentes ou récemment arrivées au pouvoir, de Donald Trump (surtout via Elon Musk) à Javier Milei, s’en réclament.
Le progrès, parce que la révolution de l’IA, qui succède à celle du numérique, mais aussi les avancées de la génétique, des neurosciences et de plusieurs autres domaines ne cessent de bouleverser nos vies à une vitesse exponentielle. Ce que chacun peut constater, ou constatera bientôt.
Où est le problème, alors ?
Le problème est que cette affirmation militante en faveur de la liberté est souvent l’apanage de gens qui ont plutôt tendance à vouloir la réduire. L’Amérique, ce chantre du libéralisme, ne cesse de tendre vers l’illibéralisme sous la férule trumpiste. La Hongrie d’un Viktor Orbán, qui, à l’origine, est lui-même un libéral bon teint, en fait de même dans des proportions très inquiétantes, après un aggiornamento sidérant. Les exemples sont multiples, allant de la Slovaquie à l’Autriche, la Géorgie, les Pays-Bas, l’Allemagne, avec l’AfD, ou récemment la Roumanie.
Quant à la France, on sourit en assistant au prétendu virage libéral d’un Jordan Bardella, qui sans doute méconnaît le terme et n’a pas dû en référer à Marine Le Pen, qui elle poursuit dans une voie étatiste approximative. Prenons un autre exemple. Celui de David Lisnard [NDLR : maire de Cannes Les Républicains], censé être le plus proche modèle libéral que notre échiquier politique a produit depuis Alain Madelin. Même si je lui reconnais des qualités et de véritables convictions, sa position récemment exprimée à l’encontre de la loi sur la fin de vie, actuellement débattue au Parlement, va à l’encontre de tous les fondamentaux en faveur de la liberté, puisqu’il s’agit d’un texte qui accorde une nouvelle possibilité à ceux qui subissent la souffrance extrême dans le cadre de maladies incurables, sans empiéter sur les droits de quiconque. Un schéma que l’on a retrouvé lors du débat sur le Mariage pour tous.
Car, oui, là où la liberté peut être en berne, c’est que sous le cache-misère d’une prétention libérale, nous assistons en réalité à un retour violent du conservatisme. Parfois d’un conservatisme pur, axé sur la seule défense de traditions – souvent fantasmées au passage – aux contours religieux, le plus souvent sous la forme d’un mélange de ces idées avec un libéralisme économique mal exprimé.
Et qu’en est-il du progrès ?
Il est trop souvent envisagé sous l’angle de l’effroi qu’il suscite. C’est une constante à travers l’Histoire. Et ce mouvement est accompagné par toute une cohorte de marchands de peur qui trompent un public n’ayant le plus souvent pas les moyens de s’appuyer sur des sources fiables, dans un monde où l’on retrouve le classique "trop d’information tue l’info". Marchands de peur qui ont souvent aussi quelque chose à vendre, si l’on pense par exemple aux onéreux naturopathes qui s’opposent à la médecine et à la science. Ou, dans la sphère antivax, à ce fameux Reiner Fuellmich, avocat allemand dont la notoriété s’est établie lors de la pandémie de Covid avec l’idée d’un "Nuremberg 2.0" et qui a été arrêté, en étant soupçonné d’avoir soutiré à son seul profit plus d’1 million d’euros à ses crédules donateurs.
On retrouve le même schéma chez les promoteurs de l’écologie punitive et de la décroissance, comme dans une certaine extrême gauche, dont ceux qui s’en réclament, sans se priver de voyages hyper carbonés à l’autre bout du monde, fustigent le progrès qui alimente pourtant le succès de leurs comptes sociaux.
Une vision au carrefour du doctrinaire et du mercantile, qui s’appuie sur des réflexes idéologiques à l’opposé du réel. Mais aussi sur une haine hypocrite du capitalisme, de la science et de l’initiative privée, qui sont pourtant à l’origine de la baisse radicale de la pauvreté, de la faim et de la mortalité dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’en attestent toutes les statistiques. Mais le business de la peur contre le progrès est à la fois une manne pour ses promoteurs et, pour refermer le cercle, un moyen d’attenter aux libertés. Ce que font également très bien les Etats…
Qu’est-ce que le libéralisme pour vous ?
Il y a plusieurs formes de libéralisme. Il peut être politique, économique, philosophique avec un impact sociétal, ou en synthétiser tous les aspects. Mais le vrai libéralisme, même si ce n’est pas exactement celui dont je peux me réclamer – de nombreuses nuances existent d’ailleurs dans notre rédaction à ce sujet – est celui dont John Locke a posé les bases, dans une époque, rappelons-le, où l’arbitraire monarchique dominait l’Europe. Ce qui en rend la définition contemporaine moins pertinente. Mais globalement, il se fonde sur les doubles notions de liberté et de responsabilité individuelle. Et, à travers Montesquieu, le libéralisme est le fruit des Lumières, donc de la défense de la raison et de l’humanisme. Loin de la vision économiquement prédatrice ayant fait de ce terme une insulte. Il implique un rapport à l’Etat qui reconnaît la nécessité de celui-ci – et pas seulement pour ses seuls privilèges régaliens, contrairement aux limites fixées par les amateurs de facilité – non pour rogner la liberté des citoyens, mais pour la protéger.
L'homme, par nature, ne revient jamais en arrière.
Mais ce principe a des limites et c’est là que j’affirme ma vision. La liberté absolue, dont on retrouve la défense dans l’approche libertarienne – qui n’est que la justification de la loi du plus fort – ne me convient pas. La liberté de la jungle, non merci. Car non la liberté et la responsabilité ne suffisent pas, dans bien des contextes individuels et malgré les efforts, à assurer la vie digne de certaines personnes. Pas davantage au niveau économique, et là je rejoins Adam Smith, autre prophète libéral, dans sa contrition. La fameuse "main invisible" du marché n’est pas suffisamment morale et rigide pour assurer une concurrence libre et non faussée dans tous les contextes. L’Etat doit corriger les errances du marché, ce qu’il ne fait pas, mais non se substituer à ce même marché, ce qu’il a trop tendance à envisager.
Mon approche, qui voisine avec celle de l’économiste et essayiste Alexis Karklins-Marchay, qui participe aux Electrons Libres, est celle de l’ordolibéralisme allemand de Walter Eucken, Hans Grossmann-Doerth ou Franz Böhm. Un courant né dans l’entre-deux-guerres et aux manettes du miracle économique germanique de l’après-guerre – certes bien aidé par le plan Marshall – qui conjugue la liberté avec la dignité, l’initiative avec l’engagement social, la responsabilité avec l’éthique et l’humanisme.
Au moment où les analogies avec les années 1930 sont légion, il faut se souvenir de ce temps où après quelques fictions socialisantes, l’Allemagne nazie, conjuguant conservatisme, ésotérisme et paganisme, s’est alliée par contrainte aux industriels pour prendre le même faux virage libéral auquel on assiste aujourd’hui. Or les ordolibéraux, souvent contraints à l’exil, s’y opposèrent comme ils le purent, permettant à leurs idées de survivre et d’influencer profondément l’Allemagne d’après-guerre.
Quelle position aurez-vous sur l’IA ? Vous avez déjà expliqué dans L’Express que dans tous les cas, il ne sert rien de faire l’autruche sur ce sujet…
Voilà. L’IA est là. Et son impact et le mouvement qu’elle dicte s’apparentent à un tsunami qu’aucune velléité ne saurait contrarier. Prétendre ne pas y croire s’apparente à refuser l’impact du vent. Refuser de l’utiliser est une promesse de déclassement, à la fois professionnel et intellectuel. Comme si certains se promettaient de construire l’avenir en s’exemptant de la déjà ancienne domestication de l’électricité. Cela n’a aucun sens. Je le redis à l’adresse des décroissants.
L’homme, par nature, ne revient jamais en arrière. Appréhender l’IA pour en tirer le meilleur est la seule action possible. Ce qui n’empêche pas d’essayer d’en analyser les potentiels travers alors qu’elle présente tant de perspectives fascinantes. Ces travers peuvent notamment s’exprimer dans ses applications militaires ou de contrôle social. Mais pour ce qui n’engage que moi, qui travaille avec ses balbutiements, notamment en musique, depuis la fin des années 1990, elle représente la plus excitante des révolutions technologiques que j’aie pu connaître. Dans le cadre des Electrons libres, elle intervient déjà dans de nombreux process. De la création de films racontant certains de nos articles courts (ce qui sera une première), en passant par la veille média automatisée permettant d’anticiper la rédaction de papiers, à la structuration de la diffusion social first de nos contenus et d’autres aspects qu’il n’est pas temps de révéler.
Dans votre campagne promotionnelle pour Les Electrons Libres, vous affirmez que l’IA serait une chance pour l’environnement. N’est-ce pas une plaisanterie, alors que l’on parle aujourd’hui beaucoup du mauvais bilan carbone des data centers ?
Ce sont des sujets que nous allons effectivement débunker. Aujourd’hui, les marchands de peur se focalisent sur la dépense énergétique de l’IA, sans considérer ce que cette même IA peut apporter dans de nombreux domaines. On parle notamment de la fameuse consommation d’eau de l’IA. Or, 95 % des data centers sont actuellement refroidis à l’air. Par ailleurs, ceux refroidis par eau utilisent souvent de l’eau recyclée, des systèmes fermés ou de technologies de refroidissement hybrides. Par exemple, certains centres n’utilisent l’eau qu’en complément du refroidissement par air lors des pics de chaleur. Mais l’évolution est rapide. Si les data centers utilisent actuellement entre 1 à 2 % de la consommation électrique, les scénarios réalistes ne devraient pas dépasser les 5 % à l’avenir avec des applications en mesure de changer positivement le monde. J’y reviendrai. Et ça vaut le coup.
D’ici 2030, l’impact de l’IA sur les data centers dépendra de la vitesse d’adoption des énergies décarbonées et des technologies de refroidissement avancées. Même avec la demande croissante, les innovations limiteront l’empreinte carbone et hydrique. D’autant que la partie la plus énergivore de l’IA s’exprime dans son entraînement. Et celui-ci va progressivement décliner, contrairement à l’inférence (l’utilisation des modèles), qui consomme bien moins de ressources. Quant à la décarbonation, l’IA peut s’y intégrer dans la gestion des systèmes de chauffage, dans les transports, dans l’optimisation des chaînes d’approvisionnement, dans l’agriculture, la gestion énergétique et on en passe.
Un mouvement qui n’en est qu’à ses balbutiements, il ne faut pas l’oublier. Mais sans doute que ces promesses sont moins rentables que celles des marchands de peur.
Par ailleurs, l’IA nous promet une véritable révolution dans le domaine de la médecine, en termes de diagnostics, d’approche psychologique et empathique – l’une des grandes faiblesses de la médecine contemporaine. Bref, je prends.