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Ноябрь
2024

Immigration : entre Bruno Retailleau et le Conseil constitutionnel, une odeur de match retour

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C’est le propre de toute cérémonie d’obsèques. Des larmes y sont versées en mémoire du défunt. Des éclats de rire parsèment les discussions des vieilles connaissances, parfois réunies après de longues années. Ce 20 mars 2024, Bruno Retailleau croise Alain Juppé lors de l’hommage national pour l’amiral Philippe de Gaulle aux Invalides. Nulle hilarité, mais on refait le monde. Le match, aussi. Voilà deux mois que le Conseil constitutionnel a dépecé la loi immigration, largement réécrite sous la dictée du patron des sénateurs LR. Soixante jours n’effacent pas l’amertume. Le Vendéen digère mal la censure de 32 articles, fusillés car sans "lien direct ou indirect" avec le texte initial du gouvernement. A une maudite voix près.

Sa victoire politique s’est évaporée dans les limbes du droit. Lui tempête contre cette décision, entrave supposée au droit d’amendement des parlementaires. Il évoque auprès du "sage" Juppé une réécriture de l’article 45 de la loi fondamentale sur ces fameux "cavaliers législatifs". "Il est difficile de clarifier un texte déjà clair", glisse l’ancien maire de Bordeaux. Bruno Retailleau a le sentiment de trouver un allié. A un interlocuteur, Alain Juppé a pourtant raillé quelques semaines plus tôt des amendements "non soumis à l’analyse préalable du Conseil d’Etat" et une mauvaise "manière de faire la loi". Le technicien Retailleau est renvoyé à ses études de droit.

Un combat idéologique

Le Conseil constitutionnel lui administre une seconde leçon un mois plus tard, en balayant la proposition d’un référendum d’initiative partagée de LR sur l’immigration. Le conditionnement des prestations sociales non contributives à cinq ans de résidence en France est jugé contraire à la norme suprême. Cette fois, pour un motif de fond.

Trop, c’est trop. Bruno Retailleau prend la plume et entame la rédaction d’un essai sur "l’urgence démocratique". Un chapitre du livre du Vendéen est consacré à la tension entre "Etat de droit" et "démocratie". Le ministre comptait mettre en garde contre l’avènement d’une "démocratie illibérale" - hostile au droit et aux minorités - ou d’un "illibéralisme démocratique".

Ce deuxième écueil est sa marotte. Bruno Retailleau aurait sans doute théorisé cette "révolution silencieuse" des cours suprêmes, accusées de confisquer le pouvoir normatif au mépris de la souveraineté populaire. Soupçonnées, surtout, de nourrir l’impuissance des gouvernants et le sentiment de "dépossession démocratique" des Français. Il aurait étrillé l"exaltation des droits individuels" des juges constitutionnels et européens au détriment du cadre collectif. "La conséquence d’une influence de plus en plus grande d’une conception anglo-saxonne de la société, individualiste et multiculturaliste", confiait-il en 2021.

"Dans le brouillard"

La dissolution de l’Assemblée nationale a mis en suspens ce projet d’ouvrage. La revanche littéraire n’aura pas lieu. Elle pourrait être politique. Le nouveau ministre de l’Intérieur planche sur un projet de loi transposant le pacte européen sur la migration et l’asile. Il compte surtout pousser une proposition de loi sénatoriale recyclant les dispositions censurées en janvier 2024 pour des raisons procédurales. Au menu : rétablissement du délit de séjour irrégulier, resserrement du regroupement familial ou suppression de l’automaticité du droit du sol. "Sans la censure de janvier, ce second texte n’aurait pas été nécessaire", assure à L’Express le ministre.

Là encore, il faudra franchir l’obstacle de la rue de Montpensier. Sur le fond, cette fois. Fin septembre, Patrick Stefanini se rend à Beauvau pour échanger avec Bruno Retailleau. Tous deux évoquent les difficultés juridiques soulevées par une nouvelle législation. L’ancien secrétaire général du ministère de l’Immigration lui raconte son travail aux côtés de Brice Hortefeux en 2007. Le ministre avait à l’époque consulté le conseiller d’Etat Bruno Genevois pour faire adopter sa loi, qui autorisait notamment le recours aux tests ADN pour des candidats au regroupement familial.

Bruno Retailleau est confronté aux mêmes problèmes. Il propose de réduire de cinq à trois ans le délai de carence avant le versement des prestations sociales aux étrangers pour se conformer à la décision du juge suprême. "Les services juridiques travaillent mais c’est une appréciation que l’on ne peut faire que dans le brouillard, car cela relève de la seule appréciation du Conseil constitutionnel", admet-il. Même l’homme le mieux informé de France ne peut percer les mystères du droit.

"Même texte, même vote"

L’obstacle politique n’est pas moindre. Bruno Retailleau fait mine de ne pas s’en soucier. "Même texte, même vote", a-t-il affirmé à un député Droite républicaine (DR). L’analyse a la force de l’évidence. Députés Renaissance et frontistes ont adoubé sa copie droitière il y a moins d’un an. Pourquoi se déjugeraient-ils ? L’histoire est plus complexe, le ministre le sait. De nombreux députés Renaissance ont voté le texte par obéissance, convaincus par l’exécutif que ses dispositions les plus urticantes tomberaient devant les Sages. Emmanuel Macron s’est lui-même chargé de saisir l’institution. Au lendemain du vote, Elisabeth Borne rassure la ministre de l’Enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, en colère après l’adoption d’une "caution" pour les étudiants étrangers :

"Cela ne passera pas devant le Conseil."

"Et si ça passe ?"

"On la fera supprimer via une proposition de loi."

Un an plus tard, Bruno Retailleau aimerait que le piège se referme sur l’ex-majorité. "Il a été heurté par ce qu’il a considéré comme une manipulation, note un proche d’Emmanuel Macron. C’est malin de sa part de prendre au mot les parlementaires." Ces derniers assument. Début octobre, Michel Barnier réunit lors d’un petit déjeuner hebdomadaire les présidents de groupe du socle commun.

Le sujet de l’immigration est mis sur la table. Le patron des députés Ensemble pour la République (EPR) Gabriel Attal rappelle les fractures de son groupe sur le sujet, quand Laurent Wauquiez convoque leur vote de décembre 2023. "Ils savaient qu’une grande partie de la loi serait censurée", rétorque en substance l’ancien Premier ministre. Lequel a déjà prévenu Michel Barnier, avant la formation du gouvernement, des réticences de son groupe à un projet de loi estampillé Retailleau. Le 16 octobre, le député EPR déjeune avec Bruno Retailleau à Beauvau. Il lui dépeint son groupe hétéroclite. On évoque alors la future loi, et un possible régime dérogatoire pour les étrangers au travail dans l’accès aux prestations sociales. Rien de très concret.

"Me voilà sarkozyste !"

Au diable ces doutes. Tant pis si l’ex-majorité est sceptique sur les chances de réussite du ministre. "Il y aura aucun atterrissage de notre côté", prévient le porte-parole du groupe EPR, Ludovic Mendes. Bruno Retailleau est bien décidé à faire avaler son remède de cheval au socle commun. Le ministre prend l’opinion publique à témoin, invoque le durcissement des législations européennes, et fait le pari qu’un examen minutieux du texte dissipera les doutes. "Je compte expliquer mesure par mesure leur portée concrète", prévient-il. Un député LR, plus cru : "L’essentiel est qu’il y ait un vote. Si cela ne passe pas, chacun saura à cause de qui ce n’est pas passé. En cas d’élection dans huit mois, on dira qui n’a pas voté."

Convictions et stratégies vont parfois de pair. Le théoricien Retailleau rêve d’une reconstitution du clivage gauche-droite, propice aux grandes confrontations idéologiques. L’immigration est le thème idoine pour redonner du souffle à cette bipolarisation. Emmanuel Macron décèle en privé cette tentation stratégique derrière son ambition législative. Le bloc central n’y résisterait pas ? Qu’il meure de ses contradictions ! "Il n’est pas interdit de faire des calculs, sourit un interlocuteur du président. Mais cela croise ce qu’il pense vraiment sur ce thème."

L’issue de ce projet législatif est bien incertaine. Peut-être Bruno Retailleau pourra-t-il soumettre de nouvelles dispositions migratoires au juge suprême, son meilleur ennemi ? Trois de ses neufs membres seront renouvelés en mars 2025. Il se défend de toute envie de "revanche" sur l’institution. "Il y a des règles du jeu, je les accepte. Mais je garde ma liberté de parole." Après la censure de janvier, le sénateur Retailleau ironisait en privé sur ce "Conseil constitutionnel qui ne respecte pas la Constitution".

Quelques jours après son arrivée à Beauvau, Bruno Retailleau a échangé avec Nicolas Sarkozy, avec lequel les relations furent longtemps aigres. La discussion fut cette fois cordiale. "Me voilà sarkozyste!", a lâché le nouveau ministre en raccrochant. Le sera-t-il jusqu'à trouver un point d'accommodement avec les Sages? En 2010, celui qui était alors président calme le jeu avec l’instance. "Une censure constitutionnelle tranche moins une question de fond qu’un conflit de compétence entre le législateur ordinaire et le pouvoir constituant. Il n’y a pas à faire de drame." Cela s'appelle être aux responsabilités.