Scandale à l’université d’Aix-Marseille : "J’ai compris que ce n’était pas une erreur, mais un modus operandi"
Il y a encore quelques années, les chasseurs de fraudes scientifiques étaient de parfaits inconnus. Ils sont passés sur le devant de scène durant la crise du Covid-19 à cause de – ou grâce à – l’inflation de publications scientifiques de mauvaise qualité. Ce sont eux qui décortiquent les études, vérifient les méthodologies et leur conformité avec la loi et les principes éthiques. Par passion, par amour de la science ou par certitude que ce sujet d’intérêt public mérite toute leur attention, ils passent des heures à tenter de débusquer les erreurs et les abus. C’est le cas de Fabrice Frank, un ex-biologiste devenu informaticien et, par la force des choses, chercheur indépendant.
Ses premières investigations dans le domaine de l’éthique ont été motivées par les déclarations de Didier Raoult, l’ex-directeur de l’IHU de Marseille, qui avait affirmé début 2020 détenir la solution pour mettre fin à la pandémie en quelques semaines. Sa curiosité initiale s’est rapidement transformée en soupçons et l’a amené à découvrir – avec d’autres "chasseurs" – de potentielles fraudes dans plus de 400 études de l’IHU, mais aussi à publier plusieurs travaux dans des revues pour dénoncer ces dérives. Son travail a même été salué par le magazine Science, l’une des plus prestigieuses publications scientifiques au monde, à deux reprises. La première pour sa contribution à la chute de Didier Raoult, la deuxième, plus récemment, pour avoir obtenu un rapport accablant que l’université d’Aix-Marseille (AMU) a tenté de cacher pendant près de deux ans. Révélée récemment par L’Express, cette dernière découverte a forcé l’université à prendre des mesures inédites.
L’Express : Comment avez-vous accueilli la réaction de l’université d’Aix-Marseille, qui annonce qu’elle va prendre des mesures en matière éthique et surveiller les dérives de ses agents sur les réseaux sociaux ?
Fabrice Frank : Je la trouve extrêmement tiède, même si c’est plus que ce qu’ils ont fait jusqu’à maintenant. C’est donc à la fois extraordinaire et presque rien. L’AMU est tout de même au courant des dérives de l’IHU sur le plan scientifique, financier et humain au moins depuis la publication du rapport de l’Igas [NDLR : Inspection générale des affaires sociales], en septembre 2022. Il a pourtant fallu que leur propre rapport interne soit révélé pour qu’ils réagissent. En 2023, Eric Berton, président de l’AMU, avait affirmé qu’il n’aurait pas la main qui tremble au moment de prendre des décisions. Et bien j’attends. Cela fait bientôt cinq ans que de graves dérives ont été révélées. Et elles continuent.
Eric Chabrière, professeur de l’AMU et de l’IHU, a été condamné la semaine dernière pour outrage [NDLR : M. Chabrière a annoncé son intention de faire appel] envers un gendarme. Ce dernier l’avait convoqué dans le cadre d’une enquête pour harcèlement en ligne. Et que fait ce professeur le lendemain de sa condamnation ? Il attaque un autre gendarme sur X (ex-Twitter). François Crémieux, le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) l’a expulsé de l’hôpital dès 2021. Qu’est-ce que l’université attend exactement ?
Justement, l’AMU a indiqué se réserver le droit d’engager une procédure disciplinaire à son encontre.
On nous dit : "On va peut-être taper sur ses doigts." Je jugerai quand il y aura des sanctions, s’il y en a. Et il me semble qu’il manque quelque chose de très important aussi : un mot pour les victimes du harcèlement sur les réseaux sociaux. Cela fait gravement défaut. Car il y a des chercheurs et médecins qui ont été insultés et menacés. Certains – certaines surtout, car les femmes sont encore plus attaquées – ont été traumatisés ou placés en arrêt maladie, avec des conséquences sur leur travail et leur vie privée. Il y a d’ailleurs des gens terrorisés au sein même de l’IHU et de l’AMU qui ne veulent pas parler, ou sous couvert d’anonymat, comme le rapport de l’Igas l’a démontré.
Vous avez également été pris pour cible à de nombreuses reprises. Comment vivez-vous cela ?
Je suis plus protégé que d’autres. Je n’ai pas de carrière scientifique, donc elle ne peut pas être brisée. Sur le plan professionnel, je suis mon propre patron. Et puis j’habite à Essaouira (Maroc), je suis au soleil et proche de l’océan. Quand les choses vont trop loin, je vais à la plage et je vais surfer. Mais j’ai vu des personnes très intelligentes, très fortes, s’effondrer du jour au lendemain. Donc dans les périodes de fort harcèlement, je demande à des proches de me surveiller, de prendre soin de moi. S’ils m’alertent, je pars quelques jours au vert, en coupant complètement Internet.
Bien sûr, j’ai reçu des appels anonymes. Mais j’ai une technique : je me rends aux toilettes et je tire la chasse. En général, ils n’insistent pas. Des personnes m’ont aussi intimidé sur les réseaux sociaux, en m’accusant de pédophilie et menaçant de prévenir la police marocaine. C’est quand même ahurissant. Depuis, je ne sors plus sans une clé USB dans laquelle j’ai compilé tout cela. Si je suis arrêté sur la base de ces mensonges, je pourrai montrer qui m’attaque et pourquoi.
Heureusement, il y a aussi des bons côtés. La revue Science vient de saluer, une nouvelle fois, votre travail. Cela ne confirme-t-il pas que le monde scientifique reconnaît la valeur de vos investigations ?
Il s’agit d’une reconnaissance, c’est vrai. Mais la première chose que je me suis dit c’est : "Qu’est-ce que je fais dans Science ?" Je n’ai rien inventé, je n’ai pas de prix scientifique, je ne suis pas un grand chercheur. Cela illustre le niveau des dérives à Marseille. Sinon, une revue comme Science n’aurait pas écrit trois lignes sur moi. Je me souviens du premier entretien avec la journaliste de Science. Elle n’arrivait pas à croire qu’il pouvait se passer des choses si graves et avait approuvé quand j’avais dit : "Si c’était aux Etats-Unis, de nombreuses personnes seraient probablement en prison…" En France, cela ne semble pas poser de souci. Et les dérives continuent. Le simple fait qu’une personne comme moi se mêle de tout cela montre la gravité du problème. Ça ne devrait pas être à moi de faire tout ça. Ces articles remettent tout cela en perspective.
Justement, comment un ex-biologiste devenu informaticien s’est-il retrouvé là ? Qu’est-ce qui vous a poussé à vous passionner pour l’éthique scientifique ?
J’ai toujours été passionné par la recherche. A 14-15 ans je dévorais déjà les magazines La Recherche et Pour la science. A cette époque, ils évoquaient déjà le potentiel des vaccins par ARN messager. Quand ceux-ci sont arrivés trente ans plus tard, en pleine pandémie de Covid-19, je me suis dit : "La science est magnifique." J’ai aussi fait des études scientifiques et j’ai obtenu une thèse en biologie. Mais, finalement, j’ai pris un autre chemin et me suis lancé dans l’informatique, puis dans de nombreux autres projets.
Mais cette culture scientifique m’a donné envie de rentrer en contact avec des chercheurs et des médecins pendant la crise du Covid. Je me suis donc rendu sur Twitter dès janvier 2020 pour voir ce que des personnes plus compétentes que moi disaient. Et puis, le 26 février, je suis tombé sur une vidéo YouTube d’un chercheur avec une longue barbe affirmant que la pandémie allait prendre fin grâce à l’hydroxychloroquine. Je ne connaissais pas ce monsieur, alors j’ai effectué des recherches. J’ai vu qu’en 2006, Didier Raoult a été interdit de publication dans les revues de la Société américaine de microbiologie pendant un an et qu’il avait prédit la fin du réchauffement climatique. Je me suis dit : "Attention, prudence." Quelques jours plus tard, l’IHU publiait sa première étude sur l’hydroxychloroquine. Il n’y avait pas besoin d’être un grand scientifique pour voir les supercheries. Il me semblait évident qu’il allait être sanctionné rapidement et que cette affaire ne durerait pas trois semaines. Ce n’est pas tout à fait ce qu’il s’est passé…
Ce qui m’a vraiment décidé à passer à l’action, c’est quand des professeurs de l’IHU ou certains de leurs fans se sont mis à s’en prendre violemment à des grands chercheurs comme Dominique Costagliola (épidémiologiste, biostatisticienne, Grand Prix de l’Inserm en 2020), Elisabeth Bik (microbiologiste et chasseuse de fraude), Karine Lacombe (infectiologue, cheffe du service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine à Paris) ou encore Amélie Boissier-Descombes (médecin du travail qui s’est impliquée dans la lutte contre la désinformation médicale).
Votre premier fait d’armes a été de découvrir que des centaines d’études scientifiques de l’IHU portent le même numéro d’autorisation, ce qui est contraire à loi, sauf rares exceptions. Comment avez-vous fait ?
Un jour, une personne de Marseille – qui veut rester anonyme – m’a envoyé un message privé en me disant : "Tu devrais faire des recherches sur le numéro 09-022 et Didier Raoult." Je revenais de France et devais passer cinq jours de quarantaine – imposés par l’Etat marocain – chez moi. Alors je me suis occupé. Et j’ai découvert que 247 essais cliniques avaient ce même numéro, 09-022. J’ai téléchargé toutes les études, j’ai regardé la liste des auteurs, le type échantillons, les dates, les pays et, surtout, les autorisations. Il y avait des problèmes partout. Pour l’anecdote, ce travail m’a valu une blessure ! Après cinq heures de lecture d’affilée, je me suis levé, mes membres étaient engourdis, j’ai glissé et me suis fait une entorse à la cheville.
Des mois plus tard, j’ai voulu vérifier s’il y avait d’autres cas. Et effectivement, j’ai découvert un numéro attribué à 39 études, un autre à 14, etc. J’ai compris que ce n’était pas une erreur, mais un modus operandi. J’ai mis à profit mes compétences d’informaticien pour extraire toutes les données sur Pubpeer [NDLR : site qui recense les publications scientifiques et permet des discussions entre chercheurs], ce qui m’a permis de découvrir que 456 études de l’IHU présentent de possibles manquements éthiques majeurs.
Pourquoi investissez-vous autant de temps et d’efforts dans ce combat ?
L’une des choses qui m’a le plus traumatisé est la découverte de l’essai clinique de l’IHU, depuis rétracté, portant sur des écouvillonnages rectaux chez des milliers de bébés. Vous en avez parlé dans L’Express [NDLR : en 2021] et l’enquête de l’ANSM [Agence nationale de sécurité du médicament] a confirmé que dans 31 cas, l’IHU n’était pas capable de fournir les preuves du consentement des parents. La direction de l’IHU répondu qu’elle avait le droit à un pourcentage d’erreur. J’en ai eu des haut-le-cœur. Oui, tout le monde a le droit à l’erreur, mais ces erreurs se retrouvent partout à l’IHU. Sans compter qu’on parle de bébés. D’autres chasseurs et moi avons découvert des fraudes tout aussi scandaleuses. Mais quand nous avons alerté les autorités, nous avons réalisé qu’elles étaient au courant depuis longtemps et n’avaient jamais rien fait. Pour moi, c’est un cas d’école de faillite des contre-pouvoirs à tous les échelons. Cela aurait pu être évité et ça me révolte.
Et puis, j’ai aussi le sentiment d’avoir une dette envers la médecine. Je suis né avec une malformation congénitale et j’ai failli en mourir deux fois. A chaque fois, j’ai été pris en charge par des médecins fantastiques. Je suis debout. La vie est belle.
Continuez-vous à enquêter sur l’IHU ?
J’ai récemment obtenu un nouveau document administratif de l’AP-HM qui concerne des centaines d’essais cliniques. Je ne veux pas en dire plus pour l’instant car je travaille encore dessus, mais il y a de grosses surprises, comme des absences de consentement des patients, parfois mineurs et/ou étrangers. Je continue aussi d’informer les éditeurs de revues scientifiques qui ont publié des études problématiques. Et je travaille sur d’autres dossiers sans rapport avec l’IHU. Trouver des failles est devenu une forme de jeu du chat et de la souris pour moi. Cela permet d’avoir un autre regard, plus averti, sur la science. Et c’est gratifiant, aussi, car la très large majorité des chercheurs sont très heureux que l’on s’intéresse à leur travail et qu’on les alerte sur leurs failles.