Lire, relire et discuter Marx
Nous sommes en 1993, une année prise entre sémiologie, structuralisme, et théorie de la lecture et de l’interprétation. Et pourtant la pensée du philosophe Jacques Derrida va droit à Shakespeare, et dans ce corpus, à Hamlet, le personnage interrogeant le spectre (de son père, Acte I, sc. 1), quand il ne conviendrait pas de faire droit aussi au spectre de Charles Quint dans le Don Carlos de Schiller (Acte V, sc. 9). Mais c’est pour relever tout de suite qu’il existe de nombreux autres spectres dans la littérature mondiale. Et il en est un en particulier, qui se manifeste, sous deux formes, aux yeux et aux oreilles de l’Europe. D’abord, on le sait : « un spectre hante l’Europe » (début du Manifeste du parti communiste), et ensuite Karl Marx dont on ne cesse, dans le même espace de pensée, de déclamer la réapparition incessante.
Deux spectres donc, et on comprend que Derrida s’interroge. La première propriété du spectre est de provoquer la hantise de son arrivée ou de son retour. Ni âme, ni corps, mais l’un et l’autre, surtout dans les représentations, le spectre se donne dans une apparition qui est immédiatement sa disparition. Il ne peut être pensé que comme la visibilité furtive et insaisissable de l’invisible.
Appliqué à Marx, par Derrida, cet aspect de sa réflexion vise les avatars de la pensée du philosophe du XIXe siècle : soit qu’on ignore la lecture nécessaire des textes, soit qu’on les noie dans le marxisme, soit qu’on tente de jouer Marx contre le marxisme, soit qu’on le dépolitise entièrement au profit de la « science » marxiste, soit qu’on organise un « retour à Marx » à condition de passer sous silence certains déboires, etc. Voilà donc le spectre profilé.
La présence vivante de Marx/Engels
Il convient par conséquent d’élaborer cette figure du spectre. Ce à quoi s’attache Derrida. Ce qui en est caractéristique, c’est que cette figure coïncide avec un deuil. Et si le deuil consiste le plus souvent à ontologiser des restes, à les maintenir présents, ne serait-ce que pour les identifier, le spectre, quant à lui, n’est rien qu’une présence qui fomente de la hantise. Car justement, il n’est pas aisé de l’identifier.
Le spectre n’est pas l’icône, l’idole, le phantasme platonicien, le simulacre. D’autant que le spectre nous regarde et que nous nous sentons regardés par lui.
D’ailleurs, si on peut parler du spectre, on ne peut guère (sauf en littérature) parler au spectre, et lui parler de lui de telle sorte qu’il s’identifie. Sauf en littérature, effectivement, après tout, et c’est même seulement au théâtre que le spectre peut s’adresser au spectateur.
C’est alors en relisant le Manifeste du parti communiste que Derrida en vient à saisir que, dans la tradition philosophique, il n’y a pas de leçon plus urgente aujourd’hui que celle de prendre en compte cette présence vivante du spectre de Marx. Pourquoi ? Parce que la hantise dont témoigne ce spectre indique à la fois que cette pensée ne cesse d’intriguer, et qu’elle contient en elle-même les éléments de son vieillissement. Autrement dit, la transformation à venir de ses propres thèses.
En un mot, contre les dogmes, l’approche de Derrida veut contribuer à défaire les dogmes dans lesquels la pensée de Marx est enfermée, au prix de la délivrer en spectre qu’il convient au moins d’écouter.
D’une conjuration
Il est vrai qu’autour de la pensée de Marx se sont brodés des syntagmes tout à fait curieux. Par exemple, celui de la fin de l’histoire, alors que ce à quoi nous avons assisté, c’est à la fin d’un certain concept de l’histoire !
Aussi parmi les textes et conférences qui composent ce volume, certains ont orienté Derrida vers ce titre conçu à partir de la notion de spectre. La communication portant sur l’idée de barricade, revient sur le choix de cette thématique : il est question de parler de Marx, de Marx lui-même, de son testament et de son héritage. Mais plus précisément, de parler de tout cela en spectre, soit de l’ombre de Marx sur notre présent, mais sous un angle que l’auteur détaille avec précision. Il s’inquiète de tant de voix qui s’élèvent aujourd’hui pour conjurer son retour. Ce barrage ou cette forme de barricade ressemble même à une conjuration. Par elle, il faut, magiquement, chasser le spectre, exorciser le retour possible d’un pouvoir tenu pour maléfique, celui que Marx a acquis. D’une certaine manière, ces conjurés de nos jours perpétuent paradoxalement l’idée selon laquelle ce spectre hante le siècle comme autrefois le communisme. L’objectif : que ce qui est réellement mort, depuis 1883, reste bien mort.
Et Derrida d’en appeler à se défaire de cette méfiance, et des discours si ouvert sur Marx qui voudraient surtout nous endormir. « Le cadavre, écrit-il, n’est peut-être pas aussi mort, aussi simplement mort que la conjuration tente de le faire croire ». Le disparu paraît toujours ici ou là, et son apparition n’est pas rien. La conjuration devrait s’assurer que le mort ne reviendra pas. Et pourtant, aucun caveau ne saurait garder le mort en une sorte de point de verrouillage.
En filigrane, Derrida vise non seulement Louis Althusser, explicitement, mais encore la manière dont les exigences académiques sont désormais appliquées à la lecture des textes de Marx, ce qui revient à les enterrer, notamment dans les universités.
Un parti pris
Bien sûr, le parti pris de Derrida est celui de la déconstruction, dont tout le monde sait désormais qu’elle ne doit pas être confondue avec une destruction. Justement, ce qui transparaît dans l’ensemble de l’ouvrage, c’est que le sort de Marx ne saurait dépendre d’une mode, ou d’une doctrine universitaire. Il ne saurait non plus être soumis à une neutralisation que Derrida voit venir autour de cette figure. Il ne supporte pas la dépolitisation dont il fait l’objet. Il tente plutôt dans le cadre de sa réflexion de renforcer une force potentielle en Marx, de faire droit à la révolte qui couve derrière les ouvrages. Et voilà les catégories de soulèvement, d’indignation, d’insurrection et d’élan révolutionnaire qui reviennent en avant.
Ce qui retient Derrida essentiellement, c’est l’injonction de Marx d’avoir à déchiffrer le présent, et d’agir ou de faire du déchiffrement une transformation qui « change le monde ». Ce qui souligne que, dans cet ouvrage, les écrits de Derrida se déplacent de la figure de Marx à la question des concepts et de ces derniers à celle des pratiques (internationalisme, révolution, révisionnisme, totalitarisme, etc.). L’auteur relève ainsi nombre de draps avec lesquels on a recouvert le spectre de Marx. Cette nouvelle publication de l’ouvrage est percutante pour qui veut retraverser une histoire qui a été la nôtre.