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Yves Agid, neurologue : "Il y aura bientôt un énorme boom pour soigner les maladies psychiatriques"

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Que savons-nous de la conscience, et de l’inconscient ? Les progrès réalisés par les neuroscientifiques peuvent-ils nous aider à mieux nous comprendre nous-mêmes ? Dans L’homme cérébral, Yves Agid, professeur émérite de neurologie, fondateur de l’Institut du cerveau à Paris, répond à toutes ces questions, et bien d’autres encore. Entretien.

L'Express : Qu’est-ce que la conscience selon la science ?

Yves Agid : La plupart des spécialistes s’accordent sur l’idée que c’est la fonction mentale la plus élevée et la plus importante pour Homo Sapiens. En revanche, scientifiques, psychologues et philosophes ne sont toujours pas d’accord pour définir ce qu’on appelle la conscience, l’inconscient et la métaconscience. La conscience, c’est se rapporter à soi, comme une représentation mentale interne de ce que l’on perçoit. Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il faut avoir une certaine connaissance de la machine étonnante qu’est un cerveau. Cette machine, évidemment plus complexe qu’une machine à café, présente deux particularités : elle est vivante, biologique et donc adaptable, et elle est capable de produire des pensées et des émotions. Il reste à définir ce qu’on appelle une pensée. Une pensée, c’est une information, mais une information qui est chargée de sens. Ces informations entrent dans le cerveau à l’aide des cinq sens (vision, audition, etc.). Dès lors, elles sont codées en son sein pour produire un comportement, lequel ne s’exprime que par du mouvement.

La conscience peut se définir comme une pensée sur ce que l’on fait, sur ce qu’on perçoit, même sur ce qu’on est, c’est-à-dire sur son identité. La métaconscience permet d’avoir une pensée sur ce que l’on pense. C’est une représentation de soi qui permet de contrôler son propre comportement. Ce qui nous distingue fondamentalement des autres animaux. Sans métaconscience, il n’y aurait pas d’introspection et pas de morale.

Et l’inconscient ?

Etre inconscient, c’est ne pas être conscient, ne pas se rendre compte. Or, le temps passé à se rapporter à soi, qui est la conscience, s’avère très court. Pourtant, le cerveau fonctionne en continu, nuit et jour. Conclusion : on pense en continu, mais on n’en a pas conscience.

J’ai pris l’habitude de distinguer trois types d’inconscient. D’abord l’inconscient perceptif. Si je vois un objet, comme un verre par exemple, l’information visuelle gagne la partie postérieure de mon cerveau (cortex occipital) en deux dixièmes de seconde. Là, divers groupes de cellules reconnaissent la couleur, la forme, la topographie du verre. Mon cerveau a reconnu le verre… mais moi, pas encore. Pour que je reconnaisse le verre, il faut encore deux dixièmes de secondes pour me permettre de prendre conscience qu’il s’agit bien d’un verre, le temps que l’information gagne la partie antérieure de mon cerveau.

Ces informations sont ensuite traitées dans le cerveau, sans que l’on s’en rende compte. Cet inconscient-là, le plus important, c’est véritablement l’antichambre de la conscience. Les informations sont triées, hiérarchisées. Certaines sont évacuées, et heureusement, sinon on deviendrait fou ! D’autres sont gardées en mémoire, de façon totalement inconsciente. De temps en temps, une de ces informations passe le seuil qui l’amène à la conscience. A titre d’exemple, il vous est certainement déjà arrivé de chercher le nom d’une personne et, sur le moment, de ne pas le retrouver. Pourtant, le nom de cette personne peut vous revenir plus tard, alors que vous pensez à tout autre chose. Entre le moment où vous cherchiez le nom et le moment où vous le retrouvez, il s’est passé un travail dont vous n’avez pas conscience.

Enfin, il y a un inconscient exécutif. Il s’agit des mouvements (gestes, habitudes, routines) auxquels vous ne prêtez pas attention, dont vous n’avez pas conscience. Par exemple, vous n’avez pas conscience de marcher ou de conduire votre voiture, autant de comportements moteurs qui ont été appris et surappris. Heureusement, notre inconscient est sous le contrôle de la conscience et de la métaconscience. C’est le cas lorsqu’une situation nouvelle ou inattendue survient ou si on était amené à commettre un acte moralement inacceptable…

Dans le livre, vous n’épargnez pas la psychanalyse. "Les idéologies fondées sur les étranges interprétations psychanalytiques, qui ont maintenant plus de 100 ans, n’ont jamais été validées et paraissent désormais bien désuètes face aux progrès des neurosciences", écrivez-vous…

Je n’ai rien contre les psychanalystes qui ont le mérite d’écouter attentivement les malades. En revanche, je suis gêné par certaines interprétations (les stades du développement de l’enfant - oral, anal, phallique – le complexe d’Œdipe, la pulsion de mort, par exemple) qui sont nées dans le cerveau du génial Sigmund Freud, mais qui n’ont jamais été validées. A la fin de sa vie, Freud a d’ailleurs reconnu qu’il ne faisait que des interprétations. C’était il y a plus de cent ans. Aujourd’hui, alors qu’on commence à comprendre comment fonctionne le cerveau et comment il dysfonctionne, je crains que ces interprétations ne soient plus d’actualité.

La difficulté tient au fait que le grand public confond souvent psychologie et psychanalyse. L’approche psychanalytique n’est qu’une forme très particulière de la psychologie, et n’a d’ailleurs jamais prouvé son efficacité à l’aide des critères internationaux nécessaires pour valider une thérapeutique. Le but de la psychothérapie au sens large est essayer d’améliorer les fonctions défaillantes des personnes souffrant d’attaques de panique, de TOCs (troubles obsessionnels compulsifs), de délires, etc. L’objectif est de réduire, et si possible de supprimer, la souffrance des malades en essayant de comprendre l’origine des symptômes, et de s’aider si nécessaire de médicaments dont l’efficacité a été validée. L’utilisation depuis plus de cinquante ans d’antidépresseurs, d’anxiolytiques et d’antipsychotiques, a permis des progrès considérables dans la prise en charge des maladies psychiatriques, même s’il ne s’agit que d’un traitement des symptômes et non pas des causes de ces affections.

Pour certains de leurs détracteurs, les neurosciences ne fourniraient que des belles images du cerveau…

L’imagerie cérébrale a permis des progrès spectaculaires en médecine. Il faut savoir que quand j’étais interne, nous n’avions même pas de scanner. Aujourd’hui, avec les meilleures machines, il est permis de voir les différentes structures cérébrales avec une précision de l’ordre du millimètre cube ! Mais dans un millimètre cube de tissu nerveux, vous avez de l’ordre de 50 000 neurones et un demi-milliard de connexions nerveuses. Pour comprendre plus finement comment fonctionne le cerveau, il faut donc essayer de comprendre comment les dizaines de milliards de neurones du cerveau arrivent à communiquer entre eux pour produire des pensées et des émotions. Sans compter le fait que les neurones ne représentent que la moitié des cellules, puisqu’il y a aussi les cellules non neuronales (qu’on appelle gliales), ou encore le tissu situé entre les cellules et les 600 kilomètres de capillaires, le tout constituant un véritable "milieu cérébral intérieur".

L’imagerie cérébrale est aussi un outil essentiel pour la recherche, mais si l’on veut un jour espérer comprendre comment le cerveau produit de la pensée, c’est-à-dire le code de la pensée, il faut concilier les résultats de l’imagerie cérébrale avec l’observation clinique, la connaissance des circuits nerveux et de leur contenu chimique. C’est l’approche multidisciplinaire que nous développons à l’Institut du cerveau à Paris. On va finir par y arriver… Sauf si Homo Sapiens ne s’avère pas assez intelligent pour comprendre le fonctionnement de son propre cerveau, ce qui est une possibilité.

Le cerveau comme simple "machine" s’oppose à la conception de l’âme développée par les grandes religions…

Avec les progrès de la science, on est obligé d’admettre que nos pensées et nos émotions sont directement produites par notre cerveau. Ce cerveau est une machine d’une grande complexité. C’est comme un immense ordinateur, mais qui a la propriété d’être modifié en continu. Des millions de connexions nerveuses se font et défont chaque seconde. C’est ce qui fait que le cerveau peut percevoir, apprendre, comprendre, avoir des émotions, et s’en rendre compte. On connaît assez bien les circuits, mais pas encore le code qui permet au cerveau de produire de la pensée. Bientôt on trouvera. Le cerveau d’Homo sapiens a environ 7 millions d’années. Or cela fait à peine soixante-dix ans que l’informatique a été découverte, et c’est seulement depuis quelques années qu’on commence à comprendre le fonctionnement du cerveau. Il faut nous laisser un peu de temps. Rappelez-vous que les lois de Mendel sur l’hérédité biologique datent des années 1860. Il a fallu attendre 1953 pour découvrir l’ADN et le code génétique.

Comment expliquez-vous que nous ne savons toujours pas guérir la plupart des maladies psychiatriques ?

La raison tient au fait que, dans les maladies psychiatriques, les dysfonctionnements cellulaires ne sont pas visibles lorsqu’on examine le cerveau à l’aide d’un microscope. Les cellules nerveuses ne sont heureusement pas détruites, mais elles fonctionnent mal. Tel n’est pas le cas des maladies neurologiques qui comportent des trous (accident vasculaire), des boules (tumeur), de l’inflammation (sclérose en plaques), des pertes de neurones (maladies neurodégénératives). Dans les maladies psychiatriques graves comme la schizophrénie, l’autisme, ou la dépression sévère, de telles lésions ne se voient pas. Alors, comment faire ?

Pour mieux guérir un jour les fléaux que représentent les maladies psychiatriques sévères, il faut absolument comprendre ce qui se passe au sein du cerveau, et plus particulièrement à l’échelle de la cellule. Quand vous avez une voiture qui ne marche pas, vous regardez ce qui se passe à l’intérieur du moteur. C’est la même chose pour le cerveau, en sachant tout de même que le cerveau humain est un milliard de fois plus complexe qu’un moteur d’automobile. C’est évidemment là qu’est la difficulté !

Mais, aujourd’hui, nous disposons des techniques qui permettent de détecter ces dysfonctions biologiques au sein des cellules nerveuses. Par conséquent, je suis certain qu’il y aura un énorme boom pour traiter les maladies psychiatriques dans les années à venir.