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Ноябрь
2024

Derrida et les limites de l'égologie husserlienne

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Cette fin d'année 2024 marque l'anniversaire de la mort de Jacques Derrida, occasion pour les éditions du Seuil de publier deux cours universitaires sur le Dieu de Husserl et sur la cinquième de ses Méditations cartésiennes. Dès le début de son enseignement en 1960 (il a 30 ans), Jacques Derrida s'intéresse au sens du transcendantal et à la phénoménologie husserlienne, et se décrit lui-même comme « un chien féru de phénoménologie génétique ». Les deux cours dont il est question ici confirment cet engagement. Dans ce séminaire en deux parties, qui s'étale de février à mai 1963, Derrida expose à ses étudiants les principes fondamentaux de la phénoménologie et se demande s'ils sont susceptibles de rendre compte phénoménologiquement de leurs propres présupposés. En ce sens, le cours dispensé par Derrida permet de pointer deux concepts faisant figure de « cas-limites » : Dieu et l'« alter ego ».

Le retour de Dieu dans la phénoménologie de Husserl

Dans le premier cours, consacré au Dieu de Husserl, Derrida prend la mesure de l'évolution que Husserl fait subir au concept de « Dieu ». Husserl, à l'origine, met volontairement de côté le problème de Dieu, son positivisme l'incitant à abandonner tout préjugé spéculatif au profit de la perception immédiate. Revenir« aux choses mêmes », tel est l'impératif, sachant que tout a un sens dès lors que la conscience a un corrélat, est conscience d'un objet. Mais d'après Derrida, le thème de Dieu, en apparence scotomisé, réapparaît dans la pensée husserlienne et s'y impose à nouveau, sans contredire pour autant l'exclusion initiale dont il a fait l'objet. Le Dieu de Husserl ne sera plus le Dieu de la métaphysique classique - un Dieu indépendant du monde et créateur d'êtres et de vérités extérieurs - mais « un quelque chose » que la conscience découvre en elle-même, divinité ou horizon.

Dans la première phase de la phénoménologie, Dieu fait l'objet d'une réduction (l'épochè phénoménologique) : je m'abstiens simplement de poser l'existence ou l'inexistence de Dieu, je neutralise son existence ou son inexistence. Dans la réduction, ce qui est réduit n'est pas nié ou contesté, que ce soit un existant individuel ou la totalité du monde, mais il est écarté : se trouve ainsi exclue du champ de la phénoménologie toute forme de Dieu qui renverrait au dieu des religions. Dans ce contexte, le concept de Dieu sert d'« hypothèse-limite » pour confirmer le statut inconditionnel et absolu des « lois éidétiques », lois essentielles de l'intentionnalité et des rapports entre la conscience et le monde.

Aucune science (y compris aucune science de l'esprit), aucune culture, aucun produit de la civilisation, aucun Dieu des religions n'échappe à cette « réduction transcendantale », qui met entre parenthèses la totalité du monde dans son existence pour faire « voir » la condition essentielle de l'apparaître du monde en général. Dit autrement, toute chose du monde est relative à la conscience transcendantale, chose transcendante absolue mais donnée dans l'immanence de la conscience et du cogito. C'est en ce sens qu'on peut parler d'une transcendance absolue de Dieu : il est transcendance dans l'immanence. Cette réduction ou mise en suspens – traduisant, d'après Derrida, une hésitation de Husserl à ce propos – de l'existence de Dieu en interdit à jamais une représentation classique : il ne peut plus être absolument transcendant, mais ne se rencontre pas non plus au détour d'un chemin, comme « une exigence interne absolue ».

Progressivement, dans la deuxième phase de la phénoménologie, Husserl parle de divinité, de déité, plutôt que de Dieu. Dès lors, il faut d'abord savoir ce que signifie la divinité de Dieu, son être et son sens, Dieu non pas comme un autre absolu de la conscience mais comme une certaine façon pour la conscience d'être elle-même. La conscience fait affleurer le divin en soi. Ce thème de la divinité serait lié, selon Derrida, à d'autres problématiques, développées ultérieurement par Husserl, mais sur lesquelles il n'insiste pas dans son cours.

Comment s'extraire du solipsisme ?

Dans le deuxième cours de l'ouvrage, beaucoup plus long, Derrida s'intéresse à un autre cas-limite conceptuel de la phénoménologie, celui que constitue l'alter ego (en lien avec l'intersubjectivité). En effet, l'existence d'autrui et l'accès à l'autre constituent, semble-t-il, un problème majeur pour Husserl. Le thème d'autrui fait son apparition dans la cinquième Méditation cartésienne : comment passer de l'ego absolu, réduit à sa réalité monadique, à la pluralité ? Comment une « égologie » peut-elle parvenir à légitimer l'altérité d'autrui, cet étranger qui est aussi mon semblable ? Toute la difficulté de la saisie constitutive d'autrui vient de ce qu'il n'est pas seulement une chose du monde ni même une « objectivité vivante », mais un sujet qui me perçoit à son tour comme sujet et objet : je le constitue autant qu'il me constitue. Comme le dit Derrida d'une formule frappante, « Autrui n'est pas l'espèce du genre autre » car il est une autre conscience transcendantale, « une autre origine absolue du monde ». N'est-on pas en présence d'une gageure intenable : constituer le sens de l'alter ego à partir de l'ego seul ? En soutenant que « le sens de l'alter ego se forme en moi », Husserl ne nous reconduit-il pas à une pensée voisine du solipsisme cartésien, où l'ego cogito possède dans son esprit l'idée de Dieu comme être infini, même s'il ne le connaît pas ? La démarche de Husserl, rapportée par Derrida, consiste ainsi, in fine, à réintroduire la mêmeté dans l'identification de l'autre : l'autre que moi apparaît en définitive comme un autre moi, un alter ego, comme si les autres étaient des moi dérivés.

Derrida déploie l'analyse husserlienne en précisant qu'il s'agit d'abord de délimiter ce qui m'est le plus propre. Constituer une autre monade dans la mienne, c'est constituer une autre origine absolue, un autre point zéro du monde dans mon origine absolue : « L'autre absolu est modification intentionnelle de mon absolu ». Je perçois donc le corps de l'autre comme si son là-bas était mon ici. Cette difficulté à rendre compte de l'alter ego sans se référer à son propre ego, selon Derrida, montre que l'expérience d'autrui ne se laisse pas contraindre par les concepts opératoires fondamentaux de la phénoménologie. L'ego transcendantal – malgré la réduction – ne parvient pas à être le seul absolu. La phénoménologie husserlienne buterait donc sur une contradiction : le monde ne m'est donné que selon une forme égologique, mais pour autant, autrui n'est jamais absent de mes pensées, même lorsqu'on fait abstraction de tout ce à quoi elles renvoient.

Tant sur la question de Dieu que de l'alter ego, Derrida, en liant les deux concepts, note le décalage entre le point de départ de la phénoménologie transcendantale (ou phénoménologie de la perception) et le résultat final : un concept de Dieu, très différent du concept traditionnel, aboutissant à une téléologie philosophique prenant la forme d'un chemin non confessionnal vers Dieu. On peut donc parler en ce sens d’une profession de foi paradoxale ou d'un athéisme qui a tout de même le sens d'une quête de Dieu ; un alter ego résistant à mon ego, en s'affirmant comme une autre origine absolue du monde.Le problème d'autrui convoquerait nécessairement la phénoménologie hors d'elle même ce qui la rendrait inopérante. En ce sens, l’alter ego comme Dieu lui-même résistent à la réduction que la conscience prétend leur imposer, ce qui explique que l’un et l’autre se constituent comme des résidus pour la conscience. En pointant, à partir de ce séminaire et des thèmes abordés, les limites de la phénoménologie husserlienne, Jacques Derrida amorce là une trajectoire qui l'éloigne progressivement de celle-ci , alors même qu'elle l'avait longtemps fasciné.