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Voir Alger autrement : entretien avec Salah Badis

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Dans Des choses qui arrivent, un recueil de nouvelles écrites en langue arabe et récemment traduites en français par Lotfi Nia, l’auteur et traducteur Salah Badis dessine un nouveau visage des lettres algériennes, loin de tout repli identitaire et de toute fermeture linguistique. Il a accepté de répondre à nos questions sur sa conception de l’écriture et des circulations fructueuses entre les langues.

 

Nonfiction : En lisant votre recueil de nouvelles, on a l’impression de tenir entre les mains le livre d’un marcheur. Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre livre et de votre façon d’écrire, en langue arabe ?

Salah Badis : L’espace et ses détails occupent une place majeure dans mon travail d’écriture. Dans mon premier recueil de poèmes, La Mélancolie des paquebots (non traduit), j’ai exploré la géographie algéroise et ses dimensions métaphysiques, et je continue de l’explorer dans mes nouvelles et différents écrits. Pour moi, l’écriture consiste à établir une carte géographique avec la langue, les langues d’un espace donné. Je porte un grand intérêt à la figure du flâneur de Baudelaire, à ces gens qui habitent le monde avec lenteur au milieu de l’accélération du temps au XIXe siècle. Au début était donc un désir de narrer la lenteur, dans le poème comme dans la nouvelle, avec la volonté de trouver un genre littéraire et un style qui me permettrait d’utiliser plusieurs registres de langue : l’arabe algérien, l’arabe littéraire moderne et classique, et le français.

Votre écriture donne à voir sous un angle singulier les rapports entre géographie et expérience sociale. Vos personnages, souvent issus des banlieues populaires d’Alger, parlent de problèmes politiques, de fin de mois difficiles et de précarité immobilière, mais n’aspirent aucunement à obtenir la « reconnaissance » des classes privilégiées ou de faire partie de leur univers. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?

Les personnages de mes nouvelles semblent vouloir affronter et surmonter les déterminismes de classes. Ils ont de l’ambition, ils ne veulent pas rester à leur place. En un mot, ils veulent réussir. Mais, quand la chance leur sourit, ils ne désirent guère l’obtention de la « reconnaissance » des classes bourgeoises. Plutôt que le capital symbolique bourgeois, mes personnages s’intéressent aux avantages matériels des bourgeoisies en Algérie. Par ailleurs, d’autres personnages de mon livre peuvent paraître absurdes, voire nihilistes, en raison de leur mode de vie minimaliste qu’on peut résumer ainsi : « Du pain pour ce jour / Et que le fleuve emporte le reste des jours ».

Dans l’une de vos nouvelles, « Une idée de génie », une femme médecin, face aux nombreux blocages institutionnels et à la précarité qui frappe les étudiants de la faculté de médecine, décide, avec son mari, d’ouvrir une laverie à Alger. Que pouvez-vous nous dire à propos de cette scène aussi absurde que drolatique ?

Cette scène, que vous qualifiez d’« absurde », est très probablement l’une des seules solutions qui se présentent aux habitants d’un pays sourd aux cris de détresse d’un peuple réduit au silence, à l’invisibilité. Une situation absurde comme celle-ci nécessite des réponses aussi étonnantes que le projet d’une laverie porté par une femme médecin et son mari. Mais, une question demeure, et je persiste à me la poser : est-ce une véritable solution ou une simple fuite en avant ?

Les tremblements de terre, mais aussi les tremblements sociaux et politiques, occupent une place centrale dans chacune de vos nouvelles. Pourquoi un tel choix esthétique ?

Pendant que j’écrivais ces nouvelles, entre 2016 et 2018, l’Algérie a connu plusieurs tremblements de terre. Ce phénomène naturel relevait de mon quotidien d’écrivain. Après, en relisant mes nouvelles durant les épreuves de corrections chez l’éditeur (je parle ici de l’édition en arabe), j’ai réalisé qu’une « brèche » traverse mes écrits, une déchirure romanesque qui est le « mouvement » qui faisait face à la « stagnation » politique en Algérie (dans les autres domaines aussi). Naturellement, j’avais en tête le roman célèbre de Tahar Ouettar (1936-2010), Ez-Zilzel (Le Séisme, 1974), mais je n’avais pas l’intention de faire le même usage symbolique du séisme comme le faisait ce dernier.

Les tremblements (de terre, politiques ou sociaux) que je vis imprègnent mon imaginaire et mes histoires. Mon recueil de nouvelles est paru en 2019, l’année du Hirak. Certains ont interprété le séisme comme le mouvement de révolte populaire et citoyenne que les personnages attendaient. Je n’étais pas d’accord avec cette lecture. Dans mes fictions, le séisme habite surtout le passé, les souvenirs, mais aussi le présent, sous une forme particulière : la menace. Ce danger qui ne disparaît jamais. Généralement, les gens en Algérie n’aiment pas les surprises. Et les séismes sociaux et politiques, encore une fois, sont le réel des Algériens. Leurs surprises ! Ils expriment les cris d’une société cadenassée qui résiste. Le désir de liberté est plus fort que le glaive ; il brisera un jour le mur de l’aveuglement et de la répression.

Avez-vous recouru aux archives durant la rédaction de vos nouvelles ?

Durant mes études en sciences politiques, c’était vers la fin du règne de Bouteflika, j’ai travaillé avec mes professeurs sur les statistiques de la Sûreté nationale. Nous avions constaté que durant la décennie 2010-2020, quelques 20 000 manifestations avaient lieu annuellement sur l’ensemble du territoire national. C’est là où j’aime l’archive, quand l’écrivain peut la mettre au service d’un projet littéraire, quand elle féconde l’imagination. Rentrer dans le détail de ces mouvements de contestations nécessiterait des pages et des pages. Naturellement, les sociologues et les anthropologues s’occuperont de cette tâche, mais tout ce je peux vous dire, c’est que l’acte de contestation a servi de cadre à certaines de mes nouvelles.

Vos nouvelles dépeignent plusieurs figures féminines qui manifestent, travaillent, festoient, s’enivrent d’alcools de marque, aiment, désirent et se révoltent contre la domination masculine et les injonctions puritaines de l’« authenticité » nationale et religieuse. Comment avez-vous construit de tels parcours féminins ?

Avec le recul, je me dis que j’aurais dû consacrer plus d’espace aux femmes dans mes nouvelles. Un espace pour leurs voix. Je construis souvent mes personnages, tous genres confondus, en écoutant et en méditant les histoires des gens, leurs parcours, lisses ou tortueux. J’essaie de rentrer dans ces histoires, dans la langue qui les raconte, et j’imagine ensuite mes personnages et leur cadre de vie romanesque. Et les parcours individuels m’intéressent beaucoup. J’ai une grande curiosité pour comprendre comment les diplômes, les appartenances familiales, l’entregent, le rapport à la langue et autres phénomènes sociaux colorent différemment, et de façon éminemment contrastée, les parcours de vie.

Comment vivent les classes populaires et moyennes, surtout les jeunes qui peinent à se marier et à se loger dignement, dans l’Alger que vous décrivez ?

Les gens agissent selon leurs appartenances de classe, leurs cheminements individuels aussi. Un ami artiste contemporain, Hichem Merouche, a exploré cette question dans l’une de ses œuvres, exposée à la galerie Rhizome à Alger (printemps 2023). Son travail, qui s’intitule Friendly Islands, raconte les vies d’une partie de la jeunesse algéroise qui veut créer des espaces de sociabilité en dehors des cercles de la famille et du quartier de résidence. Il parle de façon passionnante de certains lieux de sociabilité et de mixité alternatifs, comme les appartements, les garages, les studios, etc. À Didouche Mourad, à Bab Ez-Zouar comme à Aïn el-Bénian, ces classes sociales qui se fréquentent, hommes et femmes, souffrent de la précarité du logement. L’accès au logement est très difficile en Algérie, surtout pour les jeunes. D’ailleurs, cette question obsède la quasi-totalité de mes personnages : l’espace privé, l’espace public et la relations, souvent tendue, qu’ils entretiennent.

Dans la nouvelle « Peugeot 505 », pouvez-vous nous dire de quelle manière les démons de la guerre civile algérienne (1990-2002) continuent de hanter l’imaginaire de Krimo ?

Le regret. Le regret d’une vie sacrifiée sur l’autel de la guerre fratricide. En même temps, les années 1990, celles de la guerre civile algérienne (souvent qualifiée par euphémisme de « Décennie noire ») fait partie de la jeunesse de Krimo, en dépit de leur folie et leur caractère sanguinaire. Ce moment historique atroce est aussi celui de sa jeunesse, de son éveil aux plaisirs de la vie, aussi précaire soit-elle. Et c’est pour cette raison qu’il éprouve pour cette période une certaine tendresse, une sorte de nostalgie raisonnable, si je puis m’exprimer ainsi. Comme les autres personnages de mes nouvelles, Krimo est aussi un flâneur en quête de lenteur, d’une lenteur vitale pour raconter aux jeunes générations les scènes de morts auxquelles il a assisté, pour apprendre à mettre des mots sur les sentiments qu’elles lui inspirent. Contrairement à ce qui se dit dans certains médias, cette guerre fratricide intéresse énormément les jeunes Algériens et Algériennes, sans qu’ils tombent pour autant dans l’écueil de la relativisation de l’histoire coloniale.

Nombre de références artistiques émaillent vos textes : les musiques raï et chaâbi, la photographie et le cinéma. Concevez-vous le métier d’écrivain à la confluence des arts ?

J’aime concevoir la littérature, au même titre que le cinéma, comme une « chambre d’amis », un « divan pour invités », qui peut accueillir les autres arts de façon singulière et simple, comme dire, par exemple, que tel ou tel personnage est amoureux des films de Tariq Teguia ou des chansons de Chebba Zahouania. Par ailleurs, la musique populaire jouit d’une présence considérable dans l’ensemble des régions du pays. Elle est le pilier des cultures orales algériennes. La chanson rend plus tangibles les distinctions des anthropologues, la dichotomie « Écriture » versus « Oralité », qu’il faut revoir à mon avis. L’oralité et l’écriture ont cohabité pendant des siècles. Et même, parler, chanter, dire de la poésie, c’est écrire avec sa bouche.

Vous écrivez en arabe et vous utilisez avec finesse les parlers algériens et le français dans vos textes ; enfin, vous traduisez du français à l’arabe1. Quelle place occupent les transferts entre langues et la traduction dans votre travail de création littéraire ?

J’aime souvent citer l’expression d’un écrivain et traducteur, l’Égyptien Yasser Abdellatif, qui disait : « Je suis un ouvrier du langage ». J’écris en arabe, dans tous les arabes, et c’est ainsi que mon écriture devient la traduction de toutes mes langues. Quand je traduis du français à l’arabe, je deviens le manuscrit et l’exemplaire du texte que je traduis. Je sculpte mes mots, je réécris jusqu’à l’émergence d’un texte au pied duquel j’éprouve une certaine satisfaction…très temporaire.

Vos nouvelles dessinent en arrière-plan la précarité des artistes en Algérie. Quel regard portez-vous sur la scène littéraire et la critique en Algérie, surtout dans le contexte de l’offensive réactionnaire et intégriste menée contre la personne de l’écrivaine et traductrice In‘âm Bayoud, depuis que son roman a reçu le Grand Prix Assia Djebar le 9 juillet 2024 ?

Bien avant la génération des écrivains à laquelle j’appartiens, Kateb Yacine parlait déjà en son temps, au sujet de la scène culturelle algérienne, d’« atelier en ruines ». Sans vouloir occulter les réalisations effectives de l’État algérien, le constat katébien demeure valide aujourd’hui. S’agissant de « L’affaire In‘âm Bayoud », et en toute brièveté, elle dévoile avant tout la rareté culturelle. La rareté des institutions et des lieux où l’État distribue quelques miettes avariées de la rente pétrolière, chose qui génère d’immenses tensions et querelles entre les écrivains et les artistes (au lieu de critiquer l’institution, nos très chers « hommes de lettres » préfèrent guerroyer vainement entre eux, s’attaquer lâchement aux femmes qui écrivent par-delà leur « consentement » !). Mais aussi la rareté des espaces d’expression qui, regrettablement, sont quasi inexistants (la presse, les revues, les campus, les théâtres, etc.). Et je ne parlerai même pas de la paralysie totale que connaît l’édition dans notre pays…

À vrai dire, tout cela ne m’étonne guère. Quand on sabre les financements de la culture, quand on piétine la liberté d’expression et les principes démocratiques, le terrain ne peut être que propice à la concurrence victimaire et à l’expression d’un certain ressentiment élitiste, dirigé surtout contre les femmes et contre ceux qui prônent la pluralité des idées et des opinions et la liberté de leur communication. J’espère que l’Algérie adoptera un jour des politiques culturelles plus ouvertes au dialogue, des politiques garantissant l’expression d’un pluralisme qui n’élude pas les antagonismes inhérents à chaque société. Il ne peut y avoir de libre création que dans ces conditions.


Notes :
1 - Lire la traduction arabe de Congo (Actes Sud, 2012) d’Éric Vuillard publiée (édition bilingue) chez Barzakh en 2019 : http://www.editions-barzakh.com/catalogue/congo-bilingue-francais-arabe