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Ноябрь
2024

Cédric Villani : " Les progrès ne sont pas neutres "

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Le progrès social s'est longtemps inscrit dans les traces des grandes avancées scientifiques et technologiques, se portant garant d'un idéal émancipateur d'égalité, d'éducation et de santé. Les grands conflits du 20e siècle ont mis en crise cette marche en avant de l'histoire. Mathématicien, ancien député et auteur d'un rapport publié en 2018 intitulé Donner un sens à l'intelligence artificielle, Cédric Villani nous livre sa perception optimiste d'une science tournée vers le progrès des populations et les enjeux climatiques de demain.

Quelle place les mathématiques ont-elles eu dans les grandes avancées de l'humanité ? 

La mathématique a accompagné l'humanité dans toutes ses grandes révolutions, non seulement techniques mais aussi conceptuelles, chamboulant notre vision du monde. Au 2e siècle av. J-C, l'astronome et mathématicien Ératosthène propose une première évaluation de la circonférence de la terre : de plate, la terre s'arrondit, sans qu'aucun explorateur n'ait pu encore en attester. Au début du 20e siècle, grâce aux mathématiques, on se convainc de l'existence des atomes, un demi-siècle avant d'avoir pu les observer. À partir du 17e siècle, siècle de la révolution de l'analyse mathématique, le monde devient prédictible et calculable : cette révolution contribuera aussi bien aux prévisions météorologiques et aux rapports du GIEC, qu'à l'essor des télécommunications. Et la plus grande révolution conceptuelle de ces derniers siècles, la théorie de l'évolution des espèces, qui a enfanté notre vision de l'Homme en animal parmi les animaux, reposait sur l'utilisation de statistiques appliquées à des modèles de classification et de mutations. Dans tous ces domaines, la mathématique, pourtant minoritaire dans la communauté scientifique, a joué un rôle décisif.

Aujourd'hui, comment notre monde est-il façonné par la science et les technologies ? 

Notre architecture mathématique est bien meilleure qu'il y a cinquante ou même vingt ans. Notre connaissance du monde biologique, physique, chimique, astronomique a progressé de manière vertigineuse. Mais aussi en sciences humaines et sociales, les progrès sont immenses, que l'on pense à la révolution des biais cognitifs pour comprendre notre propre raisonnement. Ce progrès de la connaissance, c'est aussi pour moi un progrès de l'humanité, car la connaissance n'est pas seulement un moyen mais aussi un but en soi. Mais il est important de dire que ces progrès, notamment dans leurs traductions technologiques mâtinées d'intérêts économiques et géopolitiques, ne sont pas neutres. L'arrivée massive des télécommunications par exemple, changement sociologique majeur à l'échelle d'une génération, a bouleversé nos habitudes mentales et nos démocraties. 

Le progrès technique est-il au service du progrès moral et civilisationnel ? 

L'alliance de la science et de la politique ne va pas de soi. Le croire est une erreur qui a été commise à de nombreuses reprises dans l'Histoire. Dans le courant de la Renaissance scientifique du 17e, des Lumières au 18e, puis de notre grande industrialisation, le progrès des sciences et des techniques fut perçu comme garant de l'idéal de justice d'éducation et d'amélioration des conditions de vie. Cet idéal se fracasse sur le mur de la Première Guerre mondiale, lorsque la France et l'Allemagne, qui sont alors les deux nations les plus avancées du monde, tant du point de vue des sciences que de la philosophie, entrent en collision. Mais si le progrès technique n'apporte pas le progrès moral et politique, il ne faut pas s'en détourner ou l'abandonner pour autant. De manière générale, la sphère scientifique et la sphère politique doivent travailler main dans la main. La technique doit se mettre au service des valeurs et des combats du politique. Mais cela ne va jamais de soi car la pensée scientifique n'évolue ni au même rythme ni selon les mêmes règles que la pensée politique. 

Quels espoirs peut-on placer dans le progrès scientifique ? 

Flashback : quand parait en 1962, Printemps silencieux, ouvrage qui dénonce l'utilisation toxique du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) et qui marque la naissance de l'écologie politique, son autrice, la biologiste Rachel Carson, est la cible d'une campagne de dénigrement en règle par l'industrie chimique, l'accusant d'obscurantisme hystérique. Les évolutions scientifiques entraient en collision avec les intérêts techniques, cela arrive souvent en fait ! C'est pourtant cet ouvrage qui provoquera la création de l'agence publique américaine de protection de l'environnement et l'interdiction en 1972 du fléau environnemental qu'était le DDT. Les leçons en sont toujours vraies aujourd'hui : face aux grands défis qui sont les nôtres, en particulier les trois accélérations entremêlées géopolitique, technologique et environnementale que dépeint Thomas Gomart dans L'Accélération de l'histoire (Tallandier, 2024), il faut être lucide mais on peut s'autoriser l'optimisme car la prise de conscience est rapide. Sur l'intelligence artificielle par exemple, le débat médiatique est passé en quelques années d'un enthousiasme béat à une sidération désabusée face aux constats très durs sur les impacts environnementaux et démocratiques, puis à une mise en action de communautés en faveur d'un usage raisonné de ces techniques, au service de bons projets. C'est le cas de Data For Good, réseau bénévole de milliers de programmeurs, au service de projets démocratiques, sociaux et écologiques. Même trajectoire et reprise de couleurs quand l'Union européenne accouche de l'IA Act, solide et bon compromis pour réguler sans entraver.  

Cet article a été publié initialement sur Big Média Cédric Villani : " Les progrès ne sont pas neutres "