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Christianisme : ces étranges croyances qui ont bouleversé notre sexualité

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C’est un débat théologique qui, en dépit de son absurdité, a duré plusieurs siècles. Par quel organe ou orifice de Marie le Saint-Esprit est-il passé pour se faire l’agent de l’Incarnation ? En termes plus prosaïques : comment Dieu a-t-il pu mettre une vierge enceinte ? Le vagin de Marie étant bien sûr exclu, des auteurs des premiers siècles du christianisme ont suggéré qu’elle aurait conçu Jésus à la seule vue de l’ange Gabriel, d’autres par son nez ou sa bouche. Mais l’option la plus populaire a été l’oreille. Aujourd’hui, toute personne un tant soit peu familière avec la génétique peut se demander comment Jésus a pu être déclaré de sexe masculin si ses chromosomes terrestres dérivaient entièrement d’une femme…

Dans son monumental essai Lower than the Angels. A History of Sex and Christianity (Allen Lane), salué par la critique anglo-saxonne, Diarmaid MacCulloch, professeur émérite d’histoire de l’Eglise à l’université d’Oxford, rappelle que les origines mêmes du fondateur du christianisme ne pouvaient qu’entraîner un rapport pour le moins complexe de cette religion avec le sexe. On peut certes sourire en parcourant les querelles théologiques autour de l’Immaculée Conception, du péché originel ou du célibat. Mais c’est oublier que le christianisme, sous ses multiples formes, continue à influencer la vie intime de millions de croyants, tout comme les législations de grands Etats. En 2022, la Russie de Vladimir Poutine a voté une loi interdisant la promotion "des relations sexuelles non traditionnelles". Aux Etats-Unis, ce sont des juges catholiques qui, à la Cour suprême, ont invalidé l’arrêt Roe vs Wade garantissant depuis un demi-siècle le droit à l’avortement.

Enfant de Jérusalem et d'Athènes

Au départ du christianisme, il y a l’influence de deux cultures très différentes, l’une juive, l’autre grecque. Cette religion, telle que définie par les Evangiles et les Epîtres de Paul de Tarse, est autant enfant de Jérusalem que d’Athènes. Entre, d’un côté, l’obsession pour la pureté du Lévitique, qui traite avec grand soin des menstruations, ou les anathèmes des prophètes Osée et Ezéchiel contre l’infidélité féminine, et, de l’autre, le très olé olé Cantique des cantiques, le sexe est traité de manière variée dans la Bible juive. Avec cependant une ligne directrice : le parallèle dressé entre l’inconduite sexuelle (souvent attribuée aux femmes…) et l’infidélité au Dieu d’Israël. "Le judaïsme était heureux de permettre à l’érotisme et à la sensualité du Cantique de colorer sa vision du mariage, mais la littérature juive qui couvrait l’ensemble du message de la Bible hébraïque insistait de plus en plus sur le fait que le mariage était le seul cadre autorisé pour de tels plaisirs physiques. Les prophètes et la tradition deutéronomiste avaient inextricablement lié la fornication et l’adultère à un comportement spirituellement équivalent envers Dieu, en particulier si le peuple de Dieu se tournait vers un autre dieu ou un autre temple que celui de Jérusalem", note MacCulloch.

A l’inverse, dans la culture grecque, la sexualité est moins une question de moralité que d’honneur et d’image de soi. La pénétration indique un statut social supérieur. Ceux qui sont pénétrés sont les femmes, les adolescents ou les esclaves. La culture grecque tolère ainsi l’homosexualité en cas de rapports entre un homme plus âgé et un partenaire plus jeune. En revanche, la fellation et le cunnilingus y sont très mal vus, car ces pratiques sont associées à une attitude passive niant le privilège masculin de la pénétration. Des positions qui contrastent avec la ferme condamnation de l’homosexualité dans le judaïsme. L’ironie étant qu’avec la romance entre David et Jonathan, on retrouve dans la Bible hébraïque "l’un des exemples les plus purs de l’amour héroïque entre personnes de même sexe dans l’ancienne Méditerranée".

La polygamie, longtemps la norme dans l’Asie occidentale, représente un héritage délicat pour le christianisme. Le roi Salomon avait une collection de 700 femmes, sans parler de 300 concubines. Surtout, Abraham, figure la plus respectée du judaïsme, a épousé Sarah, puis la servante Hagar. Au contraire, les Grecs et les Romains ont eux privilégié des unions purement monogames.

"Ils étaient trois dans ce mariage"

C’est dans ce contexte que surgit un prédicateur de Galilée, Jésus de Nazareth. Si l’évangéliste Matthieu fait une référence à sa naissance virginale, c’est avant tout pour établir un lien entre Jésus et la prophétie d’Isaïe qui, neuf siècles plutôt, annonçait : "la vierge concevra et elle enfantera un fils". Selon les Ecritures, Jésus avait des frères et sœurs. Mais à partir du moment où l’Eglise a développé la thèse d’une Marie vierge pour l’éternité, cette mention ne pouvait qu’embarrasser. Au IVe siècle, Jérôme de Stridon a par exemple assuré que "frères" signifiait en réalité "cousins". Constatons en tout cas qu’une religion dont les représentants ont autant insisté sur les valeurs familiales a débuté par un bien curieux trouple entre Marie, Joseph et Dieu. "La Sainte Famille, si apparemment familière sur les cartes de Noël, s’accorde mal avec les multiples visions de la famille que les églises chrétiennes ont construites au fil des siècles. Pour reprendre de manière irrévérencieuse une célèbre remarque de la défunte princesse Diana, ils étaient trois dans ce mariage, qui était donc un peu encombré d’un point de vue théologique", s’amuse Diarmaid MacCulloch.

L’enseignement du célibataire Jésus, si l’on se fie aux Evangiles, dit très peu de choses sur la sexualité. Il condamne le divorce (à l’époque facile à obtenir) tout comme la polygamie en se référant à la Genèse : "C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair." Mais face à la femme adultère, Jésus se montre clément : "Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre." Questionné sur le mariage dans l’au-delà, il répond que les hommes et femmes, à la résurrection des morts, ne se marieront plus parce qu’ils "seront semblables aux anges". Rien sur l’homosexualité ou la masturbation.

Le devoir conjugal de Saint-Paul

Dans ses Epîtres, Paul de Tarse est plus loquace. Celui que Michel Onfray a caricaturé en "impuissant sexuel" présente une masculinité différente de celle en vogue dans le monde hellénique. Paul apparaît comme un homme physiquement faible souffrant d’une "écharde dans la chair", et prêt à travailler au milieu des femmes et des esclaves. Sur le mariage, il met en avant la réciprocité et théorise un devoir conjugal : "Toutefois, pour éviter toute immoralité sexuelle, que chaque homme ait sa femme et que chaque femme ait son mari. Que le mari rende à sa femme l’affection qu’il lui doit et que la femme agisse de même envers son mari. Ce n’est pas la femme qui est maîtresse de son corps, mais son mari. De même, ce n’est pas le mari qui est maître de son corps, mais sa femme." Paul invite aussi les femmes à voiler leurs cheveux ("à cause des anges"), et condamne les hommes qui "abandonnant l’usage naturel de la femme, se sont enflammés dans leurs désirs les uns pour les autres".

La société romaine considérait le sexe comme un espace pour la détente comme pour l’amour et estimait peu le célibat. Persuadés de l’imminence de l’avènement du royaume de Dieu, les premiers chrétiens en font à l’inverse l’éloge. Les grandes figures sont généralement célibataires, à l’exception de l’apôtre Pierre, qui selon les Evangiles, était marié (sa belle-mère a bénéficié d’un miracle de Jésus). Au second siècle, les livres apocryphes Le Protoévangile de Jacques et Les Actes de Paul et Thècle promeuvent la virginité. Justin Martyr est le premier à souligner le contraste entre la première femme, Eve, qui a provoqué la chute de l’humanité du fait d’une attirance sexuelle, et Marie, qui l’a inversée par sa pureté virginale. Tertullien écrit, lui, à destination de sa femme, un traité sur l’égalité dans le couple, mais il s’oppose à tout remariage à la suite d’un veuvage, contrairement à ce qu’avait préconisé Paul de Tarse.

La société romaine considérait le sexe comme un espace pour la détente comme pour l’amour et estimait peu le célibat. Persuadés de l’imminence de l’avènement du royaume de Dieu, les premiers chrétiens en font à l’inverse l’éloge.

Au IVe siècle, le christianisme, religion minoritaire, accède au pouvoir via l’empereur Constantin. Au sein de l’Empire romain, c’est la fin de la culture classique du corps, symbolisée par l’abandon des Jeux olympiques après 393. L’homosexualité est criminalisée. Dans la théologie chrétienne, l’abstinence, la virginité et la vie ascétique occupent alors une place privilégiée. Mais en même temps, il faut bien gérer les désirs des fidèles. C’est là qu’Augustin d’Hippone a une influence décisive. A l’âge de 16 ans, le jeune homme connaît une érection inopinée dans les thermes, sous le regard amusé de son père, un païen romanisé. Associant désir et honte, le futur Saint-Augustin va ainsi façonner la notion de "péché originel". Avant la Chute d’Adam et Eve, l’acte sexuel était un acte si peu honteux qu’on aurait pu s’y adonner en public. Mais après l’éviction du jardin d’Eden, la reproduction a été souillée. Le péché originel devient une maladie sexuellement transmissible de génération en génération.

Les révolutions sexuelles grégorienne et protestante

Au début du XIe siècle, le pape Grégoire VII fait subir à l’Eglise une "révolution sexuelle" majeure avec la réforme grégorienne, qui impose le célibat des prêtres. Une vaste majorité du clergé en Europe était alors toujours marié avec des familles. C’est aussi l’essor du culte de Marie et de l’Immaculée Conception, renforçant l’idée d’impureté de la chair. Mais la réforme grégorienne organise également le mariage chrétien pour les laïques, qui devient un sacrement, alors même que durant les premiers siècles, les pères de l’Eglise avaient délaissé le sujet. Castré après sa liaison avec Héloïse, le théologien Pierre Abélard est bien solitaire quand il conclut que le sexe n’est "aucunement péché" : "Imaginez un religieux enchaîné et contraint de s’étendre au milieu de femmes sur un lit douillet. Il est clair que le contact de ces corps féminins déclenchera en lui un plaisir, mais non pas un consentement à ce plaisir. Qui osera alors appeler péché le (simple) plaisir auquel la nature nous contraint (si) inéluctablement ?"

La deuxième révolution sexuelle a lieu au début du XVIe siècle, initiée par le moine allemand Martin Luther qui remet en question le célibat des prêtres. "Le long règne du célibat comme option par défaut de la perfection chrétienne était terminé", souligne Diarmaid MacCulloch. Le protestantisme retire aussi au mariage son statut de sacrement. Celui-ci redevient ainsi un simple contrat pouvant être rompu, comme dans le monde antique. En revanche, protestants comme catholiques s’accordent sur le fait que les relations préconjugales relèvent de la "fornication" qu’il faut plus que jamais combattre.

Les Lumières, qui inversent le récit judéo-chrétien de la chute de l’humanité, adoucissent peu à peu la criminalisation de la sexualité hors mariage. "En 1600, il aurait été largement accepté que des faits tels que la fornication et l’adultère soient sanctionnés publiquement et de manière exemplaire par des châtiments corporels. En 1700, cela aurait semblé inutile ; et en 1800, toute punition publique de tels délits était presque inconcevable, en particulier en milieu urbain", observe l’historien. Mais l’essor de la vie privée et l’individualisation de la société provoquent de nouvelles condamnations en matière de sexualité. Longtemps ignorée par les théologiens, la masturbation fait alors l’objet d’une flopée de traités.

Le Vatican s'arc-boute

En 1791, à la suite de la Révolution française, le nouveau Code pénal abolit des siècles de culture catholique en matière de mœurs. Il légalise le divorce et ne dit rien sur la sodomie et l’homosexualité, consacrant le principe que ce n’est pas au législateur de se préoccuper de la vie privée. Mais au XIXe siècle, ces bouleversements provoquent une réaction ultramontaine. En 1854, le Vatican fait de l’Immaculée Conception un dogme. En 1869, Pie IX qualifie l’avortement de péché mortel, quelles que soient les circonstances. L’Eglise catholique devient une forteresse face aux évolutions sociétales. Situation paradoxale, des prêtres célibataires encouragent les laïques à procréer autant qu’ils le peuvent. En 1930, Pie XI interdit aux catholiques de faire appel à toute forme artificielle de contrôle des naissances. En 1989, alors que l’épidémie du sida fait des ravages, Jean-Paul II qualifie les préservatifs de "moralement illicites".

Comme un retour du refoulé, l’Eglise catholique a, depuis la fin du XXe siècle, vu se multiplier les scandales sexuels et les affaires d’abus sur mineurs commis par des prêtres. Dans son enquête Sodoma, parue en 2019, Frédéric Martel révèle que cardinal Alfonso Lopez Trujillo, longtemps à la tête du Conseil pontifical pour la famille et grand pourfendeur de l’avortement et de l’homosexualité, menait une double vie avec des jeunes hommes, séminaristes ou prostitués. Selon Frédéric Martel, plus des prélats tiennent publiquement des propos sévères contre l’homosexualité, plus ils ont des chances d’être gays…

"Loi naturelle"

Que retenir de ce voyage à travers trois millénaires d’exégèses, d’interdits ou de préconisations dans le domaine de l’intime ? Pour Diarmaid MacCulloch, "il n’y a pas de théologie chrétienne du sexe", seulement de multiples interprétations. Avec sa soixantaine de livres (en fonction des canons), la Bible chrétienne peut dire tout et son contraire sur le sujet. Souvent d’ailleurs, la défense de la moralité sexuelle de la part des autorités religieuses ne s’est pas faite au nom des Ecritures, mais d’une supposée "loi naturelle" qui se résume à une vision étriquée de l'hétérosexualité. Un argument encore brandi par les papes Jean-Paul II et Benoît XVI pour justifier leurs positions très conservatrices. Finalement, les enseignements de l’Eglise sur la sexualité, au fil des siècles, nous en apprennent moins sur la Bible que sur les angoisses et les fantasmes de ses commentateurs ultérieurs.

Aujourd’hui au cœur des revendications des chrétiens traditionnalistes, le mariage n’était nullement une préoccupation pour les premiers chrétiens. Il ne s’est imposé comme un sacrement qu’après un millénaire, afin d’encadrer des relations sexuelles considérées comme peccamineuses. Conclusion de l’historien : "les traditionalistes autoproclamés en savent rarement assez sur la tradition qu’ils mettent en avant."