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Les sociétés humaines et l’espace maritime

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Pour David Abulafia, spécialiste d’une histoire des espaces maritimes qui s’inscrit dans l’héritage braudélien, l’expression « mer sans limites » signifie que « les eaux océaniques forment en réalité un ensemble interconnecté (…), un seul et même océan, à l’image de l’Okéanos des anciens Grecs, encerclant toutes les terres émergées ». La notion d’interconnexion est au cœur de sa réflexion. Le fondement méthodologique consiste à « placer le lecteur au coeur de l’espace maritime, en guidant son regard vers le lointain, mais sans trop dépasser les rivages qui lui font face, ponctués de cités portuaires peuplées de marchands, de gouvernants mais aussi d’esclaves ».

Un tel choix construit l’objet historique : la mer, ses rivages proches et ses acteurs. S’écartant de la traditionnelle histoire de la puissance navale, Abulafia s’attache moins aux explorateurs qu’aux marchands, car ce sont eux qui ont transformé « les fragiles contacts initiés par les découvreurs en des relations solides, fiables, durables », c’est-à-dire les innombrables réseaux tissés sur les mers. La filiation avec Braudel n’est que partiellement revendiquée, car la Méditerranée de celui-ci allait « jusqu’à embrasser Cracovie ». À l'inverse, l'orientation assumée par Abulafia revient à séparer plus ou moins ces rivages de leur insertion dans l’intérieur et de n’appréhender que partiellement leurs traits politiques, économiques et sociaux, c’est-à-dire seulement ceux qui sont liés à l’univers maritime. Cette focalisation donne à l'enquête des lignes directrices et une dimension comparatiste.

La richesse du livre étant foisonnante, on s’en tiendra à un nombre limité de thèmes illustrés par quelques exemples, dans l'espoir de donner à de futurs lecteurs/voyageurs quelques balises dans cet incommensurable espace-temps. Ce qui est au cœur des analyses, ce sont les comportements des sociétés face à la mer, les visions du monde qui les sous-tendent et les usages qui en résultent.

Les espaces maritimes

La perspective chronologique est immense, de 176 000 av. J.-C aux années 2000, et le livre est en proportion avec celle-ci. Jusqu’à la fin XVe siècle, les trois Océans, Pacifique, Indien et Atlantique font l’objet chacun d’une partie distincte avant d’être traités conjointement, tout en y ajoutant l’Océan Austral – « autrefois appelé océan Antarctique », en réalité une extension vers le sud des trois autres – et l’océan Arctique.

Cette histoire « humaine » des océans n’est pas une histoire des marines, mais plutôt une histoire des mises en relation des sociétés humaines par la mer, qui s’appuie, entre autres, sur la connaissance des types de navires et sur celle de l’art de la navigation : ainsi, dans l’Océan Indien, la maîtrise du cycle de la mousson a-t-elle été essentielle, imposant de surcroît des escales et de longues immobilisations.

Les espaces qui sont le mieux concernés par la focalisation proposée sont ceux qui se trouvent au cœur du monde maritime : les îles, souvent habitées tardivement à l'échelle de l'histoire de l'huimanité, et dont les destins ont été divers. Il faudrait y ajouter ces espaces minuscules et en déplacement que sont les navires et les microsociétés provisoires qui les habitent, équipages et passagers volontaires ou contraints.

Se détourner de la mer, ou se tourner vers elle     

La proximité physique avec la mer ne détermine pas nécessairement une familiarité avec celle-ci. Ainsi, longtemps, les Japonais ont eu peur de la mer avant de devenir un peuple de marins. La Chine, où les traversés maritimes avaient toujours été controversés, n’a acquis que progressivement un savoir-faire océanique ; et même, au XVe siècle, aux prises avec des difficultés internes, elle s’est  détournée de la mer, se contentant de percevoir des tributs mais sans envoyer de flotte pour les récolter. Dans la Nouvelle Zélande et Hawaii colonisées par les Polynésiens, « la population tourna le dos à la mer, entrainant le tarissement des contacts réguliers avec le monde polynésien ». Les peuples d’Afrique occidentale n’étaient pas non plus tournés vers la mer.

Inversement, les Coréens sont un peuple de marins, de même que les Malais, qui armèrent des navires à quatre voiles de plus de 60 m de longueur et 6 m de hauteur ; les uns et les autres ont mis leur savoir-faire au service de la Chine. En Europe, a existé une culture commune des populations riveraines de l’Atlantique et connectées par la mer, dépendant de ses produits, maîtrisant des compétences nautiques élevées et exploitant des minerais (étain et plomb) générant des réseaux commerciaux. « Armoricains », Frisons et Vikings ont été des marins hors pair, de même que les Inuits du Groenland naviguant dans l’Océan Arctique et chassant sur leurs kayaks morses, phoques et baleines.

Le cas le plus exceptionnel, et peut-être le moins bien connu, est celui des habitants des îles du Pacifique, dont les dialectes étaient mutuellement compréhensibles et qui étaient interconnectés. Certes peu outillés, ils maîtrisaient en revanche une science ancestrale et occulte de la navigation, transmise oralement jusqu’aux années 30 et bien plus savante que la navigation « à l’estime » des Européens. Louvoyant sur leurs pirogues à balancier, ils colonisèrent d’ouest en est les îles du Pacifique, en naviguant contre le vent. Ils s’orientaient en observant la forme des vagues et grâce aux étoiles, ce qui leur permettait de déterminer leur latitude. En 1962, l’extraordinaire confiance en eux des Polynésiens s’exprimait encore dans l’interview d’un marin des îles Marshall : « Nous, l’ancien peuple marshallais, manœuvrons nos bateaux à la fois au ressenti et à la vue, mais je crois que ce qui compte le plus est la perception de ce que ressent le navire ».

« Plaques tournantes » et réseaux

Si la mémoire occidentale a souvent privilégié le nom d’explorateurs individuels, ceux-ci se sont inscrits dans des entreprises collectives pouvant impliquer des États, et le monde du commerce s’est lui-même structuré selon des formes diverses. David Abulafia repère méticuleusement ce qu’il appelle des « plaques tournantes » ou des « points nodaux » inscrits dans des réseaux et rassemblant généralement des communautés d’origines et de religions diverses. Ces réseaux commerciaux « sont souvent entretenus par des nations maritimes placées entre de vastes empires et non par les habitants de ces mêmes empires ». Les rapports entre réseaux et États sont d’une extrême complexité. Alors que des États, notamment la Chine, ont pu privilégier originellement un système d’échanges « tributs (perçus)/cadeaux (donnés) », la traite privée n’a cessé de se développer. Si les Portugais ont mis en place à partir du XVIe siècle un réseau de comptoirs, avec des profits tirés des droits et de la traite, constituant ainsi un « empire maritime », les Espagnols, en s’emparant de territoires, ont constitué plutôt en « Amérique » un « empire terrestre ». En résultèrent des modes de gestion différents.

Quelques exemples permettent de préciser la notion de « plaque tournante », que celle-ci ait été liée au non à une intervention externe de type colonial. Ainsi a-t-on été tenté de voir dans le royaume de Shrivijaya à Sumatra, au début du Moyen Âge, une thalassocratie, alors même que celui-ci était sous la lointaine dépendance chinoise. Sans doute n’était-il même pas un état centralisé – avec toutes les charges et contraintes que cela implique – mais le « point focal », riche et puissant, d’un réseau commercial s’étendant jusqu’au sud de la mer de Chine méridionale et à la Malaisie, collectant des marchandises aux quatre coins du monde. Au sud de la péninsule arabique et jalouse de son indépendance, Aden au Moyen Âge « a fait figure de point nodal pour les réseaux maritimes de l’Océan Indien, ainsi que pour ce qu’on pourrait raisonnablement appeler bien avant la découverte des Amériques, un réseau mondial s’étendant de la Séville atlantique jusqu’aux îles aux épices indiennes ». Dans le Japon autrefois morcelé, l’archipel apparemment insignifiant des Ryukyu, gouverné par des monarques, a joué ce rôle de « plaque tournante » entre Chine, Japon, Melaka, Indonésie et Corée.

Un des cas les plus éclatants de « plaque tournante » de la traite (et de la piraterie qui lui est souvent associée) est, depuis le XIVe siècle, celui de Singapour, fondée par un prince originaire de Sumatra. Singapour était en relation avec la Chine, Java, les terres entourant la mer de Chine méridionale et, à l’ouest, l’Océan Indien. D’origine différente était Manille, fondée en 1571 sur la côte occidentale des Philippines par des colons espagnols qui imposèrent un tribut dû au roi d’Espagne par le sultan local. Elle devint un carrefour de la traite, occupant une place centrale dans les réseaux commerciaux reliant les Philippines au Mexique et, à travers celui-ci, à l’Espagne, mais aussi à la Chine et au Japon, occupant une position dominante jusqu’au début du XIXe siècle.

Quant à Macao, sa fondation en 1557 par des Portugais, par initiative privée, sous forme de comptoir, ne s’accompagna d’aucune concession formelle de la Chine, qui y maintint son administration fiscale. Elle était administrée par un Sénat local et commerçait avec le Mexique, le Japon, la Malaisie, le Siam, le Cambodge et la Chine. Ainsi se constitua au XVIe siècle un réseau global, reliant Anvers et Amsterdam aux Moluques et au Mexique, les navires espagnols et portugais puis néerlandais agissant « comme des agents d’empires qui s’étendaient sur des distances jamais égalées dans l’histoire de l’humanité ». Si les origines et les statuts ont été divers, les logiques économiques étaient comparables : esprit de profit, prise de risque et recherche de produits de luxe.

Des structures originales : la « Hanse » et les « Compagnies »

En Europe se sont développées des structures originales associant des personnes privées, marchands et financiers, mais non sans rapports avec les pouvoirs publics. Une forme d’organisation des marchands flamands et allemands, la « Hanse », est apparue au Moyen Âge, structurée au XIVe siècle en une « Hanse teutonique » ou « super-Hanse englobant toutes les petites Hanses ». Il s’agissait d’un agrégat de ligues, à la fois réseau de traite maritime et grande puissance navale, réunissant des cités portuaires du littoral de la Baltique et de la mer du Nord et suivant un droit maritime unique, celui de  Lübeck. Dans trois villes hors Ligue (Novgorod, Bergen et Londres), des Hanséatiques disposaient d’un comptoir et étaient autorisés à créer leur propre communauté. L’action de cette organisation ne peut être séparée de celle des pouvoirs politiques, germaniques et scandinaves, ni de celle d’ordres militaires, chevaliers Porte-Glaive et chevaliers Teutoniques, engagés à la fois dans la conquête de la Baltique et une croisade antipaïenne.

Une autre structure répandue dans plusieurs pays, et qui aurait mérité qu’on s’y attardât davantage, était celle des Compagnies : Compagnie anglaise des Indes Orientales, Compagnie anglaise des Indes Occidentales, Compagnie néerlandaise des Indes Occidentales, Compagnie néerlandaise des Indes orientales, pour ne citer que les principales parmi celles qui sont mentionnées – les deux Compagnies françaises, des Indes Occidentales et des Indes Orientales, n'étant pas mentionnées. David Abulafia, s’il étudie les activités de ces Compagnies, ne s’est guère intéressé à leurs structures, et en particulier, aux rapports entre action publique et entreprise privée. De ce fait, son récit, pour fouillé qu’il soit, laisse les ressorts et les implications des actions à préciser.

Les îles, au coeur de l’espace maritime

C’est sans doute dans la description des îles qu’on trouvera les pages les plus suggestives. On se limitera à quelques exemples, qui montrent comment des identités ont été forgées, entre réalités et projections mentales. Madagascar est « un continent en miniature », riche en une faune et une flore singulières, plus qu’une « île » au sens traditionnel. D’abord inhabitée, colonisée par des Malais ou des Indonésiens, apparentée à l’Asie plus qu’à l’Afrique, elle resta longtemps isolée du monde. Peut-être apporta-t-elle à des marchands indonésiens sa richesse en épices, à moins d’avoir été découverte par des navigateurs en quête de terres. Au XVIIe siècle, elle apparut aux Européens comme une île accessible, « un substitut aux Indes Orientales, sorte de nouvelle Asie loin de l’Asie proprement dite ». On ne chercha pas à la conquérir, mais à l’utiliser comme escale d’avitaillement, et à s’y pourvoir en esclaves, d’excellente réputation et expédiés dans le monde entier. Par la suite l’île devint un repaire de pirates, anglais, néerlandais, français et africains, impliqués en outre dans le commerce d’esclaves malgaches.

L’Islande et les îles Féroé, d’abord connues seulement d’ermites irlandais, étaient inhabitées ou presque avant d’être occupées entre le XIIe et le XIVe siècle. Des communautés de marins et de fermiers, d’origine nordique et celte, s’y créèrent de toutes pièces, l’Islande fonctionnant en république : « les insulaires tentèrent de créer une société idéalisée, fondée sur une Norvège où ils auraient aimé vivre ».

Plus au sud dans l’Océan Atlantique, l’archipel au large de l’Afrique constitue un cas bien éloigné de toute idéalisation – un enfer pour nombre d’êtres humains. À l’exception des Canaries, ces îles, connues dès le XIVe siècle, étaient inhabitées. Leur histoire est inséparable de celle de la traite humaine alimentée par l’Afrique. Les Canaries exportaient des esclaves indigènes et importaient des esclaves noirs pour les remplacer. Madère et les Açores importaient des esclaves noirs pour la production de canne à sucre ; Madère, exploitant le bois dur de l’île, devint aussi une plaque tournante de la construction navale. Dans les îles du Cap Vert, se développèrent avec intensité la traite négrière et les raids esclavagistes. Elles devinrent un point de passage obligé pour les esclaves exportés d’Afrique vers l’Europe puis vers le Brésil et la Caraïbe. La population était dominée par une « élite » blanche, mais la fusion de quelques noirs libres et de colons européens créa une société que David Abulafia dénomme « créole » – un terme polysémique et d’usage délicat, renvoyant soit à une définition géographique (la naissance dans une « colonie ») soit, comme ici, à la notion de mélange1.

L'obscure époque contemporaine

Le pari de la profondeur historique a pour conséquence que l’époque contemporaine (depuis 1850) est traitée de manière inhabituellement sommaire (5% du volume). Pourtant un certain nombre d’enjeux politiques, économiques et sociaux auraient sans doute mérité au moins une mention. La pose des câbles télégraphiques sous-marins, au XIXe siècle, amorce une transformation en profondeur du rôle des océans entre les continents, prolongée par le déploiement des câbles sous-marins de télécommunication contemporains, infrastructure essentielle de la mondialisation encore complétée par la pose des câbles sous-marins électriques, en plein développement. Les questions juridiques et de souveraineté (le droit de la mer) sont abordées essentiellement pour le XVIIe siècle2, mais elle n'ont pas perdu leur actualité. De même, le présent mon l'importance du problème de l’organisation des secours et de l’assistance en mer, et de la question des navigants par contrainte que sont les réfugiés et migrants, empruntant les voies maritimes souvent dans les pires conditions ; or, ces questions ne sont pas nouvelles et gagneraient elles-aussi à une mise en perspective historique et comparatiste.

Le livre se termine sur une note désenchantée, comme si l’époque contemporaine était seulement celle des pétroliers, des porte-conteneurs et des croisiéristes qui tournent en rond. Certes, les mornes installations portuaires d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec « les anciens carrefours marchands peuplés d’une foule bigarrée de personnes de toutes origines ». Certes, « le monde océanique des quatre derniers millénaires a cessé d’exister ». Mais les espaces maritimes continuent et renouvellent leur histoire. Cadre de vie des gens de mer et de professions terrestres apparentées, avec leurs heurs et malheurs, ils sont de plus en plus l’objet d’enjeux géopolitiques et économiques (exploitation des fonds marins, énergies marines). Lieux d’aventures petites ou grandes, pour certains, ils sont aussi le théâtre du développement de nouvelles technologies (cargos utilisant la propulsion éolienne…), de naufrages souvent meurtriers et de leurs implications environnementales, de trafics illicites de personnes et de biens, et enfin des souffrances de ceux qui les traversent sans certitude d’arriver à bon port ni espoir de retour.

Il faut saluer l’immense érudition de l’auteur, sa brillante écriture et l’acuité de ses analyses. On louera aussi la richesse et la pertinence des illustrations ainsi que l’admirable appareil cartographique joint à chaque chapitre, qui permet, par des choix judicieux, une lecture aisée de données géographiques souvent peu familières. Peut-être la médaille a-t-elle son revers : David Abulafia s’applique à distiller, avec beaucoup de finesse, des remarques de fond essentielles au fil d’un texte souvent pointilliste. Il est à craindre que nombre de lecteurs, à l’esprit plus synthétique qu’analytique, ne tentent une lecture en survol : s’ils manquent des repères qui ne sont pas toujours mis en évidence, ils risquent de se noyer en route. Et il serait dommage de n’utiliser ce livre que comme ouvrage de consultation, alors qu’il requiert une lecture patiente au long cours – un voyage d’une infinie curiosité dans l’espace-temps maritime.

 


Notes :
1 - Mais Abulafia n’intervient pas dans ce débat.
2 - chapitre 39 : à qui sont ces mers ?