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Des robots révélateurs de la complexité humaine

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Partant de scènes tirées de Blade Runner, le livre Aimer un robot confronte l’imaginaire du film aux réalités de la robotique. Sans surprise, les robots actuels sont très éloignés de leurs homologues de science-fiction, et sont circonscrits à des actions très limitées et spécialisées. Conçus pour simuler certaines formes d’intelligence humaine, ils utilisent des moyens toutefois très éloignés des nôtres, bien que certains systèmes comme les réseaux de neurones artificiels puissent être, à l’origine, inspirés du fonctionnement cérébral. S’ils ne sont pas capables d’éprouver de l’empathie, nous en ressentons déjà pour eux, même lorsqu’ils n’ont pas été conçus pour détecter et prendre en compte nos émotions. La frontière entre humains et robots est, en tous les cas, peut-être plus épaisse que ce que nous pourrions croire de prime abord. Indirectement, le livre de Frédéric Landragin nous permet de nous émerveiller de notre propre complexité, et de notre singularité en tant qu’êtres humains, cette dernière s’exprimant paradoxalement dans les actions les plus simples.

Ce qui est facile est difficile, ou le paradoxe de Moravec

« Saisir un objet […] représente un défi majeur pour la robotique, alors que ce geste nous semble naturel », explique ainsi Frédéric Landragin. « En revanche, les calculs mathématiques qui exigent de la réflexion et de la concentration sont bien plus aisés à programmer dans un ordinateur. » Comment expliquer ce paradoxe, soulevé par le roboticien Hans Moravec ? « Nous êtres humains, avons passé de nombreuses années à maîtriser notre corps », répond l’auteur d’Aimer un robot, « à un niveau tel que les gestes basiques sont devenus automatiques, presque inconscients. Nous les percevons donc comme simples, alors qu’ils sont en réalité le fruit d’un apprentissage personnel (ontogenèse), renforcé par des milliers d’années de perfectionnements, via l’Évolution ».

Intelligences artificielles et robots excellent, par ailleurs, dans des tâches très spécifiques. On trouve ainsi des IA capables de nous battre aux échecs. Certains robots nous remplacent sur les chaînes de production de l’industrie automobile, ou passent l’aspirateur à notre place. « Lorsqu’elle s’intéresse aux robots humanoïdes, la robotique vise [toutefois] à reproduire l’ensemble des mouvements effectués par les humains », remarque le chercheur. On s’attend également à ce que ces robots excellent dans une multitude de tâches, tout comme nous le faisons chaque jour sans nous en rendre compte. « Or ouvrir une porte ou porter une charge sans la faire tomber requiert des développements spécifiques. Et ouvrir une porte tout en portant une charge est encore un autre défi ! », explique Frédéric Landragin.

Comment réussir à relever un tel challenge ? Deux courants persistent à ce jour : celui de la programmation symbolique, basée sur un ensemble de règles, et celui de l’apprentissage artificiel, « éventuellement à l’aide de réseaux neuronaux, dont le célèbre apprentissage profond (deep learning) ». D’après ce spécialiste en traitement automatique des langues, « il est possible de faire marcher un robot en utilisant les deux approches. La première revient à détailler toutes les étapes de la marche et à programmer la machine pour suivre précisément les instructions. […] Avec la deuxième approche, le robot génère lui-même des mouvements de manière aléatoire au départ, puis ne retient que ceux qui le font progresser ».

Faire parler les machines

Ces deux approches coexistent également dans le domaine du dialogue humain-machine. Pour faire comprendre la phrase « Va chercher l’aspirateur » à une IA symbolique, il faut, ainsi, définir un ensemble de règles : transformer le signal sonore en une suite de phonèmes, déterminer la suite des mots prononcés par l’humain, puis attribuer une catégorie grammaticale à chacun d’eux, avant d’identifier groupes verbal et nominaux, etc. Mais comment faire comprendre à la machine que cette suite de phonème ne signifie pas « Vache ère chez lasse pirate heurt » ? C’est là qu’interviennent les modèles de langage. « Pour écarter les assemblages farfelus, la solution consiste à fournir à la machine la probabilité que le mot ‘heure’ suive le mot ‘rat’ (faible), que ‘chercher’ suive ‘va’ (bien plus probable), et ainsi de suite », détaille Frédéric Landragin.

Toutefois, programmer une machine pour qu’elle saisisse l’implicite du langage humain a longtemps été un défi hors de portée. « Dans les années 2010, l’idée prédominante est que la réponse aux défis du dialogue humain-machine émergera de l’apprentissage artificiel », souligne le chercheur. Après l’échec de Tay, l’IA de Microsoft qui a fini, de par ses interactions avec les humains, par générer des propos racistes et misogynes en 2016, les années 2020 s’ouvrent sur les succès de ChatGPT. Cette IA se distingue d’abord par son grand modèle de langage, lequel a « enregistré » les relations entre les mots de son corpus, et est capable de tenir compte de la tonalité d’une phrase, voire de la précédente, pour générer la phrase suivante, et ainsi de suite, selon le jeu des probabilités. ChatGPT s’appuie également sur un modèle conversationnel, InstructGPT, entraîné, au passage, à l’aide de travailleurs kényans payés au clic (et au lance-pierre), ce qui n’est pas la seule considération éthique soulevée par son usage. Ces derniers ont indiqué « à la machine ce qui était acceptable et ce qu’elle devait éviter. » ChatGPT est ainsi capable de « générer tous types de textes, à condition de lui fournir des directives comme point de départ », explique Frédéric Landragin.

Les « machines parlantes » s’appuient également sur un élément important de leur mémoire pour interagir avec nous : l’historique de dialogue. C’est ce qui leur permet « de ne pas répéter une information déjà fournie et de ne pas boucler répétitivement sur les mêmes phrases ». C’est aussi ce qui peut nous surprendre, lorsqu’on demande par exemple à ChatGPT de faire notre portrait à partir des informations qu’il détient sur nous ! Cet historique fournit, enfin, un contexte permettant à ces machines d’éviter toute erreur d’interprétation.

Les robots ont-ils des émotions ?

ChatGPT est capable d’interagir avec nous comme le ferait un humain, et de s’appuyer sur sa mémoire pour adapter ses réponses à nos préférences, ou pour tenir compte d’éléments importants de notre biographie mentionnés précédemment. Lorsqu’il s’exprime à l’aide de la synthèse vocale, il est par ailleurs capable de marquer des hésitations, de passer d’un ton enjoué à compatissant suivant le contexte de la conversation.

Ces capacités amènent certains utilisateurs à l’anthropomorphiser, voire à lui imaginer une conscience. Sur le sujet, Frédéric Landragin est formel : ChatGPT n’a ni intelligence, ni personnalité : les phrases qu’il génère reposent sur des statistiques linguistiques, et non sur une compréhension de la langue. Confronté à une requête sans queue ni tête, on comprend vite qu’il ne saisit pas le sens de ses propos. Et lorsque cette IA interagit avec une autre, ses paroles oscillent entre l’absurde et la banalité, démontrant son absence de personnalité.

Ce qu’Aimer un robot met aussi en évidence est notre tendance à simplifier et mécaniser le fonctionnement des êtres humains. Il est de fait tentant de comparer les différentes mémoires d’un humain à celles d’un ordinateur ; la mémoire à court terme étant assimilée à la mémoire vive, et celle à long terme, au disque dur. Malheureusement, ce serait manquer la complexité de notre mémoire dans sa capacité à récupérer l’information, mais aussi à l’oublier. Ce dernier processus étant essentiel chez l’humain : il fait de nous des êtres créatifs, capables de prendre des décisions à partir d’informations partielles.

Les mécanismes derrière l’expression des émotions par un humain ou une IA sont, enfin, très différents : « Là où l’humain subit une émotion déclenchée par un stimulus, explique Frédéric Landragin, le robot effectue une analyse qui aboutit à un calcul, et donc à la décision de simuler une émotion spécifique ». Même si elles restent artificielles, ces émotions simulées, ou celles que d’autres types de robots sont capables de détecter sur les visages, jouent un rôle crucial dans la communication entre humains et machines. Ce sont des informations essentielles dont les robots peuvent tenir compte pour adapter leurs réponses. On peut ainsi imaginer qu’une IA simulant la peur de s’exprimer en public suscitera plus facilement notre bienveillance. Car c’est l’un des paradoxes soulignés par Aimer un robot : s’ils sont totalement dénués d’empathie, les robots suscitent déjà la nôtre. À l’instar de ces soldats américains éprouvant un grand attachement pour les robots démineurs qui les accompagnent sur le terrain – au point de leur donner des surnoms ou d'organiser des funérailles lorsque l’un d’eux est détruit par une mine.