En prison, un quart des détenus fume du cannabis au quotidien
Melchior Simioni, Enseignant-chercheur en sociologie, Université de Strasbourg et Stanislas Spilka, Responsable unité DATA, Observatoire français des drogues et tendances addictives
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Selon une vision largement partagée - et en partie fantasmée - les drogues seraient omniprésentes et tolérées en prison afin d’« acheter la paix sociale ». Ce sujet suscite parfois l’indignation : la drogue étant interdite à l’extérieur, l’existence de drogues en prison est jugée d’autant plus « scandaleuse » qu’elle refléterait des conditions de vie plus permissives entre les murs qu’à l’extérieur.
Pour les professionnels qui travaillent en prison, les trafics et les consommations de drogues font partie de l’ordinaire du quotidien carcéral. Interdits mais néanmoins très présents, les usages de drogues sont encastrés dans des rapports sociaux complexes entre les détenus, les personnels de surveillance et le monde extérieur.
Ces usages font également l’objet d’une prise en charge par les équipes médicales des prisons ou par les Centres de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) qui interviennent en milieu pénitentiaire.
Quelle est l’ampleur du phénomène ? En 2023, nous avons mené, à l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), une grande enquête nommée ESSPRI (Enquête sur la santé et les substances en prison) visant à comprendre le phénomène des usages de drogues au cours de la détention.
Le cannabis : première substance illicite consommée en prisonLes résultats confirment des niveaux élevés d’usages de drogues en prison.
En 2023, le tabac, seule drogue licite en détention, est consommé à des niveaux très élevés : 63 % des détenus disent en fumer tous les jours. La consommation de cannabis est également importante : 49 % des détenus ont fumé au moins une fois du cannabis en prison et 26 % en fument quotidiennement. 16 % des détenus ont déjà consommé de l’alcool (dont l’usage est interdit en prison) au cours de leur détention.
Les usages ne sont pas négligeables pour d’autres drogues illicites : par exemple, 13 % des détenus ont consommé de la cocaïne au moins une fois en détention. Au total, la moitié des détenus a fait usage au moins une fois d’une substance illicite en prison. Par ailleurs, entre 1,4 % et 5,7 % des détenus auraient eu au moins une fois recours à l’injection d’une drogue ou d’un produit de substitution.
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Ces usages de drogues sont importants, surtout si on les compare à l’ensemble de la population française. L’usage quotidien de tabac est deux fois plus élevée parmi les détenus que dans le reste dans la population masculine, et l’usage quotidien de cannabis est près de dix fois plus élevée. Seul l’alcool, dont la disponibilité est moindre que pour d’autres substances (notamment en raison d’une plus grande difficulté à en faire trafic), est moins consommé qu’à l’extérieur : 3,7 % des détenus consomment de l’alcool au moins une fois par mois, alors que dans la population française la moitié des hommes consomme de l’alcool au moins une fois par semaine.
Il faut cependant nuancer ces écarts : les détenus interrogés présentaient déjà des niveaux d’usage de drogues très élevés avant leur entrée en détention. Ils étaient par exemple déjà un quart à consommer du cannabis très régulièrement (plus de dix fois par mois) avant leur entrée en prison. À l’inverse, parmi les détenus qui n’avaient jamais consommé de cannabis avant d’entrer en prison (44 %), la plupart d’entre eux n’en consomment pas après leur incarcération.
L’univers carcéral est donc un espace de continuation des usages – parmi lesquels le cannabis occupe une place prépondérante – et de certains transferts de consommation, notamment de l’alcool vers certains médicaments psychotropes.
Prise en charge sécuritaire et prise en charge sanitaireComment ces usages de drogues sont-ils pris en charge au sein des établissements pénitentiaires ?
Ils font d’abord l’objet d’un cadrage sécuritaire qui repose sur le principe d’une interdiction de toute substance autre que le tabac, l’usage de drogues et la détention de stupéfiants étant considérés comme des « fautes disciplinaires » dans le code pénitentiaire, avec toute une gamme de sanctions possibles en répression.
Ces usages sont également l’objet d’une prise en charge sanitaire, fortement héritée du contexte du tournant des années 1990, quand le problème de la « toxicomanie », lié à la pandémie du sida, s’est installé dans le débat public et que de premières études ont fait état d’une forte prévalence du VIH en détention.
En organisant les soins en milieu pénitentiaire, la loi du 18 janvier 1994 constitue le premier jalon du cadrage sanitaire des addictions chez les personnes détenues : le principe général, réaffirmé dans la loi santé de 2016, est celui d’une équivalence des soins, et donc d’un accès à l’offre de soin en addictologie pour les détenus.
Cette prise en charge est principalement structurée autour du repérage, lors de la première visite médicale au moment de l’entrée en détention, des personnes ayant des problèmes d’addiction. Les soignants doivent, quand c’est nécessaire, mettre en place un « projet de soin adapté » visant au sevrage et, si besoin, à la mise en place de traitements de substitution.
La préparation à la sortie doit également comporter un volet addictions, confié à l’antenne pénitentiaire du CSAPA. Enfin, les personnels de santé doivent en théorie être en mesure de proposer des outils de « réduction des risques et des dommages » (RdRD), comme la mise à disposition de matériel stérile, bien que le décret d’application de la loi de 2016 n’ait toujours pas été signé par les ministères concernés.
Tension entre soin et sécuritéCes deux perspectives sont difficilement conciliables, notamment s’agissant des pratiques d’injection de substances psychoactives par les détenus (qui concernent moins de 5 % des détenus).
Si l’ensemble des acteurs concernés s’accordent sur la nécessité d’une prise en charge sanitaire des addictions, la distribution de matériel de RdRD aux détenus (seringues stériles, Steribox, pipes à crack, Naloxone utilisée pour faire face aux surdoses d’opioïdes, etc.), largement souhaitée par les soignants, suscite des réticences parmi les personnels de surveillance. L’absence de décret d’application de la loi santé de 2016 sur le volet RdRD en prison souligne ce blocage, même si la récente Feuille de route « santé des personnes placées sous-main de justice 2024-2028 », signée en juillet dernier, a rappelé l’objectif d’appliquer la politique de RdRD en prison « selon des modalités adaptées au milieu carcéral ».
En outre, en se concentrant sur les usages jugés les plus « problématiques » (crack, opioïdes, etc.), la perspective sanitaire a tendance à invisibiliser la consommation de cannabis (pourtant très répandue) et ses conséquences sanitaires. Le cannabis, qui concentre la plus grande partie des saisies de drogues en prison par l’administration pénitentiaire, est ainsi géré comme une problématique principalement sécuritaire.
Changer le regard sur la drogue en détentionLes politiques publiques de prise en charge des addictions gagneraient à ouvrir davantage leur spectre à la problématique du cannabis.
Il convient, pour cela, que l’ensemble des acteurs prennent conscience que les usages sont fortement liés aux conditions de vie difficiles en détention, notamment dans les maisons d’arrêt qui connaissent une surpopulation carcérale endémique.
Par exemple, lorsqu’on interroge les détenus sur les raisons pour lesquelles ils consomment du cannabis, ils évoquent des motivations thérapeutiques (se calmer, s’endormir, etc.) plutôt que récréatives (ressentir du plaisir, etc.). À ce titre, le développement des dispositifs d’accompagnement à la réduction de la consommation de tabac, certes la seule substance licite en détention, peut servir d’exemple.
On peut souhaiter, enfin, que l’évolution récente des représentations globales sur les drogues en France, en faveur d’une approche plus préventive que répressive, permette de changer aussi la perception de ces pratiques entre les murs.
Melchior Simioni, Enseignant-chercheur en sociologie, Université de Strasbourg et Stanislas Spilka, Responsable unité DATA, Observatoire français des drogues et tendances addictives
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.