Entretien avec Anja Durovic à propos des Jeunesses françaises
Anja Durovic et Nicolas Duvoux viennent de faire paraître aux éditions du CNRS, en réponse à une commande publique, un important état des lieux de la recherche académique concernant la jeunesse française ou les jeunesses françaises, pour insister sur la diversité de situations que celle-ci peut connaître.
Anja Durovic a bien voulu répondre à des questions pour présenter l'ouvrage à nos lecteurs.
Pour compléter la lecture, des entretiens et recensions déjà publiés sur le sujet par Nonfiction, qui recoupent une partie des thèmes du livre, sont indiqués à la suite de cet article.
Nonfiction.fr : Vous venez de faire paraître un état des connaissances concernant la jeunesse française qui a mobilisé un nombre impressionnant de contributeurs, tout en réussissant à offrir, malgré cela, un ouvrage très lisible et d'une grande cohérence. Pourriez-vous dire un mot de la manière dont vous avez procédé ?
Anja Durovic : Oui, ce travail d’état de l’art s’appuie en très grande partie sur les contributions de 35 spécialistes venant de différentes disciplines des sciences sociales et humaines (démographie, économie, histoire, philosophie, psychologie, science politique, sciences de l’éducation et sociologie). Nous avons réalisé des entretiens avec plusieurs d'entre elles et d'entre eux, et plusieurs nous ont transmis des contributions écrites que nous avons intégrées et tissées entre elles. Grâce à ces contributions orales et écrites, nous avons pu faire un tour d'horizon de l'état des connaissances sur les jeunesses françaises contemporaines issues des recherches en sciences sociales.
Cet état renvoie une image assez sombre de cette jeunesse, ou tout au moins d’une partie de celle-ci, qui se trouve confrontée à la précarité, aux inégalités ou encore aux discriminations. Une situation, qui résulte pour partie de l’évolution du monde, mais aussi potentiellement d’un traitement particulier, propre à la France. Quels éléments pourraient-ils ainsi laisser penser que la situation de cette jeunesse serait peu enviable par rapport à celle que l’on peut trouver chez nos voisins ?
Il y a évidemment des phénomènes que l’on retrouve dans tous les pays européens, à degrés variables, comme par exemple le chômage des jeunes qui représente un problème structurel depuis plusieurs décennies. Ou le fait que l'éducation et le niveau de diplôme sont devenus de plus en plus importants pour les jeunes afin de pouvoir s’insérer de façon pérenne sur le marché du travail.
On peut isoler notamment deux facteurs qui rendent la situation des jeunesses françaises particulièrement difficile, surtout pour celles et ceux qui ne peuvent compter sur le réseau ou les ressources de leur famille pour trouver un emploi sûr et de qualité ainsi qu’un logement. D’abord, c’est une vision particulièrement élitiste de l’éducation, dont le clivage entre Grandes Écoles et Universités est le symbole. La France se caractérise par un système éducatif « sélectif », à l’inverse d’autres pays qui promeuvent des politiques éducatives plus inclusives, permettant une meilleure insertion pour tous et toutes sur le marché du travail. Or le système éducatif français est surtout tourné vers la sélection d’une élite restreinte, particulièrement bien formée, au détriment de la réussite du plus grand nombre. À cela s’ajoute une forte influence de l’origine sociale sur les résultats scolaires. Les enquêtes PISA, qui permettent de mesurer le niveau des élèves des différents pays de l’OCDE, montrent régulièrement que l’origine sociale pèse fortement sur les résultats scolaires des élèves en France, bien d’avantage que dans l’immense majorité des pays. Ces inégalités scolaires, qui commencent souvent très tôt, s’accroissent ensuite tout au long du cursus.
Le deuxième facteur est la vision familialiste de la protection sociale. C’est-à-dire que les pouvoirs publics aident les jeunes seulement indirectement par le truchement de la politique familiale. Cette disjonction entre l’âge de la majorité politique et celui de la majorité sociale ne permet pas aux jeunes d’accéder à une pleine citoyenneté avant l’âge de 25 ans. La limite d’âge d’au moins 25 ans pour accéder à certaines prestations sociales, comme par exemple le RSA, est une situation quasi unique en Europe. Cette « immaturité » vis-à-vis de la citoyenneté sociale désavantage certains jeunes plus que d’autres car elle les rend particulièrement dépendants de leurs familles. Réformer ce système permettrait de lutter contre la paupérisation des certaines jeunesses.
Vous abordez au fil des dix chapitres thématiques du livre de nombreuses questions, dont certaines sont documentées de longue date, comme l’évolution du système éducatif par exemple, et d’autres, qui ont attiré l’attention plus récemment, comme celles qui concernent les jeunesses rurales. Pourriez-vous dire un mot des domaines qui mobilisent aujourd’hui plus particulièrement la recherche ?
En premier lieu, il y a bien sûr la problématique de la dégradation de la santé mentale des jeunes en France et dans d’autres pays européens. Il s’agit d’un phénomène encore assez récent, que la recherche ne comprend pas encore très bien et a encore du mal à expliquer de façon claire. C’est pourquoi plusieurs études sont en train d’être développées et menées sur le sujet. Sinon, le travail pour cet ouvrage m'a surtout appris une chose : c'est qu'il y a énormément de programmes de recherche approfondis et riches sur les différentes parties de la jeunesse française, en particulier sur des jeunes dont on entend beaucoup moins parler dans les médias ou dans les débats publics, comme les jeunes sortant de l’ASE (l’aide sociale à l’enfance). Il s’agit là souvent de recherches longitudinales, comme l’enquête ELAP (Étude Longitudinale sur l’Accès à l’Autonomie des jeunes Placés), c’est-à-dire des recherches qui travaillent sur le long terme pour prendre en compte les effets de cycle de vie (entrée dans la vie adulte, insertion sur le marché du travail, stabilisation conjugale ou recherche de logement) pour vraiment pouvoir évaluer l’impact qu’ont certaines politiques publiques pour ces jeunes.
La question de la violence à laquelle une partie de la jeunesse peut être confrontée et/ou dans laquelle elle peut elle-même s’engager est une question qui mobilise l’attention des médias et des responsables politiques. Que peut nous dire la recherche sur ce point, la jeunesse est-elle plus violente que par le passé ?
Le chapitre qui traite cette question en partie nous apprend surtout que la « violence des jeunes » est un phénomène difficilement objectivable, surtout lorsqu’il s’agit d’en saisir l’évolution dans le temps. Deux explications à cela : d’une part, comme nous le montrons dans le premier chapitre de l’ouvrage, la « jeunesse » est une catégorie plus que floue. Sa définition varie à travers le temps et les disciplines. Les bornes d’âges ne sont pas du tout homogènes, y compris dans la statistique publique. Pour certaines études, les jeunes ce sont les personnes de 15-24 ans, pour d’autres celles de 17-25 ans ou encore de 18-29 ans. À cela s’ajoute le fait qu’il n’y a pas d’enquête ou d’indicateur stable et inchangé dans le temps qui permettrait de mesurer « la violence des jeunes » en France. L'enquête ESCAPAD (l’enquête sur la santé et les consommations lors de la journée défense et citoyenneté) permet d’offrir quelques éléments d’objectivation de la prévalence d’un certain nombre de comportements violents des jeunes de 17 ans. Mais cette enquête n’existe que depuis 2000 et ne permet donc pas de faire des comparaisons avec des périodes antérieures.
Vous abordez rapidement dans le livre la question d’une politique (au singulier) de la jeunesse (qu’il faudrait cependant, à vous lire, plutôt écrire au pluriel). Pourriez-vous dire un mot de ce en quoi celle-ci pourrait consister ? Cet état des connaissances débouche-t-il sur des préconisations pour contribuer à améliorer la situation ? Pourriez-vous là encore en donner quelques exemples ?
Nous soulignons dans cet ouvrage que l’État français n’est clairement pas absent des politiques de jeunesse, mais des historiens, politistes et sociologues déplorent depuis longtemps les faiblesses de celles-ci et l’absence d’une politique nationale cohérente de la part de l’État. Force est de constater que les politiques publiques qui s’adressent à la « jeunesse » (si on exclut les politiques qui concernent les jeunes, mais qui sont étiquetées différemment comme les politiques éducatives), se révèlent généralement peu ambitieuses et faiblement financées et cela à différents niveaux.
En général, chaque chapitre de cet ouvrage met en évidence des questions de recherche émergentes et parfois des lacunes, y compris en termes de dispositifs d’enquête. Et beaucoup présentent des pistes d’intervention, voire des préconisations pour améliorer la situation. Par exemple, le chapitre 3, qui traite notamment la question de la santé mentale des jeunes, suggère plusieurs pistes d’interventions. La première est celle d’un meilleur accès à l’information et aux soins, car les jeunes de 18 à 24 ans sont nombreux à penser qu’ils ne peuvent agir sur leur santé mentale et croient moins fréquemment que les personnes plus âgées en l’existence de solutions efficaces pour soigner leur souffrance. Deuxièmement, il recommande de renforcer les politiques publiques pour protéger les jeunes contre toutes les formes de maltraitance (par exemple le harcèlement, l’abus physique ou émotionnel ou la négligence), car les recherches montrent que ces types d’événements traumatisants ont des impacts considérables sur la santé mentale des jeunes. Le chapitre 4 sur l’insertion sociale et professionnelle souligne, à travers les travaux de Tom Chevalier, que l’introduction du RSA dès 18 ans aurait notamment trois effets positifs, quant à la réduction de la pauvreté des jeunes, leur autonomie ou encore la reconnaissance de leur statut d’adulte.
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