Paris vaut bien une Traversée!
Jean-Max Méjan décrypte, minute par minute, « La Traversée de Paris », film de Claude Autant-Lara (1956) dans un ouvrage illustré (paru chez Gremese) qui restitue parfaitement l’atmosphère de la nouvelle de Marcel Aymé. Un monument du cinéma français qui n’a pas fini de propager son onde noire. Une œuvre qui distille le souffre de la tragédie et l’humour carnassier d’un dialogue magnifié par Gabin, Bourvil et de Funès
En plein Festival de Cannes où le démago copine avec le doctrinaire, où le confort intellectuel confine au grotesque, le public des salles obscures reste sur sa faim. Il attend son Grand film français qui soulèvera la bronca des bien-pensants et laissera en bouche une sorte de malaise. Une gêne. Une indisposition nationale. Quelque chose qui, presque soixante-dix ans plus tard, suscite toujours la controverse et l’admiration, le débat houleux et l’horizon cadenassé.
A lire aussi: Tu l’as vue ma vertu ?
Tragi-comique
La cicatrice des pays désavoués ne se referme pas de sitôt, elle germe dans nos esprits, chacun s’imagine ce qu’il aurait fait en pareille situation, se satisfait de son humanité triomphante, se croit plus courageux ou rusé que son voisin, moi j’aurais agi autrement, moi j’aurais résisté, moi j’aurais fui, moi, moi, moi. Autant-Lara dégonfle les postures morales et les bonnes consciences à titre posthume. Entre le port de l’étoile et la course aux savonnettes, qui peut se targuer d’avoir eu les mains propres ? Le vert-de-gris avait recouvert les murs de la capitale et souillé les dernières illusions. Dans un réalisme stylisé, la fin de la guerre n’est pas si éloignée, les Trente Glorieuses n’ont pas encore déversé en 1956 leur consumérisme à outrance, les plaies ne demandent qu’à exulter. Dans ce Paris nuitamment recréé, Autant-Lara pose les pions de la tragédie. L’engrenage est là, il suffit de laisser courir, il emportera les âmes, balayera tout sur son passage. La machine à broyer est lancée. Le scénario de Jean Aurenche et Pierre Bost n’offre aucune porte de sortie à ses protagonistes. Personne ne sortira indemne de cette soirée-là, valises à la main, cochon découpé et emmailloté, à la merci des policiers en maraude et des Allemands en majesté, le ressentiment et la peur seront leurs seuls alliés. Autant-Lara regarde la désunion des Hommes à la manœuvre, leur complexité et leur versatilité, leur fracas et leur misère, leur incommunicabilité et leur étrangeté, il les prend tels qu’ils sont, dans leur veulerie et leur dénuement. En temps de guerre, les rancœurs, les jalousies, les compromissions sont, par nature, exacerbées, elles sautent à la gorge. Autant-Lara, ni moraliste, ni bienheureux illusionniste, plutôt sec, maigre comme une côte de porc, n’influe pas sur le destin implacable, sombre, rugueux de ce tandem improbable que tout oppose. Les ailes de malheur se déploieront sans son aide sur Martin (Bourvil), l’ex-chauffeur de taxi et Grandgil (Gabin), le peintre en recherche de frissons. Et cependant, Autant-Lara éclaire cette Traversée tragi-comique d’un dialogue savoureux où l’anarchisme et le contre-pied dégomment tous les raisonneurs de salon. C’était donc ça l’Occupation, le marché noir et les affres du quotidien, les combines et la survie, le STO promis au chômeur et Mariette, l’amie de Martin, joliment habillée malgré une économie de restriction, les gros profits dans les caves et la débâcle dans la queue de l’épicier.
A lire aussi: Jean Raspail, la pythie de Patagonie
Odyssée de la débrouillardise
Jean-Max Méjean nous conte cette odyssée de la débrouillardise sous l’œil malveillant de l’occupant dans un récit minuté. Il ajoute à sa chronologie fine qui s’attache à décrire chaque scène, en expliquant la beauté et la profondeur du propos, tout un appareil critique nécessaire à la compréhension de l’ensemble : le synopsis, le casting et notamment les coupures de presse de l’époque. Car La Traversée a rué dans les brancards dès sa sortie, le spectateur d’hier et d’aujourd’hui est secoué dans ses propres convictions, il ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer, si le morceau de bravoure de « salaud de pauvres ! » est monstrueux ou génial, cathartique ou désabusé, littéraire ou assassin. Si « le 45 rue Poliveau » est un jeu de miroir ou une bouffonnerie grandiloquente. Si les Affreux sont la majorité de notre espèce ou des exceptions. Si la grandeur d’âme n’est pas un luxe quand le topinambour est la seule denrée comestible. Le pessimisme et la noirceur inhérents au texte de Marcel Aymé et les intentions initiales d’Autant-Lara sont quelque peu gâchés par une fin volontairement « optimiste » voulue par la production. La nouvelle parue dans Le Vin de Paris opte pour une autre radicalité ; Grandgil est tué dans son appartement par un Martin à bout de nerfs, ulcéré par la désinvolture de son « commis » d’un soir. Dans le film, les deux compères, parfois complices, souvent antagonistes, se retrouvent après la Libération, sur le quai d’une gare, dans leur rôle respectif. Immuable. La guerre n’aura modifié d’aucune manière leur impossible amitié, ils appartiennent chacun à des classes sociales différentes et leurs psychologies s’avèrent incollables.
« Cette fin, par rapport à celle de la nouvelle de Marcel Aymé, se voudrait être un happy-end mais, à bien y regarder, elle reste tout de même très triste dans la mesure où Martin semble être le jouet du destin et Grandgil son protégé, à la manière de deux personnages de la comédie italienne » écrit Jean-Max Méjean. Il y a les porteurs de valises et les donneurs d’ordre. Chacun son camp. Truffaut qui n’avait pas été tendre avec le cinéma « théâtral » d’Autant-Lara est conquis par La Traversée : « Son film […] est d’une méchanceté ahurissante pour tout le monde, c’est du venin craché aussi généreusement que de l’hémoglobine ». Le tour de force de ce film est de continuer à bouleverser notre perception ; à chaque visionnage, on prend le parti de l’un ou de l’autre. C’est la signature d’une réussite artistique.
La Traversée de Paris – Jean-Max Méjean – Les films sélectionnés – Collection dirigée par Carole Aurouet – Gremese 102 pages
L’article Paris vaut bien une Traversée! est apparu en premier sur Causeur.