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Syrie, Notre-Dame… L’art de n’être jamais au bon endroit au bon moment, par Christophe Donner

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Je suis maudit. La grande Histoire m’évite, joue à cache-cache avec moi depuis le début. Alors que je suis né à Paris que j’y habitais pratiquement depuis toujours, quand Notre-Dame a brûlé, j’étais en Syrie. J’ai assisté à l’incendie en regardant la télé depuis ma chambre du Sheraton de Damas. J’avais Dora au téléphone, elle était sur place, elle, dans les cris et la fumée et la stupeur parisienne. J’étais en train de rater cet événement, tout ça pour aller voir à quoi ressemblait la Syrie en guerre, être au cœur de l’actualité, sous prétexte d’assister à "La Fête du cheval" manigancée par le régime pour faire croire au retour de la normalité, de la paix, de la victoire définitive sur les terroristes. Nous étions quatre Français à être reçus en petite pompe, quatre "idiots utiles" au régime prétendument hippophile de Bachar el-Assad. Et moi, le perfide emmerdeur, prenant des notes afin de publier à mon retour Quatre idiots en Syrie, que je voulais ironique et purificateur. J’étais surtout amer d’avoir raté l’incendie du cœur battant de la chrétienté parisienne et du tourisme international. Comme une épreuve céleste. Pas un mort. Que des riches nous bénissent de leurs exonérations fiscales.

Pendant les dix jours passés à visiter ce pays dévasté par la guerre, rongé par le mensonge, à moitié vidé par la peur, et moisi jusqu’à l’os par cinquante années de tortures institutionnalisées, dix jours à rencontrer des caciques locaux nous baratiner de fadaises sur l’éternité du "soleil arabe", pendant ces dix jours d’empapaoutage, on ne parlait que d’une chose : Notre-Dame de Paris. "T’as vu ça !" Même les Syriens nous en parlaient, puisqu’ils n’avaient pas le droit de parler d’eux : "Notre-Dame ! La France ! Paris !" Ils n’avaient que ça à nous dire sur leur misère… Comme si c’était la leur, une de plus. Ou pour certains, en sous-texte, comme si c’était bien fait pour nous, les chrétiens avec notre saleté de religion, de démocratie capitaliste. La veille de notre départ, deux d’entre nous échappent à la surveillance de nos guides-flics, sortent de l’hôtel, hèlent un taxi sur la place des Omeyyades, ils voulaient aller au souk. Le taxi n’a pas fait 500 mètres que le chauffeur reçoit un coup de fil : "Tu t’arrêtes tout de suite, une voiture va venir prendre les Français." Et tout comme ça.

L’écume des événements

Cinq ans plus tard, je suis encore au plumard, mais à Paris, et cette fois-ci aux côtés de Dora, en train de regarder la cérémonie de résurrection de la cathédrale, après qu’Emmanuel Macron est parvenu à lire, mal, car c’est définitivement un mauvais acteur, un discours pour une fois assez bien écrit. Dora s’endort devant la messe soporifique, l’Eglise n’a pas réformé sa liturgie, il faudrait informer les évêques communicants que depuis Pie XII on a inventé la télé, et que l’ennui a changé la durée du temps, les ouailles n’ont plus la même patience. Pendant ce temps-là, au milieu de la nuit, les rebelles entrent dans Damas, libèrent les Syriens de Bachar el-Assad dont ils déboulonnent la statue, vieille coutume.

A 5 heures du matin, je me lève, je découvre la nouvelle sur mon portable, je réveille Dora : Assad est tombé !

Il n’y a pas un Libanais au monde qui n’ait pas souri, pleuré, soupiré de soulagement, en dessous de 70 ans ils n’ont connu que ça. Jusqu’à détester les Syriens envahisseurs, les mépriser, les haïr, comme si tout le malheur du Liban venait des Syriens. En grande partie, c’est vrai. Est-ce que les surprenants zozos qui ont réussi apparemment en une semaine à dézinguer une dictature vieille d’un demi-siècle vont réussir à reconstruire un pays, comme nos géniaux artisans ont reconstruit Notre-Dame ? Faut pas rêver ? Et pourquoi ne pas rêver quelques heures, quelques jours, rêver que le mouvement d’aile du papillon syrien secoue toute la région jusqu’à faire tomber les mollahs iraniens, et donc le Hezbollah, le Hamas, et Netanyahou, et Poutine.

On rêve en regardant les images d’Al-Jazeera, la tête creuse, décapitée de la statue du tyran qui passe entre les mains des jeunes hommes (pas encore de femmes), mais tous jeunes, qui courent entre les voitures qui tournent en rond autour de la place des Omeyyades, et je dis à Dora : "Là, c’est là qu’était mon hôtel ! Tu t’en souviens, quand je t’ai dit au téléphone : 'Elle va tomber, la flèche va tomber !' et que la flèche est tombée ?!" Bien sûr qu’elle se souvient. Et maintenant, je suis encore à 4 000 kilomètres de l’événement mondial. Ça a commencé avec Mai 68 : trop jeune pour monter sur les barricades, devant me contenter au lendemain de remonter la rue Gay-Lussac, entre les adultes qui causent de l’émeute, de la révolution, de la grève générale, pendant que les Arabes repavent la chaussée. L’écume des événements, toujours l’écume. Et l’écriture en consolation.