"Une vraie bêtise" : à Bruxelles, ce manque de pragmatisme qui agace Emmanuel Macron
Ce 13 novembre, au Collège de France, Emmanuel Macron ne cache pas son agacement. "Je me fiche de savoir que l’électron qui m’aide à […] produire de l’hydrogène vert soit à base d’éolien offshore au Danemark, de solaire en Espagne ou de nucléaire en France", déclare-t-il lors d’une table ronde consacrée à la compétitivité européenne, en présence de Mario Draghi. Derrière cette offensive, l’idée que porte le président n’est pas nouvelle. Il s’agit de "la neutralité technologique" - un concept devenu le cheval de bataille de la France face à Bruxelles en matière d’énergie.
Le principe est simple : ne pas privilégier une technologie et laisser le choix de la méthode aux industriels pour atteindre la neutralité carbone en Europe d’ici 2050. "Elle favorise la concurrence, remarque Paul Lehmann, professeur d’économie de l’énergie à l’université de Leipzig. Il est parfois difficile de savoir quelle technologie est la meilleure ou comment va évoluer le progrès".
Théorie et pratique
Mentionnée dans le rapport phare de Mario Draghi publié en septembre, la neutralité technologique est inscrite dans la lettre de mission du nouveau commissaire de l’énergie. Elle n’a pourtant pas toujours été prise en compte. Lors des débats autour de la taxonomie européenne, qui classifie les activités dites "durables", Paris souhaitait que le nucléaire puisse bénéficier de l’étiquette "verte", au même titre que les énergies renouvelables, en raison de son caractère décarboné. Les négociations en vue de convaincre la Commission européenne ont été rudes.
Les années passent, et la France reste inflexible sur la question. En dépit des exigences européennes, elle a refusé de se fixer une cible chiffrée en termes d’énergies renouvelables, proposant plutôt dans sa feuille de route un objectif "décarboné", mêlant renouvelables et nucléaire. Même casse-tête sur la réglementation de l’hydrogène : du côté d’EDF, on déplore que la banque européenne de l’hydrogène, qui soutient le développement de la filière, soit réservée à l’hydrogène renouvelable.
Cette vision bornée pénalise aussi le secteur automobile. L’Union européenne a imposé la fin du moteur thermique en 2035, misant sur l’électrique et écartant l’option des carburants de synthèse. Au grand dam d’équipementiers comme Bosch, qui continue à préconiser l’utilisation de ces derniers. Le groupe allemand affirme à L'Express être favorable à "une révision approfondie de la réglementation CO2, qui soit guidée par le principe de neutralité technologique. La lutte contre le changement climatique doit avoir lieu sur tous les fronts". Pour sa part, Fabrice Godefroy, porte-parole du collectif des experts de la mobilité s'étonne que "la Commission ait poussé une technologie sur laquelle la Chine a de l’avance sur nous, alors que nous étions les leaders sur le véhicule thermique et pouvions innover sur le sujet".
Intérêts propres
Emmanuel Macron le martèle, ignorer la neutralité technologique est "une vraie bêtise". Le chef de l'Etat estime que l'Europe pourrait être "très compétitive par rapport aux Américains ou aux Chinois" en changeant ses pratiques. Car à la fin, l'un des critères les plus importants, c'est l’intensité carbone, plaide-t-on à l’Elysée : "des industriels s’interrogent sur la complexité des règles européennes pour telle ou telle technologie, alors que l’Inflation Reduction Act américain ne regarde que l’impact final, peu importe comment il a été atteint".
Bruxelles aurait donc tout intérêt à se saisir de la question avec pragmatisme et laisser davantage de marge de manoeuvre aux Etats membres, pointe dans un rapport Maxence Cordiez, expert associé énergie à l’Institut Montaigne. "On ne pourra pas décarboner de la même manière des pays aussi différents que l’Allemagne et Malte", qui ne partent pas du même mix énergétique.
Pour autant, la défense de ce principe n’est pas toujours innocente. Chacun le brandit quand ça l'arrange. "La neutralité technologique est un mot à la mode, souvent revendiqué par des Etats ou les industries qui ont des intérêts dans une technologie spécifique", remarque Paul Lehmann. Le nucléaire pour la France, le moteur thermique pour d'autres pays. Si le principe relève du bon sens, sa mise en œuvre n’est possible que dans un monde où les Vingt-Sept peuvent parler d’une seule voix. Or en l’absence de consensus, les pays membres continuent à s’écharper autour de "la bonne" technologie à choisir. Résultat : l’Europe reste à la traîne.