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La culture en péril (18) – George Orwell, « Sommes-nous ce que nous disons ? »

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La négligence et l’imprécision dans le langage, aussi bien dans le quotidien qu’en littérature et en politique, peut être lourde de conséquences.

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivit un jour Albert Camus. Autre formule parmi les plus connues, autour du même sujet, celle de Nicolas Boileau, « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ».

C’est bien sur ce même thème de l’importance du langage que George Orwell écrivit cet article paru en 1946 dans le magazine littéraire britannique Horizon, aujourd’hui réédité dans la collection 1001 nuits. Fustigeant la vacuité du langage préfabriqué.

Les dérives du langage et leurs conséquences

Nous l’avions déjà évoqué, notamment à travers notre recension de l’ouvrage de Mariette Darrigrand Comment les médias nous parlent (mal), le mauvais usage du langage peut avoir des effets délétères.

C’est aussi ce que Milan Kundera, par l’arme de la dérision, exprimait dans son roman La fête de l’insignifiance, où il entendait mettre en lumière la perte de repères de notre époque nombriliste et parfois inconséquente. Celle, pour reprendre le titre d’un essai d’Olivier Babeau, de la tyrannie du divertissement.

Car, si les négligences dans l’usage de la langue que dénonce George Orwell concernent l’anglais de son époque, le raisonnement est extrapolable à la langue française. De même que les critiques émises à l’encontre de ceux qui s’en inquiètent :

Toute opposition aux divers abus de langage serait donc le signe d’un sentimentalisme archaïque revenant à préférer les bougies à l’éclairage électrique ou les fiacres aux avions.

Or – et il va s’appuyer, pour le démontrer, sur cinq exemples qu’il juge représentatifs de l’usage courant de la langue à l’époque où il écrit – le langage nébuleux, abstrait, empli de lieux communs, voire « préfabriqué » du fait de l’usage non maîtrisé des métaphores ou expressions courantes, aboutit à des contresens.

Un homme peut se mettre à boire parce qu’il croit rater sa vie, et rater d’autant plus sa vie qu’il s’est mis à boire. C’est plus ou moins ce qui arrive à la langue anglaise. Elle devient laide et imprécise parce que notre pensée est abrutie, lequel abrutissement est notamment entretenu par la négligence dont souffre notre langue. Mais il nous faut garder à l’esprit que ce processus peut être inversé.

Une tendance au conformisme

Il regrette ainsi l’abandon des mots simples et évocateurs au profit de formules ampoulées servant de véritables béquilles verbales (on est un peu décontenancés, à vrai dire, à la lecture, en constatant que nous les utilisons tous, même quand on pense être relativement attaché au bon langage).

Ainsi en va-t-il des mots creux, de ceux vides de sens, du vocabulaire prétentieux, et surtout des erreurs de sens. Ce qui pose ensuite des problèmes de clarté, de cohérence, et de compréhension (que devrait-on dire à l’ère du crétin digital et de ce que l’on régulièrement observer, parfois avec une certaine surprise, lorsqu’on est dans une salle de classe ?).

Un écueil que l’on retrouve dans de nombreux domaines, notamment dans la sphère intellectuelle ou en politique, où beaucoup en font un usage abusif et mal maîtrisé :

Il lui suffit d’ouvrir les vannes de son esprit et de laisser affluer les expressions toutes faites. Elles construiront les phrases à sa place – dans une certaine mesure, elles penseront même pour lui – et, au besoin, elles lui rendront un précieux service en brouillant partiellement le sens de son propos, y compris à ses propres yeux. C’est sur ce plan que le lien spécial unissant politique et dégradation de la langue devient manifeste.

George Orwell évoque « un style imitatif et dénué de vie », composé d’expressions mimétiques et virant au conformisme.

« Le pédantisme est, en général, le paravent de l’ignorance ou de l’imprécision dans la pensée » écrivait Jacqueline de Romilly dans son essai Dans le jardin des mots. On ne saurait mieux dire.

Un instrument au service de la duplicité

Et lorsque, en politique, quelque chose est difficile à entendre par le public, « le langage politique est contraint de se réfugier dans les euphémismes, les sous-entendus et la plus parfaite nébulosité ».

Il est vrai que les politiques maîtrisent l’art de la phraséologie et de la duplicité, pour éviter de dire les choses crûment telles qu’elles sont. Quand ce n’est pas l’inverse et qu’eux ou leurs affidés n’usent du langage au service de la désinformation ou de la plus grossière des manipulations.

« Il est fondamental que le sens impose le mot, et non l’inverse », écrit Orwell.

Il est un fait que les expressions convenues continuent de fleurir, aujourd’hui comme jadis. Le vocabulaire éculé tel que « la casse sociale du service public », le « néolibéralisme » ou autres expressions vagues et creuses de toutes sortes agissent comme autant d’épouvantails remplaçant les idées et le débat par une imagerie aux contours flous et qui sont autant d’impasses pour la pensée.

Savoir penser par soi-même

Pour conclure, citons de nouveau Jacqueline de Romilly :

« Savoir réfléchir par soi-même et s’exprimer exactement, savoir éviter les duperies de la propagande et les malentendus avec autrui, savoir raisonner et prévoir, n’est-ce pas la suprême liberté ? »

George Orwell, Sommes-nous ce que nous disons ?, Fayard Mille et une nuits, mars 2023, 48 pages.

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