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Russell, contre le dogmatisme

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Ces essais du grand philosophe et moraliste Bertrand Russell (1872-1970), qui nous parviennent dans la traduction de Bertrand Kreise, datent de la première moitié du XXe siècle. Ils avaient pour objectif de combattre, comme l’auteur l’écrit dans sa préface, la poussée du dogmatisme de droite comme de gauche qu’avait connue cette période et dont les conséquences ont été tragiques. La recrudescence du fanatisme, tant politique que religieux, et des croyances qui flattent les passions tristes, qui caractérise la période actuelle, confère à ces essais une actualité nouvelle. Leur « impopularité », signalée dès le titre, marque une exigence de rigueur intellectuelle, mais également une confiance dans la capacité de convaincre, par le biais de l’argumentation logique, une partie des partisans de ces dogmes de renoncer à leurs croyances.

Russell est le défenseur d’une démocratie libérale fondée sur une philosophie du doute et de l’examen rationnel, dans la continuité de John Locke. Pour rendre pleinement justice à ses idées, passons ici en revue quelques-uns des arguments qu’il avance en faveur de la démocratie libérale, pour en évaluer la validité, et ainsi la manière dont la démocratie serait à même de répondre aux principaux défis qui se posent à l'humanité aujourd'hui : le fanatisme, les bouleversements technologiques, l'effondrement climatique ou encore la guerre mondiale.

Débutons par l’idée, récurrente dans ces essais, selon laquelle les libéraux devraient, à en juger par l’histoire des derniers siècles, toujours l’emporter sur les fanatiques. La distorsion systématique des faits par ces derniers, visant à asseoir leur pouvoir, ainsi que les terribles persécutions infligées à ceux qui ne partagent pas leur dogme, finiraient par se retourner contre eux, en suscitant une opposition capable de les désamorcer. Or il est possible que cette idée n’emporte plus aujourd’hui aussi facilement la conviction qu’au sortir des deux guerres mondiales, ou encore juste après la chute du mur de Berlin (que Russell n’a pas connue). En effet, si l’on peut multiplier les exemples contredisant cette assertion, il semble difficile de trouver, dans l'actualité récente, des illustrations qui viendraient la corroborer.

Un autre argument avancé en faveur de la démocratie libérale est que l’accroissement des connaissances scientifiques et techniques ne garantit ni l’augmentation du bonheur humain, ni celle du bien-être. Il requiert par conséquent une réflexion, la plus largement ouverte, sur les usages de ces savoirs. Encore faut-il, d’une part, pouvoir anticiper leurs usages futurs et, d’autre part, que cette discussion ne soit pas étouffée par un pouvoir économique indifférent aux enjeux moraux. Or ces deux conditions ne semblent pas être satisfaites aujourd’hui, bien au contraire.

Si l’on doit retirer une dernière idée de ces essais, c’est que l’avenir de l’humanité passe, pour Russell, par l’instauration d’un gouvernement universel, vu comme le seul moyen de garantir la survie de celle-ci face à la montée des capacités de destruction dans le monde. Russell pensait en 1950 qu’il était possible d’imposer un tel gouvernement par la force, notamment en contraignant l’Union soviétique à l’accepter. À la crainte d’une apocalypse nucléaire s’est aujourd’hui ajoutée celle du réchauffement climatique, qui, sans une forte coordination entre les principaux États, qui semble pourtant plus éloignée que jamais, risque fort de ne pas trouver de solutions.

Le milieu du XXe siècle ne fut peut-être pas, contrairement à ce qu’affirmait Russell, le moment le plus crucial auquel l’humanité ait jamais été confrontée. Au demeurant, on peut constater que les menaces les plus immédiates ont effectivement trouvé des solutions dans les décennies qui ont suivi. Que dirait le philosophe du moment présent ? La réponse à cette question appartient à la spéculation, mais lui aurait très certainement donné l'occasion d'exercer ce pessimisme lucide qui le caractérisait.