Lettre ouverte à Amin Maalouf : "Défendez aussi les langues régionales !"
Cher Monsieur Amin Maalouf, lorsque, succédant à Madame Carrère d’Encausse, vous avez été élu secrétaire perpétuel de l’Académie française, tous ceux qui en France et au-delà attachent du prix à la culture ont senti souffler comme un vent nouveau venu du Levant. Eminent représentant de la diversité francophone, vous incarnez à la fois l’érudition polyglotte, l’amour des littératures et un humanisme sans frontières.
Le 14 novembre dernier, il vous est revenu, bien sûr, de prendre une part déterminante à ce qui a été considéré par beaucoup comme un "événement historique" : la cérémonie de remise au président de la République du quatrième et dernier tome du dictionnaire de l’Académie. Votre discours a rappelé le prestigieux passé de cette Compagnie, son Histoire ininterrompue depuis quatre siècles, au service de la langue française, des littératures francophones.
De votre part, vous qui avez signé notamment la préface d’un ouvrage intitulé Pour une éducation bilingue, nous aurions attendu cependant des propos un peu différents de ceux que vous avez fait résonner sous la coupole.
Une volonté d’anéantissement des langues de France
Votre évocation historique a largement mis en évidence un rôle que l’on doit bien qualifier d’idéologique et politique, un rôle que le pouvoir parisien, depuis bien longtemps, fait jouer à la langue française, un rôle qui, à y bien réfléchir, semble en décalage avec ce que vous incarnez et que nous venons de mentionner. Vous insistez ainsi sur la fonction de la langue française comme ciment de "notre société", qui "assure la permanence de la Nation". Et vous vous souvenez à juste titre que cette fonction a d’abord été décidée par une monarchie dont les ambitions, faut-il le souligner, étaient celles du centralisme et de l’absolutisme. Ce centralisme, poursuivi par la République, s’est manifesté par une volonté d’anéantissement des langues de France autres que le français. Fallait-il taire cette réalité sans doute peu conforme à vos idéaux ? N’est-ce pas le moment de rappeler que Marianne, l’allégorie de la République française, a été inventée par un révolutionnaire languedocien en 1792 dans une chanson écrite en occitan et qu’elle y était nommée Marianno ?
Dans votre allocution, vous parlez également du français comme d’une "langue commune" dont la fonction dans la cohésion nationale est et a été capitale. Mais encore serait-il bon de se souvenir que le pouvoir français a très vite assimilé la notion de langue commune avec celle de langue unique. Une langue qu’il fallait imposer coûte que coûte, prétendument pour le bien de tous. Que cela se soit fait non sans violence, au mépris de la pluralité linguistique et culturelle française, est un fait bien établi.
Des enfants punis dans les écoles de la République
Des centaines de milliers d’enfants, dans les écoles de la République, ont en effet été punis parce qu’ils parlaient la langue de leur famille et de leur région. Ainsi, le recours au "symbole", objet dégradant dont on affublait les écoliers coupables de ce délit linguistique, comme le rappelle l’historienne Rozenn Milin, a été une méthode d’humiliation utilisée dans l’objectif d’extirper les langues dites régionales de la population française. Il y en a eu d’autres, évoquées par exemple par le sociolinguiste Philippe Blanchet. "Etonnez-vous après cela que les langues régionales aient été associées à des sentiments de honte et de culpabilité et que les écoliers, devenus adultes, n’aient pas eu envie de les transmettre à leurs enfants !" souligne la linguiste Henriette Walter. Et, par ignorance ou délibérément, on continue à exprimer et pratiquer le mépris envers ces langues, y compris au sommet de l’État.
On dira que la cérémonie du 14 novembre n’était ni le lieu ni le moment de revenir sur ces réalités regrettables. Malheureusement, il semble que les autorités françaises ne trouvent jamais de lieu ni de moment favorable dès lors que l’on aborde ces sujets. Et l’on aurait pu espérer de votre part ne serait-ce qu’une allusion au sort de nos langues, compagnes précieuses du français, qui sont en danger et auxquelles les autorités de l’Etat infligent un traitement contraire aux droits internationalement reconnus.
Une langue ne porte pas de valeurs
Parlant de la langue française comme langue commune, donc, vous avez ajouté cette expression que l’on entend souvent : "et les valeurs qu’elle porte." Or, une langue ne porte pas de valeurs, c’est une évidence qu’on aurait tort d’oublier. Le français a ainsi été tout à la fois ou tour à tour la langue de la monarchie et celle de la République ; celle des esclavagistes et des abolitionnistes ; celle des Dreyfusards et des anti-Dreyfusards ; celle des colonialistes et des anticolonialistes ; celle de la collaboration et de la Résistance… Qui pourrait alors définir les "valeurs" dont est supposée porteuse notre langue nationale et qui – si l’on poursuit une logique implicitement partagée par beaucoup – pourraient bien faire défaut aux autres langues ?
Vous avez enfin affirmé, dans une allusion à l’ordonnance de Villers-Cotterêts : "La langue assure l’égalité devant la loi, comme l’avait compris François Ier dès 1539." Examinons la réalité de cette époque. Les historiens estiment qu’au XVIe siècle, au moment où est signée ladite ordonnance (à laquelle on fait dire ce qu’elle ne dit pas, mais c’est un autre sujet…), 80 % à 90 % de la population ne parlaient pas français, mais l’une des langues dites régionales. Dans ces conditions, on voit mal en quoi le fait d’imposer une langue rare à l’ensemble d’une population pourrait être considéré comme une marque "d’égalité", a fortiori dans un pays où "Selon que vous serez puissant ou misérable, /Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir…"
Un combat pour la diversité, non contre la langue française
Monsieur Emmanuel Macron, président de la République, n’a pas hésité à reprendre un poncif largement véhiculé, faisant de la diversité linguistique "un instrument, au fond, de division de la nation". Cependant, quelques instants plus tard, son discours se référait à l’usage du français, par exemple au Québec ou en Acadie, comme à un acte de "résistance à l’uniformisation qui nous menace", et non comme à un instrument de division de la nation canadienne. Vérité en deçà de l’Atlantique, erreur au-delà ? Toujours est-il que l’on perçoit aisément, dans une telle contradiction, que le "combat" culturel et linguistique revendiqué avec fierté lorsqu’il se fait au nom de la langue française là où elle résiste d’une manière que l’on veut croire héroïque, est au contraire considéré comme rétrograde et dangereux lorsqu’on le mène pour défendre nos langues de la diversité intérieure. Et non, soulignons-le, contre la langue française. Car le sens de la fraternité, du partage et de la convivialité nous montre le chemin vers un pays où le plurilinguisme serait la marque d’un respect pour chacun et où la communauté du français – non son exclusivité destructrice – suffirait à garantir une unité harmonieuse et acceptée de tous. Utopie ? Que l’on considère le plurilinguisme de milliards d’humains, et l’on en jugera.
Et vous en particulier, Monsieur Amin Maalouf, pouvez avoir sur ce sujet un regard spécialement lucide, vous qui êtes issu d’un pays où l’on constate que les forces qui divisent la nation ont bien peu à voir avec les langues que l’on y parle.
Et puis les langues de France que l’on dit régionales ne vous sont pas étrangères. Vous êtes l’auteur du livret d’un opéra acclamé sur les scènes lyriques du monde, un opéra, L’Amour de loin, inspiré du troubadour occitan Jaufré Rudel, où vous avez glissé des passages dans la langue d’oc qui était celle du poète. Vous savez que ce patrimoine linguistique, reconnu comme tel par notre constitution, n’est pas un reliquat folklorique qu’on peut bien laisser mourir de sa mort naturelle sans qu’il y ait à le regretter. Vous savez que la résistance de ces langues est tout aussi légitime que celle du français là où il se trouve en danger.
Quand Emmanuel Macron recourt au mot péjoratif "patois"
Dans votre remarquable ouvrage, Les Identités meurtrières, vous écrivez notamment : "Lorsqu’on sent sa langue méprisée, sa religion bafouée, sa culture dévalorisée, on réagit en affichant avec ostentation les signes de sa différence. Lorsqu’on se sent, au contraire, respecté, lorsqu’on sent sa langue respectée, alors on réagit autrement." Est-il abusif de considérer que, depuis des siècles, la France cultive un véritable mépris pour les langues de France autres que le français et ne respecte aucunement leurs locuteurs ? Le chef de l’Etat, en recourant au mot péjoratif patois – dont il faut toujours souligner l’origine : il vient de l’ancien français patoier signifiant ‘remuer les pattes’, c’est-à-dire ‘gesticuler’ (en d’autres termes : ‘langage des patauds’) – n’a-t-il pas devant vous illustré une nouvelle fois cette pratique ?
Nous en appelons donc à votre sagesse et à votre ouverture d’esprit : vous, et l’institution que vous représentez, pouvez jouer un rôle décisif pour la sauvegarde et le renouveau de nos langues – qui ont d’ailleurs généreusement nourri le français, votre dictionnaire en témoigne. Vous exprimer publiquement dans ce sens, rappeler ou expliquer aux Français – ils les ignorent très souvent – les réalités historiques et présentes de notre situation linguistique, serait un acte de vérité et un engagement pour un avenir plus harmonieux et respectueux.
Veuillez agréer, Monsieur Amin Maalouf, l’expression de nos sentiments respectueux.
*Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école
Hélène Biu – Maîtresse de conférences en linguistique médiévale et philologie romane à Sorbonne Université
Philippe Blanchet Lunati – Professeur de sociolinguistique à l’université Rennes 2
Philippe Martel – Historien, professeur des universités émérite, Montpellier
Christiane Metzger – Présidente du Filal à l’origine de la première crèche en immersion en langue alsacienne
Pascal Ottavi – Sociolinguiste, ancien professeur des universités, Corse
Céline Piot – Maîtresse de conférences en histoire et didactique de l’histoire à l’université de Bordeaux (INSPÉ) ; militante associative
Philippe Pratx – Écrivain ; coordonnateur du collectif
Marie-Jeanne Verny – Professeure émérite des Universités en occitan ; militante associative