«Je n’ai pas vu venir ce qui nous arrive »
Guillaume Erner, sociologue et présentateur des « Matins de France Culture », publie Judéobsessions. Un essai émouvant et passionnant qui entremêle son histoire familiale à celle de l’antisémitisme contemporain. Formé dans le combat contre l’antisémitisme et le négationnisme d’extrême droite, il reconnaît avoir tardé à voir celui qui venait du monde musulman. Pour lui, l’histoire est écrite : pour la deuxième fois, les juifs vont disparaître d’Europe
Causeur. Avant d’être un essai, Judéobsessions est un livre du souvenir, un tombeau pour vos disparus et pour votre tribu. Athées et communistes, ces juifs venus de Pologne et Russie qui parlaient yiddish avaient largué la synagogue pour la révolution. Ils n’avaient pas de diplômes, mais lisaient tout ce qui leur tombait sous la main. Vous aviez besoin de faire revivre ce monde ?
Guillaume Erner. J’avais l’impression que si je ne le décrivais pas, personne ne le décrirait, c’est ma manière de redonner souffle et vie aux miens. Je suis né dans un monde disparu et enterré, dans tous les sens du terme, celui de ces juifs très à gauche, de langue maternelle yiddish, chez qui le judaïsme était en compétition avec le communisme. Mes parents parlaient français sans accent, mais ce n’était pas la langue de leur enfance. Mon grand-père paternel avait 15 mots de français qui n’étaient pas évidents à comprendre. J’ai découvert avec stupeur que l’on pouvait être autre chose que juif, que communiste. Comprendre que Notre-Dame n’était pas une synagogue (où je n’allais d’ailleurs jamais), donc qu’elle n’était pas vraiment « à moi », a été une grande blessure narcissique.
L’un de vos grands-pères était facétieux, l’autre assez sombre.
Mon grand-père paternel Szaja, dit Charles, a eu une vie étonnante. Il a quitté la Pologne, participé à la révolution russe, est parti en France où il a fait venir une cousine pour l’épouser. C’était un homme simple, physiquement très massif, habitué aux climats rudes, une force de la nature. Il est mort à 108 ans et jusqu’à l’âge de 106 ans, il était pleinement là. Mon autre grand-père Yossele, autrement dit Joseph, en dépit de son accent, était beaucoup plus francisé, il s’habillait très bien, il était extrêmement sociable, ce qui lui a sans doute sauvé la vie : au début de la guerre, les tenanciers du café en bas de chez lui, à Clichy, avec lesquels il était très ami, lui ont dit : « Allez en Corrèze, ils ne vous trouveront jamais là-bas. » C’était la première fois qu’il entendait parler de la Corrèze. Effectivement, ils ont survécu. Il a été envoyé dans deux camps français et s’est échappé deux fois. L’un des remords terribles de cet homme est de ne pas avoir réussi à convaincre son beau-frère de le suivre lors de sa seconde évasion.
Aujourd’hui, « jews turn right », comme le déplorait Daniel Lindenberg en 2001, et plus personne ne sait que, sans les juifs, la révolution bolchevique n’aurait peut-être pas eu lieu (d’où la dénonciation des judéo-bolcheviques par Maurras).
C’était quand même des gens très étranges. Ils étaient communistes avant d’être juifs, mais en même temps, ils étaient communistes parce que juifs. Ce qui les habitait en premier lieu, ce n’était pas la question sociale, c’était la question juive et le communisme était le viatique pour l’émancipation des juifs, la solution de l’équation antisémite. Leur espérance, c’était l’universalisme des identités bien plus que l’égalisation des conditions, même si la pauvreté était terrible. J’ai toujours été étonné qu’ils restent communistes. Jusqu’à la fin de sa vie, mon grand-père a reproché à Gorbatchev d’avoir bradé l’Union soviétique. Cependant, c’était des communistes pragmatiques. Ils n’étaient pas fous au point de retourner en URSS.
Ni de répudier la propriété privée puisqu’ils étaient commerçants.
La propriété privée était relativement modeste chez mon grand-père, puisque lorsqu’il est mort, il avait 8 000 euros sur son compte en banque. Il possédait aussi une machine à coudre, la 31K15, dont j’ai un peu appris à me servir. C’était de petits commerçants et mon père est devenu un gros commerçant, mais il n’a pas abjuré le communisme. C’était aussi un antisioniste qui aimait Israël et qui était très inquiet pendant la guerre de Kippour, même si ensuite il m’a expliqué que pas du tout. Il faut rappeler que la vie de mes parents s’est déroulée rue de Turenne, un quartier occupé par des commerçants juifs ashkénazes vendant des vêtements, principalement féminins. Parmi eux, il y avait trois ou quatre personnes suffisamment hostiles à Israël pour ne pas donner d’argent pour Tsahal, ce qui a pendant un temps ostracisé mon père. C’est qu’entre-temps, les séfarades étaient arrivés, ils étaient religieux et très favorables à Israël, où ils avaient des appartements.
Vous avez été grand-remplacés par les séfarades…
Mes parents étaient très universalistes, très wokes, on n’avait pas le droit d’aller voir La Cage aux folles parce que c’était une représentation intolérable des homosexuels, mais ils avaient une forme de racisme envers les séfarades, si bien qu’ils ont tout fait pour décourager l’une de mes fiancées. Ma mère avait fourré la farce de Pessah de pain, aliment totalement prohibé pendant cette fête. Je crois même qu’épouser une musulmane eût été un quartier de noblesse, mais ça n’est pas arrivé. Plus sérieusement, avec les séfarades, j’ai découvert une façon radicalement différente d’être juif.
En effet, chez vous, on était loin de La vérité si je mens ! Vous avez été élevé, écrivez-vous, par des gens en deuil.
Je n’ai pas été élevé par des vivants, mais par des survivants. Tous avaient une famille nombreuse qui était morte. Mon grand-père, par exemple, était le seul survivant de neuf frères et sœurs. Seuls des Hutus ou des Cambodgiens peuvent comprendre cette phrase, cette cohorte de gens morts dont on est responsable parce qu’on n’a pas fait ci ou ça. Pourquoi ne l’ai-je pas assommé quand il est allé se faire recenser comme juif ? Que des histoires atroces ! Ma tante raconte qu’une nurse avait proposé à ma grand-mère de garder les enfants, ma grand-mère n’a pas voulu, mais une autre famille a accepté, a donné de l’argent à cette nurse et elle a donné les enfants à la Gestapo. Ces histoires qu’on m’a racontées des milliers de fois créent une tristesse incommensurable, et aussi une confiance très relative dans le genre humain.
On dirait qu’un peu de vous réside dans cette forêt où deux petites filles, votre mère et votre tante, ont échappé à la mort.
Les expériences de menaces de mort, de faim, de froid se transmettent. J’ai extrêmement peur pour mes enfants de la faim et du froid, et j’ai moi-même été gavé comme une oie. On me faisait ingurgiter des quantités ahurissantes de nourriture, on sortait du restaurant pour aller au McDo.
Vous avez fait beaucoup d’efforts pour devenir vraiment français. Vous avez acheté une ferme, vous avez lu tous les grands auteurs français, notamment sur la vie villageoise.
J’ai eu l’impression que je devais faire un effort pour devenir Français. Et comme je suis tout théorique, j’ai plongé dans la théorie. J’ai énormément lu, des histoires de terroir, de campagne, mais je suis incapable de reconnaître un noyer d’un figuier. Je suis aussi très fort sur la famine et le manque de récoltes frumentaires en 1709, mais totalement ignorant de la façon dont on fait pousser le blé.
C’est aussi votre volonté d’être un super-français qui vous a transformé en marathonien alors qu’enfant, votre seul sport était de vous faire dispenser de sport. Mais tout cela ne vous a pas guéri de votre judéo-obsession.
Difficile d’y échapper. À droite de ma maison de la Drôme, il y a une forêt qui appartenait à Crémieux, celui du décret grâce auquel vous êtes française. À gauche, dans un petit village inconnu, il y a une synagogue du XIVe siècle.
Il y a de quoi être parano. Ou obsédé…
Oui. Ils sont partout, singulièrement dans mon esprit, ce sont des choses mentales, comme dirait Marx. Reste que l’histoire juive est une histoire française. J’ai récemment entendu un professeur expliquer que si l’antisémitisme perdurait, les juifs retourneraient chez eux. Sauf que chez eux, c’est la France, il y avait des juifs avant que la France existe. On peut être professeur en Sorbonne et l’oublier. Un jour, j’ai parlé de Maïmonide devant Aymeric Caron : il ne connaissait pas.
Donc, la « judéobsession », vous baignez dedans depuis l’enfance. N’empêche, depuis le 7-Octobre, vous ne vous contentez pas d’être juif, vous éprouvez le besoin de le dire.
Oui. Je suis juif. Le vieux sur lequel les roquettes tombent, c’est mon oncle. Je sais qu’il y a des Palestiniens qui meurent sous les bombes israéliennes, mais comme disait Camus, il y a justice et il y a ma mère.
Le 7-Octobre, la justice et votre mère étaient du même côté… Il n’est pas simple de définir un antisémite mais un juif, personne ne sait vraiment ce que c’est. Vous observez une démultiplication du signifiant, mais il y a aussi une multiplicité de référents, puisque le mot « juif » désigne à la fois une réalité généalogique (les juifs sont les descendants de…) et une réalité théologique (les juifs sont les gens du livre). Peut-être y en a-t-il une troisième : en vous lisant on se demande si les juifs ne sont pas d’abord le peuple de la Shoah.
Je pourrais vous répondre avec Robert Misrahi : « La question juive, c’est de dire que c’est une question compliquée et dans le même temps de dire qu’il n’y a pas de question. » Mais je vais essayer : les juifs ont été un peuple, probablement une religion, une diaspora, un souvenir historique, une identité héritée de la Shoah, et puis Israël a tout compliqué. Il se pourrait fort bien qu’à terme, la situation soit extrêmement simple, qu’il n’y ait plus que deux types de juif : les Israéliens (une nation) et des Américains. Depuis le 7-Octobre, le signifiant juif a été remplacé par le signifiant sioniste. C’est grâce à vous que j’ai appris ce qu’était un sioniste. Un jour ma coiffeuse m’a dit : « Méfie-toi d’Élisabeth Lévy, c’est une sioniste. » Elle m’a expliqué qu’un sioniste était un juif méchant, elle n’était pas antisémite par ailleurs. Dans tous les mails que je reçois, on ne me traite jamais de « sale juif », mais de sioniste. Or, je ne me suis jamais vécu comme un sioniste.
Donc, vous n’êtes pas méchant. Cela dit, sioniste signifie qu’on est pour l’existence d’un État national juif.
Je suis attaché à ce qu’il y ait un État rwandais.
Vous m’énervez. Il y a une idéologie qui s’appelle le sionisme qui postule que les juifs doivent avoir un État. Et puisque selon vous, il n’y aura bientôt plus de juifs en France, c’est encore plus légitime.
La présence d’une communauté juive de quelques centaines de milliers de personnes est un phénomène résiduel. Il y a deux manières de faire disparaître les juifs – en réalité, trois mais exterminons l’extermination. On peut soit les faire partir, soit les assimiler, c’est-à-dire les faire cesser d’être juif. Votre père, juif très pieux, a fait sa vie en France, mais sa post-vie en Israël.
Précisément parce qu’il était religieux. Mais sur l’assimilation, ce n’est jamais tout ou rien, même sous Napoléon. On peut être très juif et très assimilé façon Zemmour.
Je crois que Zemmour est un cas très particulier. Les juifs qui trouvent des excuses à Pétain, je n’en ai pas rencontré beaucoup. Alors revenons au cas majoritaire. Si les juifs disparaissent d’Europe, ce ne sera pas par assimilation. Demandez à n’importe quel responsable communautaire en France où sont ses enfants, il n’y a pas de question : en Israël ou en Amérique. Pas par volonté de devenir américain ou israélien. En réalité, je ne connais pas un seul juif qui n’ait jamais songé à quitter la France.
Ce qui nous amène à notre désaccord. Pour les âmes sensibles, je précise que nous poursuivons là une longue et très amicale controverse. Ces gens songent-ils à quitter la France à cause de l’extrême droite ? Connaissez-vous un seul juif qui ait fait son alyah à cause du point de détail ?
Je n’ai pas le nom d’un juif qui ait quitté la France à cause du FN, mais j’ai le nom d’un juif qui avait très peur du FN, et c’est moi.
Ce n’est pas une justification.
Mais enfin, j’ai le droit d’avoir peur, pour moi et pour les autres. La haine du musulman ne rassure pas le juif en moi.
Vous confondez la haine du musulman et la critique de l’islam. L’islamophobie est parfaitement légale. J’ai le droit de ne pas aimer l’islam comme religion.
Vous avez tous les droits tant que vous respectez la loi, et je pense que vous la respectez.
Je respecte les personnes. Pas la religion.
D’accord, mais accordez-moi le droit de ne pas être islamophobe. En tant que sociologue, je serais toujours plus compréhensif pour les phénomènes religieux que vous. Mais peut-être le suis-je trop.
Vous avez le droit de vous tromper d’adversaire. Mais il est tout de même étrange d’avoir résisté si longtemps à admettre l’existence d’un antisémitisme qui tue, écarte les enfants juifs de l’école publique et crache ouvertement sa haine, tout en étant obsédé par un antisémitisme qui proférait des propos dégoûtants, mais n’a jamais mis en péril l’existence juive en France. De plus, s’agissant de Marine Le Pen, son dossier est parfaitement vide. Son seul crime est d’avoir eu un père.
Chez moi, on dit qu’on peut avoir un cancer du poumon et un bureau de tabac. Il y a deux périls distincts. L’antisémitisme traditionnel d’extrême droite était parfaitement incarné par Jean-Marie Le Pen, et se passe de commentaire. Cette extrême droite aurait pris le pouvoir en 1939 si ce chien de Pétain ne l’avait pas pris.
Jean-Marie Le Pen avait 11 ans en 1939.
Je crois qu’il n’a jamais renié publiquement le maréchal Pétain.
Certes, et c’est fâcheux. N’empêche que ce qui a fédéré les lepénistes, c’est la guerre d’Algérie.
Il a été condamné pour antisémitisme.
En attendant, vous ne me répondez pas. Cet antisémitisme a-t-il fait peur aux juifs ? La différence entre nous, c’est que je peux vivre avec un antisémitisme qui fait des blagues de fin de banquet ou qui se cache dans les reins et les cœurs, d’autant plus que Le Pen a été ostracisé. Contrairement à son successeur qui trouve des excuses aux tueurs de juifs et explique que l’antisémitisme est résiduel.
Mélenchon a raison ! Le risque avec Le Pen, c’était un État officiellement antisémite. C’est l’hypothèse sur laquelle ont vécu tous les juifs de gauche qui défilaient contre le FN. C’est le canal historique et je ne le renie pas. Ensuite, que signifie le propos de Mélenchon ? Soit que Mélenchon est antisémite, et on ne va pas en faire toute une histoire…
Ah ? On en fait une histoire pour Le Pen et pas pour Mélenchon…
Vous avez entendu parler du second degré ? Je poursuis. Soit cela signifie que l’antisémitisme aujourd’hui n’est plus un phénomène de top-down, qui part du haut vers le bas. Mélenchon pense que l’État français est islamophobe, alors qu’il n’est pas judéophobe, le gouvernement assiste aux dîners du CRIF. Pour lui, les lois françaises qui restreignent le port du voile sont islamophobes, car elles empêchent les musulmans d’être musulmans. Elles n’empêchent pas les juifs d’être juifs.
En tout cas, « résiduel » ne signifie pas « issu de la société ». Ou alors la consommation de drogue est résiduelle. Passons. Si je résume, vous avez peur d’une menace passée qui n’a jamais été proche de se réaliser, mais pas de la menace actuelle et réelle ?
Vous exagérez ! Le Pen a fait 16 %, ce n’est pas rien pour un type qui est ouvertement antisémite.
A-t-il été proche du pouvoir ?
16% !
Au deuxième tour, ce qui est historiquement bas. Songiez-vous à quitter la France en 2002 ?
Non, mais je maintiens : 16 % d’électeurs prêts à voter pour un homme condamné pour antisémitisme, c’est beaucoup.
Et il y a aujourd’hui 25 % d’électeurs prêts à voter pour une alliance dominée par un parti qui flatte l’antisémitisme des quartiers qui prospère depuis vingt ans.
Je tiens ma ligne, on peut avoir deux ennemis. Pour moi, Jean-Marie Le Pen, c’est le canal historique.
Justement, il est historique. C’est derrière nous.
Si vous le dites. Ensuite, nous sommes d’accord sur tout sauf sur un point : ça n’est pas l’islam en tant que tel qui sécrète de l’antisémitisme. Je vous l’accorde, j’ai effectivement tardé à reconnaître l’existence de cet antisémitisme. Quand Les Territoires perdus de la République sort, je fais de l’épistémologie, je dis que ce n’est pas le bon échantillon, etc. Je refuse de voir, pour des raisons évidentes. Donc je ne vois pas venir ce qui nous arrive.
Notre drame, ce n’est pas qu’il existe un antisémitisme communautaire, c’est que l’antisémitisme est à la mode. Quand j’étais petit, il y avait la main jaune et c’était à la mode d’être antiraciste, on était très couillons, mais on était antiracistes. Et maintenant on est très couillons, mais on est antisémites. On n’est pas antimusulmans, ce n’est pas à la mode. C’est à la mode d’écouter des rappeurs antisémites, dont on explique qu’ils ne le sont pas. Les punks portaient des croix gammées – je n’aimais pas tellement –, mais cela n’allait pas plus loin que de la provocation. Aujourd’hui, la provocation est reliée à des organisations extérieures, Al-Qaïda existe, Daech existe, etc.
C’est votre nouvelle ligne de défense : l’antisémitisme est un phénomène importé ? Vous êtes sérieux ?
Mais non au contraire, ce n’est pas une manière de minimiser le phénomène. Sid Vicious, le leader des Sex Pistols, était un crétin politique. Mais son but de crétin n’était pas d’établir un empire punk au Cham, ou de tuer les kouffars qui écoutaient du disco.
En attendant, vos grands défilés contre un fascisme imaginaire (en tout cas très virtuel) nous ont fait perdre beaucoup de temps et désarmés dans la lutte contre l’islamisation. J’en veux terriblement au progressisme de mon pays.
Ça ne s’est pas passé comme ça. La date importante, peut-être plus que le 7-Octobre, c’est mars 2012, le massacre de l’école Ozar Hatorah. Je ne découvre pas l’antisémitisme terroriste, on le connaissait depuis Copernic, je découvre que les gens s’en foutent, en tout cas que ce n’est pas un événement. Il faut que mon amie Sophia Aram me tire de chez moi pour que j’aille manifester contre l’assassin d’Ozar Hatorah, et on est 200. La vraie différence entre vous et moi, c’est que vous pensez avoir des solutions alors que je n’en ai pas.
Je vous accorde que personne ne sait extirper les mauvaises idées de la tête des gens. Ceci étant, il faudrait d’abord s’accorder sur le diagnostic. Toutes les études historiques et sociologiques prouvent que la haine des juifs gangrène le monde arabo-musulman, d’Alger à La Courneuve. Mais on a insulté et « fascisé » Finkielkraut, Bensoussan et tous ceux qui voyaient.
Je ne les ai jamais insultés, j’ai probablement tenté de me rassurer en les considérant comme obsédés, ou aveuglés par leurs craintes.
Quoi qu’il en soit, le sociologue que vous êtes m’accordera que l’islam n’est pas un objet métaphysique immuable. Il n’y a pas de vrai islam ou de vraie gauche, il y a des expressions historiques de l’islam ou de la gauche. L’islam est ce qu’il est dans le réel. Vous-même observez qu’on enseigne les versets antijuifs du Coran dans les écoles religieuses.
Justement, on trouve les mêmes dans les Évangiles, mais il y a eu Vatican II. On peut très bien imaginer un Vatican II musulman. Votre erreur, c’est de ne pas voir que les musulmans antisémites – et non les autres – se sont très bien intégrés. En fait, ils sont antisémites comme Occidentaux et non comme musulmans.
Pourquoi sont-ils antisémites partout ?
Le monde arabe est dans un état désespérant et la seule religion séculière qui lui reste, c’est l’antisionisme. C’est son espérance et son utopie. La seule chose qui peut donner de la joie aux houthis du Yémen, c’est d’envoyer deux obus sur Tel-Aviv. Je les comprends, on a tous besoin de joie. La matrice de cet antisémitisme-là est fournie par des choses occidentales, « Les Protocoles des Sages de Sion », seul texte que cite la charte du Hamas. Et qui est par ailleurs d’une pauvreté intellectuelle confondante.
L’antisémitisme existait dans le monde arabe bien avant Israël. Et si toutes les sociétés musulmanes ont un problème avec l’altérité et les minorités, ce n’est pas la faute de l’Occident !
Cela ne m’a même pas traversé l’esprit. Les individus sont de grandes personnes, je ne suis pas décolonialiste. S’ils se saisissent de Marx ou des « Protocoles des Sages de Sion », ce n’est pas parce que l’Occident leur a imposé quoi que ce soit. Reste qu’il y a trente ans, quand on parlait avec des gens de l’OLP, on avait des bases communes parce qu’il y avait le socialisme en commun. Aujourd’hui quand on discute avec des gens du Hamas, la chose en commun, c’est « Les Protocoles des Sages de Sion ». Enfin, je vous rappelle que le sort des minorités n’a pas toujours été merveilleux en Occident.
Mais l’Occident aussi est un objet historique qui se transforme. En somme, on n’a qu’à attendre deux siècles pour que l’islam soit tolérant envers les minorités, y compris chez nous ?
Non, je ne prétends pas faire entrer le musulman dans l’Histoire. Reste que la cohabitation s’est passée tant bien que mal jusqu’à la modernité. Le grand départ des juifs du monde musulman, c’est la modernité tardive et c’est une culture millénaire qu’on efface, un million de personnes qu’on vire.
Comme en terre catholique, il peut y avoir des juifs et de l’antisémitisme, le plus souvent ça va ensemble.
Oui, mais il peut y avoir de l’antisémitisme et de la cohabitation heureuse. On peut vivre avec une certaine forme d’antijudaïsme. Je m’en fous qu’il y ait des stéréotypes antijuifs, cela ne me dérange pas. Ce qui me dérange, c’est quand on brûle le Talmud, ou qu’on vous expulse.
Les stéréotypes antijuifs ne vous dérangent pas ? Sauf chez Le Pen alors…
En fait, un bas niveau d’antisémitisme ne me dérange pas, il me paraît même inévitable. Mais lorsque celui-ci fricote avec le négationnisme, je ne suis plus d’accord.
Bon, vous admettez l’existence d’un antisémitisme musulman. Vous pensez qu’il ne vient pas de l’islam, nous ne tomberons pas d’accord sur ce point. Mais est-il utile d’écrire toutes les quatre phrases que ces antisémites sont racisés, contrôlés au faciès, bref qu’ils sont aussi des victimes ?
Oui, c’est essentiel. On a tort de parler de « concurrence victimaire ». Les deux racismes ne sont pas les mêmes. La singularité historique du racisme antijuif est qu’il fournit une explication du monde. Le racisme anti-arabe rend la vie impossible à ceux qui en sont les victimes, mais ne débouche pas, sauf exception, sur une métaphysique. C’est cela qui me frappe avec l’antisionisme actuel, c’est son quasi-messianisme. Éliminons Israël, et la terre sera débarrassée du mal.
En supposant même que ce racisme soit aussi répandu que ce que vous pensez, ce dont je doute, le discours victimaire et le ressassement de nos crimes passés n’a pas vraiment aidé nos concitoyens arabes, en fournissant aux délinquants une justification pour incendier des voitures ou des médiathèques.
Je ne suis pas en faveur des gens qui brûlent des médiathèques, mais je n’ai absolument aucune idée sur la manière de régler cette question.
Le 7-Octobre vous a-t-il ouvert les yeux sur LFI ?
Non. En tout cas, je n’ai pas découvert l’antisémitisme de gauche, peut-être même l’ai-je surestimé parce que pour moi, il y a un lien très étroit entre l’anticapitalisme et l’antisémitisme.
Vous refusez de choisir. À côté du diable rouge dont vous reconnaissez tout à fait l’existence, on dirait que vous avez besoin d’un diable brun. Sans doute votre histoire familiale y est-elle pour quelque chose.
S’il faut que je fouille en moi-même, j’ai effectivement du mal à imaginer que des gens de gauche soient vraiment antisémites. Mais je suis obligé de considérer que certains, s’ils ne le sont peut-être pas, jouent dangereusement avec les codes, pour avoir 12 % des voix. Ils auront une terrible responsabilité. Parmi eux, il doit y avoir une poignée à sauver, ils sont dans une telle détresse que leur seule espérance est la dénonciation du sionisme. Ça doit exister.
Les pauvres. On vient de célébrer avec force grands mots les quatre-vingts ans de la découverte d’Auschwitz. Vous montrez comment la mémoire de la Shoah est passée du refoulement à l’hypertrophie. Mais après cinquante ans au moins de « plus jamais ça », le bilan n’est pas brillant. Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
J’ai toujours du mal à dire ce que nous avons mal fait. Ce qui est remarquable, c’est que la Shoah aujourd’hui est un événement matriciel pour l’Occident. Tout le monde reconnaît le caractère sublime, au sens kantien, de la Shoah, c’est-à-dire indépassable dans le mal. Tout le monde y compris l’Iran. Le négationnisme a échoué, car au fond personne n’est capable d’acheter l’idée que ces juifs ne sont pas morts. Nous sommes passés dans le dubitationnisme comme dirait Taguieff – le « quand même, c’est bizarre », etc. Avant le point de détail, Jean-Marie Le Pen disait que le négationnisme était une mauvaise connerie. Je suis tout à fait d’accord avec lui, c’est une mauvaise connerie. L’incommensurabilité de l’événement est un acquis.
Vous trouvez, alors qu’on nous raconte que Auschwitz/Gaza même combat ?
Cela ne veut pas dire que la Shoah n’a pas été une Shoah, ça veut dire qu’il y a d’autres Shoah. Cela veut dire que c’est l’étalon du mal. Quand on vous dit que ce qui se passe à Gaza est une Shoah, c’est faux parce que ce sont des crimes de guerre, mais en même temps, cela signifie que la Shoah, ce n’était pas bien.
On a aussi accusé les juifs d’instrumentaliser la Shoah. Cette accusation cache souvent de l’antisémitisme. Est-elle toujours fausse pour autant ? N’y a-t-il jamais eu chez des responsables et intellectuels juifs, la tentation de faire des juifs les chouchous du malheur pour l’éternité ?
Vous admettrez qu’ils ont eu leur dose. Cependant je ne suis pas un lapin de trois heures, vous avez évidemment raison. Nétanyahou le fait tous les jours. La grande erreur, c’est d’avoir transformé la Shoah en religion. Mais j’ai du mal à me dire qu’on en a trop fait. La phrase « vous en faites trop avec la Shoah » a été trop souvent prononcée par des antisémites pour que je la reprenne à mon compte.
Vos enfants ne vivent pas avec vos morts. L’obsession s’arrêtera-t-elle avec vous ? Serez-vous celui qui fermera la porte et éteindra la lumière ?
C’est très étrange, parce que ma femme n’est pas complètement juive et mes enfants sont plutôt juifs, l’un des trois va au Talmud Torah. Je ne sais pas ce qu’il adviendra.
Pensez-vous qu’ils vivront en France ? Pensez-vous vraiment qu’un jour prochain il n’y aura plus de juifs en Europe ?
La démographie, c’est imparable, la décrue a déjà commencé, et je ne vois pas ce qui pourrait l’inverser. Nous n’en sommes pas au dernier juif, mais aux derniers des juifs.
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