Ses fils cachés, ses liaisons amoureuses… Comment la vie privée de Poutine est devenue un secret d’Etat
A qui pense Vladimir Poutine, ce 2 septembre, lorsqu’il mentionne devant des écoliers de Sibérie ces "jeunes membres" de sa famille qui parleraient couramment le chinois ? Serait-ce à Maria Vorontsova et Katerina Tikhonova, les deux filles nées de son mariage avec son ex-épouse Lyudmila Otcheretnaïa (anciennement Lyudmila Putina), aujourd’hui âgées de 39 et 38 ans ? A ses petits-enfants ? Ou bien à Vladimir et Ivan, ces deux fils qu’il aurait eus dans le plus grand secret avec l’ancienne championne olympique de gymnastique Alina Kabaeva ? Ce jour-là, le mystère est encore entier. C’était avant qu’une enquête fracassante menée par Dossier Center (un média d’investigation fondé par l’oligarque et opposant au chef du Kremlin Mikhaïl Khodorkovski) ne soit publiée deux jours plus tard.
"Hourra ! Enfin un garçon !"… C’est ainsi que Vladimir Poutine aurait accueilli la naissance, dans une clinique suisse, d’Ivan – le plus âgé des deux enfants de 5 et 9 ans. La suite des événements relatés par Dossier Center donne à voir à quel point le dirigeant russe tiendrait à ce que cette partie de sa vie reste dans l’ombre : aucune trace des deux garçons dans les bases de données étatiques – ils vivraient sous couverture. Même leur date de naissance est une information que seuls les très proches détiendraient. Quant à leur quotidien, difficile d’imaginer plus "poutinien". Si les voyages se font en yacht ou avion privé (voire en train blindé), Vladimir et Ivan vivraient essentiellement reclus dans le gigantesque complexe présidentiel du parc national de Valdaï, une ville située dans la région de Novgorod, au nord-ouest de la Russie. Qu’il s’agisse de l’école ou du sport – natation, gymnastique voire hockey – leur entourage regorge de formateurs, de gouvernantes et de nounous (le tout, sous protection du FSO, le service fédéral de protection russe). Dossier Center décrit d’ailleurs une annonce pour un tuteur anglophone : préférence pour des candidats détenteurs d’un passeport sud-africain, examens médicaux préalables, interdiction de quitter le territoire du domicile… Le tout pour un salaire mensuel de 7 700 euros. Le prix pour garder un secret d’Etat.
L’ensemble des spécialistes sollicités par L’Express s’accordent sur un point : la vie de Vladimir Poutine se conjugue au conditionnel. De fait, si le chef du Kremlin entretiendrait (ou aurait entretenu, selon les versions) une relation avec Alina Kabaeva, d’après de nombreux titres de presse, celui-ci ne l’a jamais officialisée. Il n’a jamais reconnu non plus être le père d’Elizaveta Vladimirovna Krivonogikh, qui serait née, selon le média d’investigation Proekt, d’une liaison dans les années 1990 (démentie par le Kremlin) avec Svetlana Krivonogikh, une jeune femme qui finançait alors ses études à Saint-Pétersbourg en faisant des ménages. Même ses deux filles, nées de son mariage avec Lyudmila Putina, ont longtemps été tenues à l’écart de la vie publique – les rares clichés dévoilés durant leur enfance les montrant souvent de dos.
"Poutine est issu de l’école du KGB… Il est d’un tempérament réservé. Mais plus encore, il a construit son règne sur l’image d’un homme à part, une sorte d’icône laïque veillant sur la Russie", analyse Mark Galeotti, historien britannique spécialiste de la Russie et auteur prolifique (notamment We Need to Talk About Putin ou encore le récent Downfall : Prigozhin, Putin, and the New Fight for the Future of Russia). "Toute information susceptible de le ramener aux yeux de son peuple au rang de simple mortel saperait le mythe sur lequel il est assis." Il n’en a pas toujours été ainsi.
Quand Poutine imitait les hommes politiques américains
Début de l’année 2000, Vladimir Poutine, président par intérim depuis la démission de Boris Eltsine, est en campagne. On en sait peu, à l’époque, sur cet ancien officier du KGB, service de renseignement qu’il a brièvement chapeauté à la fin des années 1990. "Ses conseillers ont poussé pour qu’il se livre au grand public. A l’époque, il n’y avait pas lieu de faire de la rétention d’informations. Personne ne s’attendait à ce qu’il fasse long feu, c’était un pion. L’enjeu était simplement de faire élire le successeur naturel d’Eltsine", poursuit Mark Galeotti.
Poutine paraît très mal à l’aise lorsque quelqu’un essaie de mettre sa vie amoureuse ou ses enfants sous les feux de la rampe
C’est ainsi qu’est né l’unique livre autobiographique intitulé First Person, coordonné par trois journalistes russes issus du média Kommersant dont Natalia Gevorkyan, à qui le projet aurait été proposé en premier lieu par l’entourage de Boris Eltsine, et qui racontera une décennie plus tard dans Prisonnier de Poutine (un ouvrage co-écrit avec Mikhaïl Khodorkovski) avoir accepté à ses conditions. A commencer par celle de pouvoir poser n’importe quelle question au candidat. De sa mère pendant le siège de Leningrad à son père, son enfance, le KGB, jusqu’à son premier amour et un projet de mariage annulé… Au total, le maître du Kremlin aurait accordé plus de vingt-quatre heures d’interviews aux journalistes, comme l’a rapporté Natalia Gevorkyan, qui vit en France depuis plus de vingt ans, dans un entretien accordé au Point en 2016. "J’ai eu peur de me retrouver face à un officier du KGB fermé et incapable de s’exprimer, et j’ai rencontré un homme à l’aise et prêt à parler des heures jusque tard dans la nuit", décrivait-elle. "On a pu lui poser toutes les questions et, par la suite, il n’a rien modifié du texte qu’on lui a soumis. Avec le recul, je regrette de ne pas avoir assez insisté sur la période de sa vie à Saint-Pétersbourg, ses relations avec les milieux d’affaires et le maire de l’époque, Anatoli Sobtchak."
"Rétrospectivement, cet ouvrage était un reflet de l’américanisation de la politique russe post-guerre froide. Poutine imitait les hommes politiques américains qui publient régulièrement des livres lorsqu’ils font campagne pour un poste plus élevé. Si certains passages sont manifestement romancés, dans l’ensemble, le livre contient beaucoup d’éléments intéressants", analyse de son côté Andrew Weiss, vice-président pour les études russes et eurasiennes au Carnegie Endowment for International Peace, et auteur de Accidental Czar : The Life and Lies of Vladimir Putin. "Cependant, poursuit-il, Poutine lui-même a beaucoup changé au cours de son long mandat de président. Contrairement à Gorbatchev ou Eltsine, par exemple, Poutine a adopté la doctrine soviétique consistant à dissimuler les informations relatives à sa vie privée derrière un épais voile de secret depuis environ vingt ans. S’il est compréhensible que Poutine veuille créer autour de lui une image de tsar, il paraît aussi très mal à l’aise lorsque quelqu’un essaie de mettre sa vie amoureuse ou ses enfants sous les feux de la rampe."
Retour de flamme
Aujourd’hui, ce livre que le Kremlin mentionnait jusque sur son site il y a encore quelques années (Steven Lee Myers, ex-correspondant à Moscou du New York Times et auteur d’une biographie intitulée The New Tsar : The Rise and Reign of Vladimir Putin, le confirme) n’y figure plus. Selon l’enquête menée par le média Proekt sur le sujet en 2022, s’appuyant sur les dires de Natalia Gevorkyan, l’ouvrage aurait cessé d’être mentionné "après qu’un consortium international de journalistes d’investigation a publié une série d’articles connus sous le nom de Panama Papers en 2016. Poutine était l’un des principaux protagonistes de la publication – les journalistes ont découvert que le violoncelliste de Saint-Pétersbourg Sergueï Roldougine possédait un réseau de comptes offshore, probablement au profit de Poutine". Le fameux livre faisait en effet mention du personnage. Le Kremlin aurait-il été pris à son propre jeu ?
D’autres ouvrages ont fini aux oubliettes. A commencer par les deuxième et troisième volumes d’une biographie pensée en trois tomes, signée Oleg Blotsky, un journaliste militaire et officier à la retraite. En 2002, à l’époque de la publication du premier tome (Vladimir Poutine, l’histoire d’une vie), Le Monde s’attarde sur l’image projetée d’un "héros positif proche du peuple, homme fort d’origine modeste, prêt à en découdre avec quiconque chercherait à le contrarier". Mais la situation se gâte au moment de la parution des deux autres tomes. "Même si Blotsky était sous le charme de Poutine, l’image qui ressortait des deux derniers tomes n’était pas très reluisante pour lui. Principalement parce qu’ils contenaient une interview de Lyudmila, son épouse, qui critiquait involontairement son mari… Ironiquement, le Kremlin avait autorisé Blotsky à s’entretenir avec de nombreux proches de Poutine. Mais ils ont été déçus du résultat, alors ils se sont arrangés pour compliquer la parution de deux autres tomes. Aujourd’hui, il est très difficile de trouver l’œuvre de Blotsky en Russie", explique Mikhaïl Rubin, l’un des coauteurs de l’enquête réalisée par Proekt et boursier à l’université Stanford, aux Etats-Unis. Mais ces tacites lignes rouges sont loin de concerner le seul monde des livres. "Si vous voulez faire fermer votre journal en Russie, le meilleur moyen est de parler de la vie privée de Poutine", nous glissait justement l’un de nos interlocuteurs…
"On dirait qu’il n’aime vraiment pas les gens"
Nous sommes en 2008, courant du mois d’avril. Vladimir Poutine donne une conférence de presse en Sardaigne aux côtés de son "ami", le Premier ministre italien Silvio Berlusconi. Place aux questions : une jeune journaliste russe interroge le chef du Kremlin sur sa relation supposée avec Alina Kabaeva – le Moskovski Korrespondent, un tabloïd russe détenu par le magnat Alexander Lebedev, a suggéré quelques jours plus tôt dans un article que Vladimir Poutine aurait secrètement divorcé de sa femme, Lyudmila, et s’apprêterait à épouser la jeune championne olympique. "Il n’y a pas un seul mot de vérité dans ce que vous avez dit", répond-il à son interlocutrice. "J’ai toujours réagi négativement à ceux qui, avec leurs nez morveux et leurs fantasmes érotiques, rôdent dans la vie des autres." Voilà pour le son. Quant à l’image, une archive vidéo de l’événement montre également Silvio Berlusconi visant la tête de la journaliste en faisant mine d’appuyer sur la gâchette d’une arme à feu. Comprendre que la limite a été franchie. Le Moskovski Korrespondent, quant à lui, verra sa publication suspendue moins de quarante-huit heures plus tard, officiellement pour des raisons "financières". Le divorce entre Vladimir Poutine et Lyudmila sera conjointement annoncé cinq ans plus tard, timing et média choisis. Rideau.
Quand on interroge Mikhaïl Rubin sur la mise sous clé de la vie privée du chef d’Etat, le journaliste décrit un personnage aux antipodes du modèle de société qu’il prône. "Poutine n’est pas quelqu’un de traditionnel. Il a eu des liaisons, une fille hors mariage, comme l’a révélé Proekt dans une enquête – et ce, durant son premier mandat. Mais surtout, et c’est très important, ses proches sont très riches. Poutine leur a offert des appartements, des postes importants dans de grandes entreprises… Sa vie personnelle est baignée de corruption. Il a tout intérêt à ce que la presse ne fouine pas dans ses affaires personnelles."
"On ne saura sans doute jamais avec certitude combien Poutine a d’enfants, qui est sa compagne, s’il en a une, abonde de son côté Steven Lee Myers, du New York Times. Je crois qu’au fond, au-delà des enjeux d’image, de politique, ou de sécurité, l’une des raisons qui expliquent tout ce mystère est aussi un profond manque d’empathie. De tous les dirigeants que j'ai approchés, Poutine est sans doute le moins politique : on dirait qu’il n’aime vraiment pas les gens. Il n’a pas envie de partager quoi que ce soit avec son peuple."
La délicate question de sa succession
Poutine le mystérieux, Poutine le froid et inquiétant leader… Et si tous ces secrets participaient du mythe ? "Le personnage de Poutine a été créé de toutes pièces, juge Andrew Weiss, du Carnegie Endowment for International Peace. Lorsqu’il a été nommé à la tête de la Russie en 1999, les propagandistes du Kremlin ont essayé de le transformer en une version russe de Schwarzenegger. Ils voulaient créer un contraste très fort avec Eltsine, qui était alcoolique et faisait constamment des choses embarrassantes en public."
Le problème des secrets, c’est qu’ils nourrissent les spéculations… Nombre de commentateurs ont ainsi tenté d’analyser le sens de la participation des deux filles du président russe, Maria et Katerina (aujourd’hui sous sanctions des Etats-Unis et de l’Europe), lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg qui s’est tenu en juin dernier, alors que celles-ci se font d’ordinaire plutôt rares dans la vie publique. Fallait-il y voir le signe d’un plan de succession ? A l’heure où les interrogations sur l’après-Vladimir Poutine se multiplient, quel rôle pourraient jouer quant à eux les deux fils qu’il aurait eus avec Alina Kabaeva ? "Au vu de l’âge des deux garçons dont Dossier Center rapporte l’existence, Poutine mourra avant qu’ils ne soient en âge d’entrer en politique. Une succession de sang me semble totalement improbable. Et pour être franc, je crois qu’il ne pense pas une seconde à celui qui lui succédera", juge Mark Galeotti.
Andrew Weiss rappelle cependant qu’en Russie, le népotisme et le manque de confiance dans les institutions sont des aspects importants de la vie politique. "Les Russes ont tendance à faire davantage confiance aux individus, aux personnalités et à leurs familles qu’à l’Etat en tant que tel. Poutine lui-même n’a pas hésité à nommer des membres de la famille de certains de ses amis proches lors du dernier remaniement gouvernemental. Mais il est trop tôt pour dire qui le remplacera. Ce n’est pas un hasard si Poutine n’a encore jamais nommé de successeur. Dès qu’il le fera, il passera pour un vieux canard boiteux."