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Aux Etats-Unis, l’affaire Luigi Mangione relance le débat sur le système de santé privé

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"Je n’ai jamais vu autant d’Américains d’accord sur un sujet qu’en lisant la section commentaire sous les articles sur l’assassinat du PDG d’UnitedHealthcare", s’amuse un tiktokeur. Le meurtre de Brian Thompson, le directeur d’une compagnie privée d’assurance maladie, le 4 décembre dernier, a relancé aux Etats-Unis le débat sur la qualité de la prise en charge de santé, après des révélations sur les motivations du tueur présumé. Luigi Mangione, 26 ans, aurait qualifié dans une lettre d’aveux les mutuelles de "parasites", critiquant le fait que "le pays a le système de santé le plus cher au monde", tandis que "l’espérance de vie [des Américains] ne fait, elle, que diminuer", selon un rapport des forces de l’ordre consulté par Associated Press. Lui-même aurait eu affaire avec des assureurs dans le cadre de graves problèmes de dos.

La frustration accumulée en raison des refus de couverture et des coûts médicaux dans la première puissance mondiale a alimenté une vague de critiques contre les compagnies d’assurance maladie quelques jours après le meurtre. "Désolée, mais j’ai beaucoup de mal à avoir de l’empathie au sujet d’une entreprise qui réalise des milliards, tout en refusant chaque jour l’accès aux soins à des patients", commente quant à elle une autre internaute. En parallèle, une vague de témoignages fait part des difficultés de prises en charge, qu’il s’agisse de traitements lourds contre le cancer, d’une anesthésie pour une opération chirurgicale, voire d’une simple prescription d’un antihistaminique.

L’année dernière, environ 81 % des Américains ont ainsi déclaré être insatisfaits du coût des soins de santé aux Etats-Unis, selon le média NPR. Les soignants, eux aussi, font part de leur désarroi : "Je passe plus de temps à traiter avec les assurances qu’à m’occuper des usagers. Cela ne bénéficie ni aux médecins, ni aux patients", se plaint une orthopédiste, dont le témoignage est relayé par la chaîne CBS. "On me refuse des prises en charge sans aucune justification médicale", commente encore un allergologue.

Un système de santé hybride

Le poids des assureurs privés est lié à la particularité du système de santé américain, fonctionnant sur un modèle hybride. Une partie de l’assurance maladie est en effet publique, via deux programmes principaux : le Medicare, qui assure les personnes de plus de 65 ans ou souffrant d’incapacités, et le Medicaid, qui finance l’aide médicale aux patients aux revenus limités. L’autre partie est assurée par les employeurs, qui couvrent 65 % de la population.

Les quatre plus importants intermédiaires en matière de médicaments, les "Pharmacy benefit managers", sont également détenus par les principaux assureurs santé, qui contrôlent 70 % de ce juteux marché. Ainsi, la veille du meurtre de Brian Thompson, le groupe UnitedHealthcare anticipait un chiffre d’affaires d’au moins 450 milliards de dollars en 2025, soit presque 40 % de plus sur trois ans.

Certains, à l’instar du sénateur démocrate Bernie Sanders, plaident pour un système entièrement public, mais aucune démarche visant à exfiltrer les assureurs du secteur de la santé n’a jamais été engagée outre-Atlantique. Barack Obama est parvenu à promulguer en 2010 l’Affordable Care Act - dit Obamacare - avec des mesures concernant les prix et de meilleures couvertures, mais sans toucher aux assureurs.

Beaucoup d’Américains renoncent aux soins

La main mise de ces trusts peu scrupuleux sur le marché de la santé est vue comme la cause de l’augmentation des coûts des soins et des médicaments, bien supérieure à l’inflation. En 2024, la prime d’assurance maladie moyenne pour les familles s’élevait ainsi à 25 572 dollars par an, là où elle en coûtait 5 800 dollars avant les années 2000, selon CBS News.

Ce sont 25 % d’Américains qui feraient l’impasse ou reporteraient des soins de santé chaque année pour des raisons financières, indique la chaîne. Cette part s’élève à 21 % chez les personnes bénéficiant d’une mutuelle et à 61 % chez celles qui n’en ont pas. Des chiffres qui évoquent de grandes inégalités dans l’accès aux soins et font peser sur les Américains la crainte de frais médicaux imprévus, principale cause de faillite des ménages aux Etats-Unis.

Refus de prise en charge récurrents

Les refus de prise en charge sont aussi régulièrement mis en avant. Miranda Yaver, professeure de politique de santé publique à l’université de Pittsburgh, a ainsi découvert que sur un large échantillon d’adultes interrogés, un tiers avait connu au moins un refus de couverture. "Ce qui est frustrant pour nombre de patients, c’est qu’il y a beaucoup d’opacité […] les assureurs ne justifient pas leurs décisions", explique-t-elle à NPR.

Selon plusieurs médias américains, de plus en plus de compagnies d’assurances utilisent l’Intelligence artificielle pour examiner les demandes d’indemnisation et émettre des refus. "L’année dernière, UnitedHealthcare a ainsi été poursuivie par les familles de deux patients aujourd’hui décédés qui accusaient l’assureur d’avoir sciemment utilisé un algorithme biaisé pour refuser aux patients âgés la couverture des soins", note CBS. "L’un des éléments mis en évidence par le procès [d’UnitedHealthcare] est que 90 % des demandes refusées ont été annulées en appel, remarque Miranda Yaver. Cela suggère qu’il existe un taux d’erreur élevé."

La santé, seul facteur dans l’espérance de vie ?

Pas de quoi justifier pour autant le meurtre du PDG du groupe, rappelle néanmoins la presse. "Cette action et la joie qu’elle a suscitée nous apprennent que le système de santé est en panne, mais que beaucoup d’entre nous le sont également", écrit Graeme Wood dans The Atlantic. "Des gens intelligents ne semblent pas se rendre compte que les soins de santé impliquent des compromis, que les pays sans assurance privée ont tendance à les rationner et que de nombreux systèmes de santé plus sains que le nôtre disposent encore d’une assurance privée administrée par des bureaucraties exaspérantes qui refusent parfois les demandes de remboursement."

D’autres voient le problème de la couverture sociale comme un tout et estiment qu’il n’est pas vrai, comme l’affirme Luigi Mangione, que le recul de l’espérance de vie américaine soit uniquement dû aux particularités de la couverture santé dans le pays. Steven Woolf, directeur émérite du Centre sur la société et la santé de l’Université Virginia Commonwealth, estime ainsi que le manque de programme d’aide sociale pour aider les personnes vivant dans la pauvreté ou sans logement stable, comme c’est le cas ailleurs, aggrave la mortalité, quand d’autres chercheurs pointent encore la prolifération d’armes à feu, la pauvreté infantile, la pollution de l’air et des réglementations plus laxistes sur la qualité des produits consommés dans l’industrie. Si beaucoup dénoncent moralement le geste de Luigi Mangione, tous s’accordent sur le fait qu’il suscitera, du moins pendant un temps, le débat dans la société américaine.