ru24.pro
World News
Декабрь
2024
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
29
30
31

Repenser la défaite de Malplaquet

0

Après Verdun, Okinawa et Gettysburg, les éditions Perrin ont confié leur nouveau volume de la collection Champs de bataille à l’historien Clément Oury sur la bataille de Malplaquet. Le 11 septembre 1709, près de 190 000 hommes se font face, derrière le maréchal de Villars et le duc de Marlborough. Si ce dernier semble l’emporter, ses pertes sont plus élevées et l’armée française parvient à se replier en bon ordre. Clément Oury nous aide ici à mieux comprendre Malplaquet, à hauteur d’hommes.

Nonfiction.fr : Vous signez dans la collection « Champs de bataille » chez Perrin un ouvrage consacré à la bataille de Malplaquet. La situation du royaume de France est alors particulièrement compliquée, entre le grand hiver et la guerre de Succession d’Espagne. Pouvez-vous rappeler le contexte dans lequel s’inscrit cette bataille ?

Clément Oury : La guerre a une origine dynastique. Lorsque le roi d’Espagne, Charles II, meurt sans enfant, il choisit Philippe d’Anjou, le petit-fils de Louis XIV, comme héritier. Cela n’est pas du goût de l’empereur, qui réclame la couronne pour son propre fils, ni des Anglais et des Hollandais, qui craignent une mainmise française sur le commerce transatlantique. Une bonne partie de l’Europe se coalise alors pour lutter contre ce qu’ils perçoivent comme un monstre géopolitique : l’alliance inédite entre la France, pays le plus peuplé du continent, et l’Espagne, affaiblie mais encore maîtresse d’un gigantesque empire en Europe et outre-mer.

Une « Grande Alliance » anti-Bourbon est signée à La Haye en 1701. Rapidement, le camp franco-espagnol perd sur tous les fronts. En 1708, avec la chute de Lille, le territoire français est envahi. Enfin, comme un châtiment divin, l’épisode de froid du « grand hiver » qui débute en janvier 1709 dévaste l’intégralité des récoltes du royaume.

Battue sur tous les fronts, en grande détresse financière, affamée par la catastrophe climatique, la France de Louis XIV est au bord du gouffre. En mai 1709, lors de négociations à La Haye, le roi est prêt à tout concéder, ou presque, pour obtenir la fin des hostilités : il accepte d’abandonner la plupart des conquêtes de son règne, dont Lille et Strasbourg ; et que Philippe V d’Espagne, son petit-fils, renonce à son trône. Mais c’est alors que les Alliés ajoutent une dernière clause, infâmante : ils exigent que ce soient les troupes françaises qui reconquièrent l’Espagne pour le compte des Alliés ! C’en est trop pour Louis XIV qui met fin aux discussions.

La guerre reprend dans les pires conditions : l’armée française, dirigée par le maréchal de Villars, est inférieure en nombre et meurt de faim. Mais elle dispose d’un atout considérable : la ceinture de fer, cette double ligne de forteresses érigée par Vauban, qui court de la mer du Nord aux Ardennes. Se retranchant derrière ses lignes de défense, Villars joue la montre.

En juin, les Alliés jettent leur dévolu sur Tournai. Villars espère que la forteresse tiendra tout le long de la campagne. Malheureusement, le siège ne dure que deux mois ; début septembre, les Alliés sont en mesure de s’attaquer à une autre place, et se dirigent vers Mons. Louis XIV autorise alors Villars à livrer bataille pour débloquer la ville. Le choc a lieu le 11 septembre 1709.

Deux des principaux personnages de cette bataille sont le maréchal de Villars et le duc de Marlborough auquel vous aviez consacré une biographie1. Qui sont les principaux chefs à la manœuvre ?

L’un des intérêts de cette bataille est que les chefs qui la dirigent sont des personnalités aussi marquantes qu’originales. Côté allié, les deux commandants suprêmes ne se ressemblent en rien. Le premier, John Churchill, duc de Marlborough, est un rejeton de la petite noblesse anglaise devenu, grâce à ses talents mais aussi ses intrigues et trahisons, le chef de toutes les troupes britanniques et hollandaises. Militaire de carrière, c’est aussi un politicien retors et un diplomate exceptionnel : sans ses talents de persuasion, les liens très lâches qui unissent les différentes composantes de la Grande Alliance se seraient dénoués depuis longtemps. Son alter ego, le prince Eugène, est en revanche issu de la très haute aristocratie européenne. Aussi chétif et disgracieux que Marlborough est beau et charmeur, c’est surtout un guerrier féroce, animé d’une haine profonde contre Louis XIV qui l’a humilié dans sa jeunesse – en refusant de lui confier un régiment. Ces deux hommes que tout oppose sont pourtant réunis dans ce que Winston Churchill (descendant de John) a appelé une « glorieuse fraternité d’armes » sans équivalent, selon lui, dans l’histoire européenne. De fait, réunis, ils semblent invincibles.

En face, le maréchal de Villars fait figure d’outsider. Il a remporté de beaux succès, mais sur des fronts secondaires. Si Louis XIV lui a confié la plus importante armée du royaume, c’est que tous les autres chefs français ont été étrillés par Eugène et Marlborough, et qu’il est la dernière carte que puisse jouer le roi. Mais les trois hommes ont des points communs : ils sont courageux, audacieux, agressifs ; et ils ont tous trois démontré un art consommé de la manœuvre. Le style de la campagne de 1709, lent et prudent, n’est donc du goût d’aucun d’entre eux ; mais il s’impose en raison des conditions stratégiques et du terrain.

Mentionnons enfin un quatrième acteur du drame : le duc de Boufflers, qui rejoint Villars comme second juste avant la bataille. Là encore, c’est un personnage singulier. Pas tant par ses talents militaires : il est, à titre personnel, brave à l’excès, mais sans doute moins combattif, comme chef d’armée, que ses trois homologues. En revanche, il se montre, fait rare à l’époque, d’une grande abnégation, sacrifiant honneur et réputation au bien de l’État.

La bataille de Malplaquet reste peu connue et vous relevez ici un paradoxe : si le destin du pays s’est joué lors de cette bataille, elle demeure moins connue que Rocroi par exemple. Comment expliquez-vous ce décalage ?

Les batailles qui ont marqué la conscience collective sont généralement cohérentes avec le contexte historique dans laquelle elles s’inscrivent : elles accompagnent, précipitent et symbolisent un mouvement plus large. Marignan (1515), c’est la Renaissance française et les guerres d’Italie. Rocroi (1643) voit l’armée française triompher des tiercos, cette infanterie espagnole qui avait dominé le siècle précédent : cette bataille ouvre donc, sur un plan militaire, un Grand Siècle où la France s’assure la prépondérance en Europe. Et Valmy (1792), c’est le triomphe de la jeune République. Malplaquet, en revanche, ne cadre avec rien. C’est une bataille où les Français sont vaincus, alors qu’on a l’image d’un Louis XIV toujours triomphant. C’est aussi une bataille où le sentiment de défendre le territoire national joue un rôle, même s’il est difficile à évaluer, alors qu’on perçoit la guerre au XVIIIe siècle comme une affaire de princes concernant assez peu les soldats qui la font. On voit cette époque comme celle de la « guerre en dentelle », or ça ne cadre vraiment pas avec la bataille de Malplaquet !

L’autre problème, c’est que le destin du pays s’est joué sur une bataille indécise dans laquelle on se demande encore qui a gagné. Ce côté trouble de l’issue des opérations explique que la mémoire de Malplaquet n’ait pas pu s’enraciner. Ce phénomène d’oubli est d’ailleurs précoce. La pensée stratégique du XVIIIe fait de cette bataille un repoussoir, une boucherie sanglante et inutile. La République, ensuite, ne s’intéresse guère aux affaires des rois. Le seul moment où la mémoire de Malplaquet est mobilisée, c’est après la défaite de 1870. Cette bataille apparaît alors comme un Sedan qui a réussi, un épisode où une armée française inférieure en nombre mais bien retranchée parvient à empêcher l’invasion. Les horreurs de la guerre de 14-18 éclipsent ensuite, par leur ampleur, le sacrifice des soldats du 11 septembre 1709. Aujourd’hui ne subsiste qu’une mémoire locale, revenue à la faveur du « tournant patrimonial » des années 1980.

Près de 190 000 hommes combattent à Malplaquet. Comment ont-ils été recrutés et quels sont les modes de recrutement selon les pays concernés ?

À l’époque, deux modalités de recrutement existent dans les différents pays d’Europe : le volontariat et la conscription, sous différentes formes. En France, on conjugue les deux systèmes. Traditionnellement, les soldats y sont des volontaires. Leurs motivations sont difficiles à établir, mais plusieurs éléments entrent en jeu : l’incitation pécuniaire (une nouvelle recrue touche une prime), et sans doute le souhait de s’extraire d’une condition précaire – même si l’armée n’est pas alors un moteur d’ascension sociale. En 1709, il y a aussi le souhait d’échapper à la disette : l’armée est très mal nourrie, mais c’est un endroit où on distribue encore un peu de pain. Ce volontariat est complété depuis 1701 par une forme particulière de conscription, la milice, où des hommes sont tirés au sort dans les différentes paroisses du royaume.

Dans les années 1700, l’armée atteint un effectif pratique d’environ 250 000 hommes, dont une grande majorité de Français. À l’échelle d’un royaume de 20 millions d’habitants, c’est une ponction considérable, supérieure même à celle de la Révolution française. On a calculé qu’un Français sur dix en âge de combattre avait servi sous les drapeaux sur toute la durée du conflit. L’armée française est donc, incontestablement, une armée nationale. Elle n’est pas encore, en revanche, l’armée de la nation, puisqu’elle est un instrument au service du roi.

Peut-on enfin considérer que ses soldats font preuve d’une conscience nationale, et qu’ils se battent par volonté de défendre les frontières de la France ? Il est difficile de se prononcer. Il y a certes, chez les élites, un discours sur la défense de la patrie. Quand Boufflers fait frapper monnaie dans Lille assiégée, en 1708, il y fait inscrire comme devise « pro defensione urbis et patriae », « pour la défense de la ville et de la patrie ». Plus surprenant encore : le 12 juin 1709, Louis XIV fait diffuser un « appel » à ses peuples où il leur demande de défendre le « nom français », c'est-à-dire l’honneur national. Si l’on en croit Villars, les troupes, malgré leur misère, se montrent sensibles à cet enjeu. Mais peut-on complètement le croire ? Y a-t-il vraiment un sentiment national chez les soldats, et est-ce un des moteurs de leur belle résistance à Malplaquet ? C’est là qu’il faut rester prudent et considérer que les éléments manquent pour une réponse définitive.

Votre sous-titre « La défaite qui sauve le royaume » a le mérite d’interroger le lecteur, et cet intérêt perdure au fil du livre, puisqu’à la page 236, vous écrivez : « la bataille de Malplaquet est pour les Français une défaite tactique ; sur le plan opérationnel, un revers ; mais combinée à d’autres facteurs, elle a un effet politique délétère pour leurs adversaires. » Qui a gagné, le 11 septembre 1709 ?

Au soir de la bataille, on peut raisonnablement penser que ce sont les Alliés qui sont vainqueurs. Ils sont maîtres du champ de bataille ; ils sont libres de faire le siège de Mons – et la place, d’ailleurs, est capturée un mois plus tard ; le général en chef adverse, Villars, est reparti sur un brancard. Au vu de la solidité des positions françaises, et même en considérant l’avantage numérique dont ils disposaient (dix à quinze mille hommes de plus), les Alliés peuvent même considérer Malplaquet comme un beau succès !

Les Français, du reste, ne prétendent pas avoir gagné. Boufflers, qui a repris le commandement des troupes après la blessure de Villars, parle élégamment d’un « malheureux succès », et Louis XIV ne fait pas célébrer de Te Deum, la cérémonie d’action de grâce par laquelle on remercie le Seigneur après chaque victoire. Les Alliés ont gagné parce que les Français reconnaissent qu’ils ont perdu.

Et pourtant, dès les lendemains de la bataille, les Alliés doivent déchanter. Les pertes subies par leur camp, de l’ordre de vingt mille hommes, sont effroyables, et très supérieures à celles des Français. Le pire est qu’elles ne semblent guère justifiées par les résultats. L’armée française s’est retirée en bon ordre et ne peut être poursuivie ; et la ville de Mons, seul bénéficie à tirer de ce carnage, n’a qu’un intérêt stratégique limité. Les généraux alliés eux-mêmes se disent horrifiés d’avoir vu mourir tant de monde alors que la paix semblait certaine quatre mois plus tôt ! Tout le monde comprend que la France n’est pas le fruit mûr que l’on s’apprêtait à cueillir, et que la guerre va durer, longue, coûteuse et meurtrière.

Cette prise de conscience entraîne alors un choc politique, surtout en Angleterre. Le parti tory, favorable à une paix rapide, dénonce la « note du boucher » et accuse Marlborough de faire durer la guerre pour son simple profit. L’année qui suit la bataille, les tories remportent les élections au Parlement ; ils entament rapidement des négociations de paix secrètes avec les Français, qui aboutissent, in fine, à une paix de compromis. Bien entendu, cette bataille n’est pas le seul facteur ayant entraîné un retournement de l’opinion anglaise et donc une rupture de l’unité de la Grande Alliance. Mais elle y a incontestablement joué un rôle majeur.

Une des forces de votre ouvrage est de plonger votre lecteur au cœur du combat derrière des soldats issus de milieux populaires. Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?

J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur des sources riches et variées, permettant d’aborder la bataille sous des angles très différents. J’ai d’abord utilisé les récits du combat, qu’ils soient publiés au soir de la bataille ou plusieurs décennies plus tard. J’ai pu retrouver des textes écrits par des acteurs de toutes les nationalités, ou presque – Français, Britanniques, Hollandais, Danois, Prussiens, Saxons et j’en passe –, à des postes très divers. On a ainsi des descriptions générales, comme celles que l’on trouve dans les lettres de Boufflers au roi ou dans les Mémoires de Villars ; mais aussi des comptes rendus d’opérations sur des secteurs spécifiques, par de simples officiers. Enfin, en Grande Bretagne, certains sous-officiers ou simples soldats, et même une vivandière servant dans l’armée anglaise, ont publié leurs mémoires !

Cela permet d’étudier toutes les dimensions de la bataille. Son déroulement tactique, bien entendu : quelles unités ont combattu et à quel endroit ; quel événement, à quel moment, a précipité le sort de l’engagement… Mais je me suis surtout intéressé à la bataille à la première personne : comment est organisée une charge de cavalerie ou une salve d’infanterie ; que peuvent ressentir les combattants, qu’est-ce qui les fait tenir ou, à l’inverse, pourquoi ont-ils parfois été amenés à paniquer et fuir ?

Bien entendu, ces récits sont biaisés par les intérêts propres de ceux qui les écrivent. Il faut donc les compléter par d’autres sources. Les lettres de l’intendant de l’armée française, par exemple, qui est en charge des questions logistiques, offrent des informations précieuses sur les conditions matérielles et l’état d’esprit des troupes. Citons aussi les registres d’entrée aux Invalides, l’institution créée par Louis XIV pour accueillir les vétérans de son armée. Ceux-ci mentionnent, pour les soldats admis après une blessure à Malplaquet, l’arme qui l’a causée et la partie du corps qui l’a reçue. Cela nous offre un éclairage extraordinaire sur la réalité du combat à l’aube du siècle des Lumières.

Vous signez votre deuxième ouvrage aux éditions Perrin : le premier était une biographie et le second relève de « l’histoire bataille », deux styles longtemps décriés mais désormais réhabilités. Les deux livres sont de vraies réussites sur le plan méthodologique. Quelles recommandations donneriez-vous pour réussir une biographie ou un ouvrage consacré à une bataille ?

Merci beaucoup ! Je ne prétends pas être en mesure de donner des conseils à de jeunes auteurs, mais si j’ai deux recommandations à donner, ce sera les suivantes. La première, qui rejoint votre question précédente, est de partir des sources. Il faut réunir le corpus le plus large possible, s’intéresser à des fonds et des types de documents variés, et prendre en compte tous les points de vue. Ce travail est long, bien entendu, mais il forme le substrat sur lequel l’analyse historique peut se construire. C’est aussi un travail frustrant. Plus on a de sources, plus on est désireux de les exploiter ; or, si l’on veut s’adresser à un public large, au-delà d’un cercle de spécialistes, il faut rester synthétique. Cela implique de sacrifier des pans entiers d’un sujet qu’on aimerait développer davantage ! C’est une injonction contradictoire – creuser beaucoup pour garder peu – mais elle est, de mon point de vue, essentielle pour réussir une monographie. Après tout, les informations non mobilisées dans l’ouvrage pourront toujours faire l’objet d’un article ultérieur.

Le second conseil est d’avoir une approche critique vis-à-vis du genre dans lequel on s’inscrit. Aborder une période par le prisme d’un personnage spécifique, comme dans le genre biographique, permet de donner un côté humain à l’étude historique. Mais en même temps, on risque de tomber dans les travers qu’a dénoncés l’école des Annales : rester à la surface des choses, valoriser le « grand homme », au mépris de l’étude de phénomènes plus profonds et de la longue durée. Et que dire de l’histoire d’une bataille ! Est-il vraiment sérieux, pour un historien, de sembler croire que quelques hasards d’une journée ont décidé du sort de la moitié de l’Europe ?

On se retrouve, là encore, avec une injonction contradictoire : souligner le rôle de l’individu, de la chance, de la contingence, mais les repositionner dans un contexte où d’autres forces, moins soumises aux accidents, sont à l’œuvre – les relations géopolitiques entre pays européens, par exemple, qui expliquent pourquoi la Grande Alliance était fragile. Faire de « l’histoire-bataille », c’est en réalité s’interroger sur la part du hasard et de la nécessité, c’est se demander si l’issue différente d’un combat aurait vraiment pu changer le cours d’un conflit. Il n’y a bien entendu pas de réponse définitive à une telle question. Mais c’est pour cela que cette interrogation est féconde.


Notes :
1 - Le duc de Marlborough. John Churchill, le plus redoutable ennemi de Louis XIV, Perrin, 2022