Aux portes de la Haute-Loire, la châtaigne est en pleine reconquête
De la même manière qu’il existe une route des vins ou la lentille, parcourons celle de la châtaigne. La saison s’y prête. Ou plutôt prenons les chemins de traverse qui une fois passé Saint-Agrève dans cette Ardèche du nord familière aux Altiligériens s’en vont « de vallons en collines » chers à Ferrat. Bordés de bruyères accrochées au granit comme l’oursin au rocher, les chemins se font parfois sentiers comme celui dominant les gorges du Doux et la bourgade de Désaignes pour rejoindre le havre de Cynthia Cellier et Benjamin Vignal, leur Gaec (Groupement agricole d’exploitation en commun) bien nommé Bogues et châtaigne.Pour le jeune couple de castanéiculteurs, la récolte commence tout juste. Sous les arbres dont de vénérables centenaires, des filets ont été tendus en prévision de la chute des fruits. La récolte des châtaignes dure trois semaines environ. Les premières sont ramassées à la main puis très vite quand la quantité devient trop importante, au moyen de puissants aspirateurs. Contrairement à la vigne, c’est invariablement autour du 10 octobre que débute la récolte des châtaignes qui viendront alimenter les marchés locaux en frais ou seront transformées. La châtaigne est généralement une production complémentaire à de l’arboriculture ou le plus souvent de l’élevage. Cynthia Cellier et Benjamin Vignal, ont créé le Gaec, bien nommé, Bogues et châtaigne à Désaignes.Cynthia et Benjamin ont prévu d’être présents, entre autres, sur l’une des plus anciennes foires, celle de Désaignes le 20 octobre. Saint-Laurent-les-Bains, Antraigues, Joyeuse, Chalencon… Sur tout le territoire de l’AOP, Appellation d’origine protégée, il a été recensé pas moins de 65 variétés traditionnelles (la plus récente ayant plus de 150 ans), principalement Comballe, Merle, Bouche de Clos, les plus répandues dans le nord Ardèche. Attention, de nouvelles châtaigneraies sont plantées en hybrides se revendiquant « de l’Ardèche » profitant de l’appellation sans pouvoir y prétendre !En octobre et novembre les fêtes de la châtaigne battent leur plein. On est sûr d’y côtoyer de vrais producteurs de « châtaigne d’Ardèche » (répondant au cahier des charges de l’AOP). La tradition veut qu’ils fassent la tournée de « Castagnades », ces fêtes disséminées sur le territoire. Le marché du frais ne représente qu’une partie des débouchés. Il arrive qu’un certain nombre des castanéiculteurs pousse jusqu’à la foire de la Toussaint au Puy. Plus nombreux sont ceux à venir dresser leur étal à la foire aux champignons de Saint-Bonnet-le-Froid, les 2 et 3 novembre.
La châtaigne d’Ardèche, une belle dynamiqueLes producteurs de lentilles ont coutume de dire qu’il convient d’attendre d’avoir rempli les remorques pour apprécier les rendements. De même, les castanéiculteurs se gardent à cette heure de livrer un pronostic sur la saison. Une certitude toutefois, la filière châtaigne d’Ardèche connaît une belle dynamique. Des jeunes n’hésitent pas à reprendre des châtaigneraies, séduits par le côté naturel de production, sans traitement chimique à la différence des fruitiers. La plupart des châtaigneraies ardéchoises sont du reste exploitées en bio. L’AOP interdit les fumures chimiques. Cynthia, 33 ans et Benjamin, 29 ans, ont été accompagnés par l’Association pour le développement de l’emploi agricole et rural (ARDEAR) notamment quand il s’est agi de monter leur dossier DJA (Dotation jeune agriculteur). Benjamin a une formation forestière. Il a aussi travaillé comme saisonnier dans le Lot jusqu’au moment où l’envie de marcher dans les traces de ses grands-parents castanéiculteurs dans la vallée de l’Eyrieux s’est faite plus prégnante.
De partout, des filets ont été installés dans les châtaigneraies et dans l’attente de la chute des fruits.
Cynthia, ardéchoise d’origine, elle aussi, a exercé comme ingénieure agricole au sein d’une station d’expérimentation spécialisée dans la noix. Le couple organisa son retour en Ardèche. Il est devenu ouvrier agricole, elle a exercé comme saisonnière. Et un jour, ils ont fait la connaissance de David qui pensait à la retraite, comptant laisser à de vrais amoureux de la terre son exploitation, spécialisée en arboriculture, châtaigne et petits fruits. Longtemps impliqué dans le Comité interprofessionnel de la châtaigne d’Ardèche, et dans l’obtention de l’AOP en 2006, David a transmis aux jeunes la fibre castanéicole. Le charme de la petite ferme agrippée à colline plantée en vergers a fini de les convaincre. Le couple a bénéficié d’un stage de reprise d’exploitation. Il est officiellement installé depuis le 1er avril 2022 sur la structure de 11 hectares dont 5 hectares plantés en châtaigniers. Ils produisent aussi des cerises, pommes, abricots, fraises, framboises, légumes. Tout en bio (hormis les cerises en conversion depuis le mois d’août).La châtaigne est écoulée un peu en frais sur les marchés hebdomadaires des environs, les foires d’automne, auprès de grossistes. Les plus petites sont livrées au confiseur d’Aubenas Sabaton. Un quart de la production est transformée : crème, purée, farine. Les producteurs passent par un atelier de transformation végétale, manquant de matériel pour transformer chez eux.La plus grande partie de la production est transformée. Les châtaignes récoltées sont calibrées et mises à tremper. Celles qui flottent sont considérées comme mauvaises. Les fruits véreux servent à l’alimentation animale. Cynthia explique : « Quand on s’aperçoit qu’on a un peu trop de pourriture au niveau des lots, ou si l’on n’a pas suffisamment de demandes, on fait un trempage long durant 10 jours, on les met en caisse que l’on retourne régulièrement pour les faire sécher. Les pourries présentent un filament blanchâtre à l’extérieur ». Le mois de novembre est réservé au tri. La dizaine de tonnes récoltée réclame beaucoup de manutention tout au long de la saison.
« Il y a dans cette production un côté magique, on se sent tout petit »« Il y a deux ans, on a eu plus de 30 % de perte à cause des pourritures », reconnaît l’exploitante. Afin de limiter le phénomène, les castanéiculteurs ramassent rapidement et en plusieurs fois. Un insecte, le cynips venu d’Italie, cause pas mal de dégâts dans les vergers depuis quelques années. Il arrive que des parcelles soient aussi touchées par la maladie de l’encre, souvent sur les versants sud souffrant de la chaleur. Au fil des mois, Benjamin gagne en sagesse : « Il faut compter, dit-il, entre 10 et 15 ans pour avoir de jolis arbres qui commencent à produire ». Cynthia est admirative comme au premier jour : « On travaille avec des arbres plantés et greffés, pour certains il y a plus de 100 ans. Il y a dans cette production un côté magique, on se sent tout petit ».Les castanéiculteurs doivent attendre quelques jours avant de transformer la châtaigne. « Pour permettre à la deuxième peau de se décoller plus facilement » disent les spécialistes. Des producteurs parviennent à transformer la quasi-totalité de leur production : C’est le cas à quelques kilomètres de Désaignes de la famille Grange, installée depuis sept générations à Lamastre et qui propose une gamme très étendue : châtaignes confites, glacées, en crème (dix sortes différentes), en sirop, farines, soupes, purée, pâtisseries… Le calibre de la châtaigne détermine son utilisation. À plus de 100 fruits au kilo, elle est utilisée dans l’industrie.Michel Grange est à la tête d’une exploitation florissante, sur laquelle travaillent son épouse Martine, ses enfants, Aurélien, Ophélie, le conjoint de celle-ci, plusieurs salariés. « Nous sommes peu nombreux à être spécialisés », admet Michel Grange.La Ferme du châtaignier, c’est son nom, possède une châtaigneraie de 36 hectares plus une demi-douzaine d’hectares de fruits et légumes, une centaine de ruches pour la pollinisation. Le tiers des arbres n’est pas encore entré en production. C’est dire le potentiel. Michel Grange est la mémoire castanéicole : « Quand je me suis installé en 1980, dit-il, j’ai restauré la châtaigneraie familiale traditionnelle, élagué les arbres, densifié les plantations et j’en ai créé de nouvelles. En Ardèche à cette époque, deux à trois générations de producteurs ne renouvelaient plus leurs plantations. Il est vrai que la châtaigne alors se vendait mal. Autour des années soixante on était pourtant parvenu à stabiliser la production ».Depuis l’AOC en 2006 (devenue AOP en 2014), la châtaigne d’Ardèche a redressé la tête. L’exploitant de Chaspuzac, Robert Chouvier aujourd’hui à la retraite, est non seulement un défenseur de la lentille du Puy, mais aussi de la châtaigne d’Ardèche. Il a largement contribué à l’obtention de l’appellation alors qu’il était membre de l’Inao (Institut national des appellations d’origine). La châtaigne représente un millier de producteurs, dont 500 professionnels, les autres étant pluriactifs ou retraités. 450 producteurs sont engagés dans la démarche AOP.
Philippe Suc
Le châtaignier a su attendre le retour des bras dans les fermes
À 59 ans, Michel Grange a occupé plusieurs fonctions au sein du Syndicat de producteurs de châtaigne d’Ardèche, du Syndicat national et du Comité interprofessionnel qui s’occupe de la promotion.Michel Grange constate les fruits du travail mené depuis 10 ans.« Avec l’appui du Département, de la Région et de l’Europe, nous avons lancé un plan de reconquête », témoigne le professionnel. Ce plan a porté sur la réouverture de parcelles abandonnées, l’élagage, la plantation. Depuis huit millions d’années, le châtaignier est toujours là. En plaine, sans doute aurait-il disparu au profit du maïs. « L’arbre a fait preuve de résilience, attendant le retour des bras dans les fermes », remarque Michel Grange. Une enveloppe nationale obtenue par le parlementaire Fabrice Brun, doit aider à financer la recherche, maintenir le verger traditionnel, en Ardèche, dans les Cévennes, le sud-ouest et en Corse, travailler à sa résistance à la maladie de l’encre qui détruit le système racinaire et lutter contre les effets du réchauffement climatique. Aider aussi à conserver des variétés traditionnelles.Le plan de reconquête de la châtaigne d’Ardèche a été lancé en 2013. « L’objectif étant de faire progresser les volumes produit en AOP. Les metteurs en marchés, transformateurs manquent de châtaignes. On a aussi des châtaigneraies abandonnées et donc un potentiel. On peut encore rouvrir des vergers », assure Camille Demené en charge de cette reconquête au sein du Parc des Monts d’Ardèche.Avec des aides du Département, de la Région, du Leader, on replante, greffe, réalise des diagnostics de parcelles, favorise les dessertes. Ces dix dernières années 3 millions d’euros de travaux ont été effectués, 20.000 châtaigniers élagués, 8.000 arbres plantés ou greffés. Le plan s’est accompagné d’une revalorisation des prix, y compris pour la petite châtaigne destinée à la transformation.